— Que vous êtes belle, Maggy, et combien j’aime cette simplicité de toilette qui vous différencie de toutes ces poupées couvertes de bijoux et de dentelles ; vous êtes la reine de cette soirée, ma jolie fiancée, et je voudrais…
— Voilà un nouveau défaut français que je ne vous connaissais pas ; vous faites des compliments, Robert… En Amérique, compliments et fadaises sont synonymes.
— Parce que les Américains n’ont pas le temps, Maggy, mais moi, dont tout le temps, depuis hier, a été consacré à penser à vous, je ne connais pas votre proverbe Time is money.
— Vous savez que ce matin même, j’ai télégraphié à père.
— Pour lui dire que vous renonciez à traverser la Chine ?
— Mais non, dit-elle en souriant, ce projet-là est immuable, vous savez bien, mais je l’ai avisé que vous la traverseriez avec moi… je lui ai dépeint aussi brièvement que j’ai pu votre personne et ne lui ai parlé que de votre qualité d’ingénieur.
— Votre père, sans doute, n’aurait pas approuvé l’autre…
— Je le crains, car je l’ai souvent entendu dire que le régime parlementaire en France était le régime du bavardage à vide, que votre président, n’ayant aucune influence, aucun pouvoir, aucune responsabilité, était un soliveau dont vous étiez les grenouilles…
— Pas aimable, sir Wishburn et dans ces conditions, je ne suis pas fâché d’avoir une autre corde à mon arc.
— Celle-là vous sauvera, en effet, car mon père ne met rien au-dessus de l’ingénieur, surtout si l’ingénieur voit grand… Aussi, j’ai compté que dans notre traversée de Yang-Tsé, vous trouveriez quelque part le projet d’un pont d’une seule arche, d’un aqueduc monstre ou d’un chemin de fer à crémaillère audacieux : rapportez-lui quelque chose dans ce genre-là, vous le séduirez tout à fait et ce ne sera pas le moindre résultat de notre expédition.
— Décidément, vous allez la parer de tant d’avantages, cette expédition, que je regretterais maintenant de vous en dissuader.
— Miss Maggy, interrompit M. Dimoff en s’avançant, permettez-moi de vous présenter S.E. l’amiral Edouard Mac Dugall, ambassadeur de Sa Majesté le roi d’Angleterre.
L’officier qui s’inclinait profondément devant la jeune fille était un homme très grand, mince, sec, au visage entièrement rasé, aux épais cheveux blancs coupés court.
— J’ai sollicité de M. Dimoff le très grand honneur d’être présenté à miss Wishburn dont le nom est si remarquablement apprécié en Angleterre.
— Mon neveu, ajouta-t-il en démasquant un jeune lieutenant de vaisseau, sir Georges Ewarts, sera fort honoré également d’être admis à vous présenter ses hommages.
L’arrivée de Maggy avait fait sensation.
C’est en vain qu’elle s’était flattée de n’être connue de personne ; le nom qu’elle portait était un véritable miroir vers lequel convergeaient déjà de nombreuses alouettes. M. Dimoff était entouré comme certes il ne l’avait jamais été, par tous les danseurs jeunes et vieux, russes ou étrangers, qui sollicitaient une présentation.
A tous, la jeune fille faisait le même salut, correct, froid, un peu hautain qui lui avait valu, à Paris, quelques piquants épigrammes colportés sous le manteau par les soupirants évincés.
Tous ne devaient pas être accueillis cependant d’une façon aussi glaciale et les curieux qui, de divers points du salon, observaient avec curiosité la jeune fille, la virent soudain tendre la main, avec la plus franche cordialité à un Russe déjà âgé, portant les épaulettes d’aide de camp de l’empereur et décoré de la croix de Saint-Georges.
— Son Excellence le général Popoff, avait dit M. Dimoff en le présentant.
— Mademoiselle, je ne danse pas, dit le vieil officier ; je ne danse plus, reprit-il d’une voix quelque peu mélancolique et depuis de longues années, c’est aujourd’hui la première fois que je le regrette.
— Général, sourit Maggy, ne regrettez rien, car mon dessein était de consacrer à la causerie le temps que nous aurions pu passer à la valse et vous feriez le plus grand plaisir à M. Hardy et à moi en vous laissant interviewer.
— Une interview, mademoiselle, vous n’y songez point ; tout ce que je pourrais vous raconter sera sans intérêt pour vous ; ignorez-vous que depuis vingt ans, la confiance de Sa Majesté l’empereur m’a conservé le poste de ministre des Affaires d’Asie et que depuis lors je ne suis plus en relations officielles ou privées qu’avec des Chinois ou des Jaunes ?
— Précisément, général, c’est du Pays jaune que je voudrais causer avec vous. M. Hardy, lui aussi, s’est beaucoup occupé de la question asiatique au Parlement français…
— Je sais, répondit le général, ceci rentre dans mes attributions et je me rappelle avoir lu un discours de M. Hardy dénonçant éloquemment à la tribune ce qu’il appelait le Péril jaune.
— Eh bien ! général, qu’en pensez-vous ? Y croyez-vous ?
— Mon Dieu, mademoiselle, vous le savez, nous avons nié le Péril japonais, puis nous avons été obligés d’y croire malgré nous. En ce moment, l’état de faiblesse où se trouve l’empire, la nécessité de panser nos blessures, de nous réparer par le travail et par la paix, nous font estimer que notre ancien adversaire doit désirer cette paix autant que nous.
— Veuillez ne voir dans mon objection rien de désobligeant pour votre grand pays, mon général, fit à son tour le jeune député, mais étant donnée l’extraordinaire vitalité des Japonais, l’aide financière que leur ont prêtée l’Amérique et l’Angleterre et le surplus de sa population, je le crois déjà prêt pour de nouvelles luttes. Mais, ce n’est pas tant de lui que je veux vous parler que de la Chine. Jamais, paraît-il, les sociétés secrètes n’y ont été aussi actives qu’en ce moment ; la dynastie mandchoue y est très menacée, dit-on… et il semble difficile de nier qu’une sérieuse effervescence y règne en ce moment.
— Hum ! fit le général en tordant sa moustache blanche, il y a toujours eu des sociétés secrètes en Chine ; elles se déchirent et se dévorent entre elles.
— Ne pourraient-elles s’entendre contre l’étranger ?
— Il faudrait, pour cela, une influence extraordinaire, la présence et l’action d’un homme véritablement énergique, d’un novateur comme Mutsu Hito. Si l’empereur japonais qui nous a porté de si rudes coups vivait encore, je pourrais croire à son action pour réunir la Chine et le Japon dans une menace offensive pour la race blanche ; mais son successeur est un enfant doté d’un conseil de régence et de ministres sans grande envergure.
— Et l’empereur chinois ?
— Oh ! celui-là, c’est un efféminé, avide de plaisirs, entièrement soumis aux influences du harem ; il n’y a rien à craindre de ce côté…
— Mais enfin, dit Maggy avec une nuance d’impatience dans la voix, la Chine achète pourtant des armes en ce moment.
— Pas que je sache, répondit le général.
— Alors, laissez-moi le plaisir de vous l’apprendre, général, les Chinois viennent de faire de grosses commandes de fusils livrables dans cinq mois, à Tchong-King.
— Sur le Yang-Tsé ?
— Parfaitement.
— C’est extraordinaire, murmura le général Popoff, nous n’avons aucun indice pouvant faire prévoir des velléités d’armement ; nous sommes informés que de forts rassemblements chinois ont lieu, en ce moment, dans les provinces de Sé-Tchouen et du Chen-Si, mais il s’agit, nous le savons, d’un pèlerinage bouddhiste qui partira dans quelque temps pour Lhassa par l’itinéraire habituel du Tsaïdam, et ces pèlerinages n’ont rien qui puisse nous alarmer.
— Je suis pourtant sûre de la commande d’armes que je vous signale, général, insista Maggy.
— Je ne la mets nullement en doute, mademoiselle, mais ce que je puis encore vous dire dans la note optimiste, c’est que nous avons reçu du gouvernement chinois, la semaine dernière, l’acquiescement officiel aux préliminaires du traité d’arbitrage que nous négocions avec lui. Ce traité signé complétera la glorieuse série de ceux que les nations de l’Europe ont conclu entre elles, et dès lors, comment voulez-vous croire à la guerre ?
« La guerre, reprit le général en s’animant, mais je la nie, mademoiselle, elle est supprimée. Par le mécanisme si simple du tribunal permanent de La Haye, tout conflit, toute menace de rupture est écartée. Ah ! si nous avions eu un traité d’arbitrage avec le Japon !
Le vieux général soupira profondément : les théories pacifistes, les douces rêveries de fraternité universelle, d’union entre les peuples, de désarmement général, étaient ses thèses favorites, et Robert reconnaissait avec stupeur, dans la bouche de cet homme voué au métier des armes, les théories et les utopies qu’il avait entendues jaillir du clan socialiste et antimilitariste français.
Les ennemis du général Popoff disaient qu’il ne devait la confiance persistante du tsar qu’à cette douce manie de prôner à tout propos les idées d’arbitrage de son auguste maître.
La clairvoyance du ministre d’Asie avait pourtant été mise à une rude épreuve.
Chargé d’étudier spécialement les rapports entre l’empire et les peuples d’Extrême-Orient, il avait, jusqu’au dernier jour, jusqu’en février 1904, nié la possibilité de la guerre russo-japonaise.
Eclipsé un moment par la force des événements, il avait survécu à la tourmente, et aujourd’hui, avec plus de force que jamais, il avait repris sa vieille chanson de la paix universelle.
Robert ne put l’entendre sans impatience plus longtemps.
— Enfin, mon général, est-ce également l’avis des gouverneurs des provinces limitrophes de la Chine ?
— Leurs avis sont partagés : ainsi, le général Karlow, qui commande à Tachkend, prétend que les sociétés secrètes chinoises sont très remuantes. Il me l’a fait écrire récemment par ma nièce.
— Karlow, reprit Maggy, mais il me semble que ce nom…
— Oh ! dit le général, le comte Karlow est très connu ; c’est lui qui est allé à Lhassa ; il a eu, au Thibet, avec le Grand Lama, une série d’aventures extraordinaires, aventures qui se sont merveilleusement terminées pour lui, car il a épousé la fille du comte Néladoff et, comblé de faveurs par Sa Majesté, il est actuellement gouverneur de la province de l’Asie centrale.
— Parfaitement, dit Robert, je me souviens aussi, c’est lui qui a utilisé le ballon dirigeable du commandant français Braive 5.
— Et vous disiez, général, que votre nièce était actuellement chez la comtesse Karlow ?
— Oui, mademoiselle : c’est la fille unique de ma sœur, ma pauvre petite Maroussia.
« Elle a été cruellement éprouvée : son père, le colonel Birileff, a été tué dans les premiers combats au passage du Yalou ; son frère André a trouvé la mort dans l’explosion du Pétropaulowsk ; son fiancé enfin, un jeune officier de la plus grande valeur, a disparu à Moukden, après la bataille du Cha-Ho, enlevé par des Toungouses, ces bandits mandchouriens qui nous ont fait tant de mal pendant cette guerre : il a dû périr torturé dans quelque désert… C’est affreux !
« Sa mère étant morte de chagrin après tous ces deuils, Maroussia s’est trouvée seule, sans autre parent que le vieil oncle qui vous parle. Nous étions très liés avec les Néladoff. Tous les ans donc, Maroussia passe l’hiver à Tachkend, chez le général Karlow.
« Elle y est en ce moment et je ne tarderai sans doute pas à aller la rechercher, car je lui ai promis de la ramener moi-même cette année à Saint-Pétersbourg.
Soudain, le général s’interrompit, et comme s’il eût rattrapé au vol une question qui le hantait depuis un instant.
— Vous m’avez affirmé tout à l’heure, mademoiselle, que les Chinois s’armaient… Avez-vous quelques données numériques sur la valeur de cet armement ?
— Oui, général, en ce qui concerne les fusils automatiques, je sais qu’ils en ont fait une commande de cinq millions…
— Cinq millions !
Et le général, qui s’était laissé aller sur un moelleux divan, se leva comme si un ressort l’eût actionné, prit congé et se perdit dans la foule.
On l’entendit siffler à plusieurs reprises en hochant la tête :
— Cinq millions ! quelle plaisanterie !
Quelques instants après, il était en conversation animée avec le général Sakkaroff, chef d’état-major général.
— Il y a, dans l’histoire de cette petite Maroussia, un détail intéressant, et dont son oncle a omis de vous parler, fit M. Dimoff, qui avait rejoint depuis quelques instants le jeune couple. Ce n’est pas seulement pour le plaisir d’aller villégiaturer dans les solitudes du Turkestan que Mlle Birileff s’exile ainsi chaque hiver ; c’est parce qu’un monsieur, présent ici, lui en rendait le séjour odieux par ses assiduités aussi tenaces que déplacées.
Et le banquier montrait du regard le lieutenant de vaisseau, neveu de lord Mac Dugall, qui bostonnait avec une femme d’un certain âge, couverte de bijoux.
— Racontez, fit Maggy ; ce monsieur m’est déjà antipathique sur simple présentation ; si votre récit ajoute à cette impression, tant pis pour lui.
— Oh ! c’est très simple : sir Georges Ewarts a croqué depuis cinq ans déjà une très jolie fortune, et il en est réduit aujourd’hui aux expédients. Il a suivi son oncle en Extrême-Orient, puis dans la Méditerranée quand l’amiral commandait l’escadre.
« Or, à Tokyo comme à Hong-Kong, au Caire comme à Malte, à Paris comme à Londres, il a laissé partout la même réputation : joli garçon, spirituel mais noceur, peu charitable envers le prochain, très infatué de sa personne, peu scrupuleux même, car je me suis laissé dire qu’il n’hésitait pas, pour amasser la forte somme, à se lancer dans des affaires d’achat et de revente d’armes qui sont plutôt le fait d’un forban que celui d’un gentleman. C’est ainsi qu’il est actuellement à la tête d’une espèce de comptoir installé à Calcutta et d’où rayonnent des envois d’armes, aussi bien à vos ennemis les Siamois qu’à nos propres ennemis les Chinois. Or, avouez, miss, vous qui précisément parliez d’achats importants de fusils faits par ces derniers, que c’est là un commerce à laisser en ce moment aux gens sans patrie et sans scrupule.
La jeune fille avait pâli légèrement ; elle demanda :
— Je croyais que ce monsieur était officier de marine ?
— Il est en congé, un congé de trois ans qui lui permet précisément de se livrer à son singulier commerce.
— Et vous dites qu’il est à la recherche de la grosse dot ?
— Oui, miss, une affaire comme une autre, et Maroussia étant jeune, riche, très riche même, vous comprenez…
— Il n’a pas eu de succès près d’elle comme prétendant ? demanda Robert. Cette jeune Russe est donc inconsolable !
— Vous avez dit le mot, cher monsieur.
— Et elle a raison de l’être, fit Maggy d’un ton pénétré, si pareil malheur m’arrivait, rien ne me ferait plus quitter le deuil.
Robert sentit son cœur battre avec violence devant cette affirmation passionnée. Cette phrase dite simplement, mais nettement, lui révélait une Maggy si différente de l’Américaine des affaires et des trusts, qu’il eût voulu se jeter à ses genoux pour lui dire l’intime et profonde joie dont il se sentait inondé.
Il la remercia d’un regard qui pénétra la jeune fille jusqu’au fond de l’âme, et il allait laisser jaillir de son cœur le mot de tendresse qui compléterait ce regard, lorsque soudain le visage de l’Américaine redevint de marbre.
Robert Hardy se retourna : sir Georges Ewarts s’inclinait profondément devant la jeune fille.
— Miss Wishburn voudra-t-elle me faire la grâce de m’accorder une valse ? dit le lieutenant de vaisseau.
Il s’était exprimé en anglais, avec un certain accent de préciosité.
— Non, monsieur, je ne danse pas ce soir, répondit, en français et sur un ton sec, la jeune Américaine.
— Puis-je espérer alors que j’aurai l’honneur d’être agréé la semaine prochaine au bal de la cour ?
— Pas davantage, je pars jeudi prochain pour Tachkend.
Malgré son flegme, le jeune officier rougit légèrement, salua et se perdit dans la foule.
— Eh bien ! fit la jeune fille, je connais ce regard-là : ce monsieur a des yeux qui cherchent la dot et ne voient pas la femme…
« M. Dimoff, ajouta-t-elle, en regardant son fiancé, je suis lasse de tout ce monde de convention, ramenez-nous dans votre serre. Je veux revoir vos lilas blancs !…
4 Domestique qui remplit l’emploi jadis dévolu aux Suisses dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles.
5 Lire Ordre du Tsar, du même auteur.