Sous la douce influence des mets savamment préparés et grâce à la généreuse chaleur du Pomard, le banquier était intarissable. Anecdotes sur l’Asie, sur la dernière guerre, sur la construction des chemins de fer, sur le monde de la cour et de la ville, il était documenté sur tout ce qui était la vie mondaine et le milieu des affaires en Russie.
Il aurait certainement tenu sous le charme de sa conversation tout autre que les convives gravement préoccupés, qui, par politesse, faisaient semblant de s’intéresser à ses récits.
Robert surtout était sombre ; ce voyage à travers l’Asie : quelle folie ! et puis quel moment choisissait-elle pour l’effectuer ? Celui où tous les renseignements concordaient à montrer le Monde jaune en ébullition, où la commande d’armes faite à sir Jonathan Wishburn venait corroborer les renseignements que lui avait envoyés le mois précédent son oncle Mgr Périgoux, l’évêque de Sé-Tchouen.
En envoyant ce télégramme à sa fille, le milliardaire traitait évidemment sa fille en associée, sachant qu’il pouvait s’en rapporter à elle pour mener au mieux des intérêts de la maison Wishburn la grosse affaire qu’il avait en vue, mais il fallait que cet Américain, s’il aimait vraiment cette fille unique, eût l’entendement obstrué par la constante préoccupation des affaires, pour laisser une femme, une jeune fille, s’engager dans un voyage de trois mois au milieu de populations en effervescence.
Un instant, le jeune homme conçut l’idée d’envoyer à San Francisco une longue dépêche pour éclairer le père de Maggy sur les dangers qu’elle pouvait courir, mais ce procédé eût été déplacé avec la créature fière et indépendante qu’était la jeune Américaine.
De plus, de quel droit, de quel nom signerait-il cette dépêche ?
Sir Jonathan ne connaissant pas le signataire la jetterait au panier.
Mieux valait essayer de convaincre Maggy elle-même.
Le dîner semblait interminable au jeune homme ; par instants et machinalement, il répondait aux toasts de plus en plus nombreux que son hôte portait indistinctement à la France, à la Chambre, à la maison Wishburn, à l’ambassadeur et à tous les Français présents et à venir qui lui feraient l’honneur de venir sous son toit.
Le banquier enfin se leva : il était légèrement congestionné.
— Nous pourrions fumer un cigare dans la serre, si miss Maggy n’est pas incommodée par l’odeur du tabac.
— Mais pas du tout, protesta la jeune fille ; je n’ai pas, comme tant de jeunes filles américaines ou russes, pris goût à la cigarette, mais son odeur ne me gêne nullement.
Enchanté de cette autorisation, M. Dimoff s’installa confortablement dans un large fauteuil près d’un buisson de camélias. Miss Mary Krockett avait, comme d’habitude, demandé la permission de se retirer ; la chaleur un peu humide de la serre, le parfum pénétrant des fleurs ne devaient pas tarder à agir sur le banquier ; après deux dernières anecdotes un peu plus confuses que les précédentes, il parut s’abandonner à une douce somnolence.
Maggy et Robert étaient restés debout, admirant l’harmonie qui résultait du mélange artistique de toutes ces plantes, triomphe des jardiniers de la Russie du nord, dont la supériorité est incontestée pour la création des serres.
Les deux jeunes gens, d’abord silencieux, s’étaient machinalement éloignés de M. Dimoff, lorsque son silence le leur avait montré passant insensiblement, de l’état de veille à l’état de sommeil, et ils se trouvaient maintenant tout au bout de la serre, près des grands arbustes de lilas blanc, dont les fleurs retombaient autour d’eux en grappes grêles et parfumées.
Robert rompit le premier le silence :
— Miss Maggy, dit-il d’une voix grave, voulez-vous me permettre de vous adresser une prière ?
— N’allez pas plus loin, M. Hardy, fit la jeune fille en souriant ; votre prière, je la connais : elle consiste à m’empêcher de faire ce voyage en Chine.
— Vous lisez en moi… Eh bien ! oui, je vous supplie d’y renoncer.
— Vous savez à quel point je tiendrais à vous faire plaisir, M. Hardy ; eh bien ! ne me demandez pas cela, voulez-vous ?
— Mais pourquoi ? C’est un voyage d’exploration et non un voyage d’agrément : les déserts qui s’étendent entre la frontière russe et les premières provinces peuplées de la Chine sont peu connus ; ce n’est vraiment pas, croyez-moi, l’affaire d’une jeune fille.
— D’une jeune fille française, peut-être, mais nous autres, Américaines, nous ne redoutons pas les voyages, vous le savez ; et s’ils comportent un peu de danger, c’est un piment de plus pour nous décider à les entreprendre. Prenez-vous-en, d’ailleurs, à M. Hourst, celui de vos compatriotes qui a remonté le Yang-Tsé ; c’est lui qui, par ses descriptions enthousiastes, m’a donné l’idée de proposer à mon père le retour par cette voie.
— M. Hourst avait une canonnière ; il était couvert par le drapeau français, il pouvait à la rigueur se défendre ; tandis que vous… songez-vous aux fatigues, aux dangers, aux périls de toutes sortes qui vous attendent ?
— Vous vous exagérez tout cela, et puis vous perdez de vue l’affaire que mon père me confie ; savez-vous qu’elle est de première importance ? Je calculais dans la journée ; c’est une livraison de 28 à 30 millions de dollars, avec bénéfice net de 60 %, parce que nous fabriquons nous-mêmes : avouez que la chose vaut le voyage.
— Ah ! miss, miss Maggy, le démon des affaires vous tient-il à ce point que vous subordonniez tout à l’espoir d’un gain nouveau ? Qu’est-ce que cette goutte d’eau ajoutée à l’océan de la fortune paternelle ?
— Vous vous méprenez, fit-elle, ce n’est pas pour augmenter cette fortune que je veux agir, c’est pour réussir une affaire, une belle affaire : il y a là un charme que vous autres, Latins spéculatifs et rêveurs, vous ne comprenez peut-être point.
— C’est vrai, je ne comprends point.
— Mais pour vous prouver que je ne suis point la business woman que vous supposez, sachez que mon voyage a un autre but, que mon père lui-même ne soupçonne pas et qui est même tout le contraire d’une fructueuse opération.
Il y eut un silence ; la jeune fille avait été sur le point de parler ; elle sembla se raviser et, l’air décidé :
— Plus tard, je vous ferai part de mon projet ; il n’est pas encore mûr, mais celui-là aura votre approbation, j’en suis sûre d’avance.
— Alors, miss Maggy, fit tristement le jeune homme, il ne faut plus insister… il faut vous laisser partir.
Elle le regarda un instant sans répondre, puis, détachant une branche de lilas qu’elle se mit à égrener :
— Mais oui, fit-elle lentement, il faut me laisser partir : et vous, il vous faut retourner à la Chambre où vous n’avez pas le droit de laisser votre place vide et où d’autres succès vous attendent.
— Tout cela ne compte plus, murmura-t-il.
Et, les yeux perdus dans les massifs de fleurs, il se tut.
M. Dimoff était toujours plongé dans un assoupissement béat, et de temps en temps un point d’orgue marquait le jeu régulier de sa respiration.
La jeune fille s’était étendue dans un rocking-chair et feuilletait nerveusement un album de timbres rares, une des luxueuses fantaisies du banquier.
Le jeune homme revint vers elle et, d’une voix pénétrante qui tremblait légèrement :
— Miss Maggy, fit-il, si je vous demandais de vous accompagner dans ce voyage, que penseriez-vous de moi ?
— Vous ? fit-elle, mais à quel titre ?
— N’en ai-je donc aucun auprès de vous, et me suis-je à ce point aveuglé ?
Il n’acheva pas ; la jeune fille était debout et lui tendait les deux mains.
— Voilà qui est bien, Robert, fit-elle, et voilà ce que j’attendais de votre caractère franc et loyal… Aussi je vous réponds de même : le titre qui seul autoriserait votre présence auprès de moi dans ce voyage, je vous permets de le prendre.
— Alors, fit-il, haletant… c’est vrai, vous m’aimez, Maggy ?
Ce fut à voix basse qu’il articula ce mot qui le grisait d’un bonheur indicible.
— Oui, c’est vrai, Robert, fit-elle d’une voix chaude et pénétrante : le jour où je vous ai vu supérieur à tous ces hommes du Parlement français, les dominant de toute votre honnêteté et de la puissance de vos convictions, ce jour-là vous m’avez conquise ; j’avais rêvé de rencontrer dans mes voyages un homme droit, un homme de caractère ; j’avais rêvé d’aimer cet homme et d’en faire le compagnon de ce long voyage qu’est la vie. Je vous ai vu et, du premier coup, j’ai reconnu l’idéal qu’avait forgé mon âme ; aussi j’avais projeté, dès mon retour à San Francisco, de faire part à mon père de ce sentiment qu’il n’aurait pas désapprouvé, car il m’aime. Il vous aurait donc prié de venir et j’aurais su par votre réponse si vous aviez conservé de nos quelques rencontres un souvenir durable. Voici quelle était ma pensée le jour où vous êtes venu me dire adieu à la gare.
Robert écoutait la jeune fille avec ravissement.
— Maggy, fit-il, je crois rêver : tout ce qui m’arrive est si imprévu, si plein d’un charme étrange… et ce titre que vous m’autorisez à prendre me remplit d’un bonheur tel, que j’ai peur de le voir s’évanouir tout d’un coup…
— Seulement, fit la jeune fille, ce titre de fiancé, il faut qu’il soit ratifié par mon père ; je vais vite lui écrire : il serait incorrect de ne pas l’aviser de suite… Mais j’y pense, ajouta-t-elle soudain avec une sorte d’effroi, et la Chambre ?… Votre siège de député ?… Savez-vous que je ne veux pas que vous l’abandonniez ?
— Ce n’est pas un obstacle ; je demanderai un congé : rien, d’ailleurs ne pourrait m’empêcher désormais de vous accompagner, puisque vous m’en donnez le droit, fit-il en l’enveloppant d’un regard d’infinie tendresse.
La jeune fille baissa les yeux sous ce regard que miss Krockett eût condamné comme une émanation diabolique, et d’une voix enjouée :
— Je crois que M. Dimoff se réveille, fit-elle.
Le banquier venait de faire, en effet, un léger mouvement ; il ouvrit soudain les yeux et se leva avec un empressement comique.
— Oh ! mademoiselle, grasseya-t-il, il me semble qu’il m’est arrivé de m’assoupir quelque peu… J’ai eu beaucoup de travail cet après-midi.
— Mais vous êtes tout excusé, fit la jeune fille ; croyez bien que ni mon fiancé, ni moi, ne vous en voulons…
Le gros homme écarquilla les yeux d’un air effaré.
— M. Robert Hardy votre fiancé ! fit-il, mais… je ne savais pas… je n’avais pas compris…
— Vous ne pouviez pas savoir ; c’est très récent, dit Maggy, cela date de quelques minutes.
— Pendant que je dormais, s’écria M. Dimoff, sur le ton de la plus comique surprise… Mais alors, c’est peut-être une très bonne inspiration que j’ai eue là de m’assoupir.
Les jeunes gens souriaient d’un air heureux, et le banquier se sentit tout réchauffé au contact de ce jeune bonheur.
— Holà ! s’écria-t-il, puisque je suis complice, qu’on apporte du champagne, je veux au moins boire à cette joie inespérée qui vient d’éclore sous mon toit !
Et cette joie devait lui tenir énormément à cœur, car il sut encore, malgré l’heure avancée, varier à profusion ses formules de toasts, trouvant à chaque instant un nouveau prétexte à lever sa coupe en l’honneur des fiancés.
Comme Robert montrait peu d’aptitudes à lui rendre raison, l’excellent homme conclut que les Français, au milieu de qualités incontestables, manquaient d’une vertu essentielle : ils ne savaient point boire.
Après quoi les jeunes gens prirent congé, car le domestique bien stylé qui remontait M. Dimoff dans sa chambre à coucher les jours de toasts, se montrait discrètement à la porte de la salle à manger.
* * *
L’ambassadeur de France était un homme d’une soixantaine d’années ; lourd, massif, un peu ventru, il s’inclinait sans grâce devant ses hôtes, fâcheusement doublé d’une femme petite, commune et replète, dont le teint couperosé disparaissait sous une épaisse couche de blanc.
Robert le connaissait bien pour l’avoir rencontré dans les couloirs du parlement, sénateur famélique, farouche garde du corps du ministère quel qu’il fût, perpétuellement en quête d’un poste lucratif.
Depuis deux ans déjà il était à Saint-Pétersbourg et la chronique malveillante fourmillait à son sujet d’anecdotes peu flatteuses pour notre universelle réputation de goût, de tact et de générosité.
Les salons de l’ambassade, cependant rarement ouverts, étaient remplis ce soir-là ; diplomates russes sanglés dans leurs redingotes brodées, ministres étrangers chamarrés d’ordres et de croix, officiers en grande tenue avec leurs hautes bottes vernies et leur écharpe brodée, tous ces uniformes scintillaient sous les feux des lampes électriques.
Presque seul en habit noir, Robert avait pu trouver dans un magasin une écharpe tricolore et l’avait arborée sur la blancheur du plastron ; déjà il s’était fait présenter à tout le personnel de l’ambassade et avait pu remarquer, sous le sourire stéréotypé de l’homme politique, que sa présence n’avait rien d’agréable pour l’ambassadeur, lorsque Maggy entra suivie de M. Dimoff.
La jeune fille portait une toilette blanche très simple en mousseline de soie, sans autre ornement qu’un tour de cou formé d’un seul rang de perles merveilleusement choisies, toutes semblables de forme et de grosseur. Pas une fleur, pas un bijou n’ornait son opulente chevelure blonde relevée très haut et simplement maintenue par un peigne d’écaille.
Derrière elle, M. Dimoff, dans l’uniforme brodé des conseillers du ministère des Finances, arborait, sur un plastron aux énormes boutons de diamant, la plaque rutilante du Christ de Portugal.
La jeune fille s’inclina en une gracieuse révérence devant l’ambassadrice fort empêchée de lui répondre et prit aussitôt le bras de Robert, qui s’était avancé avec empressement au-devant d’elle.
— Quel bonheur de vous retrouver ici, dit-elle ; je n’y connais personne, personne ne me connaît, et nous allons pouvoir causer presque aussi commodément qu’hier sous les lilas.