4.-1

2001 Words
4.Par le Transcaspien Votre indulgent silence, mademoiselle, m’a valu le titre envié de correspondant de l’Eclair. Du fond du cœur, je vous remercie d’avoir permis qu’un rayon de votre charme s’égarât sur le reporter indiscret, et lui portât bonheur. Mon journal, ayant appris que M. Robert Hardy entreprenait un voyage pour se documenter sur le Péril jaune, m’a chargé de m’attacher à ses pas, et en arrivant à Saint-Pétersbourg, je viens à vous comme à la bonne fée qui mettra entre mes mains le fil conducteur me guidant vers lui. Oserais-je solliciter la faveur d’être reçu ? Luc Harn. A la carte-correspondance sur laquelle étaient tracées ces quelques lignes fermes et largement espacées, était joint un numéro de l’Eclair ; sur ce journal étaient mentionnés le départ du jeune député par le Nord-Eclair du 13 avril, son arrivée à Saint-Pétersbourg, et sa présence à la soirée de l’ambassadeur de France. La jeune fille ne put s’empêcher de sourire, en passant carte et journal à Robert, seul avec elle dans la serre à ce moment. — Il faut dépister ce gaillard-là, déclara vivement le jeune homme ; ces tentacules de la presse pénètrent partout ; à Paris, passe encore, mais ici j’espérais bien en être indemne. — Celui-ci paraît tenace, il m’amuse beaucoup, Robert. — Comment a-t-il pu savoir que je partais pour Saint-Pétersbourg, alors que je ne m’en doutais pas moi-même cinq minutes avant de sauter dans le train ? — Il vous le dira lui-même ; car, par curiosité, je vais le recevoir ; je ne sais trop pourquoi, mais il m’intéresse, ce garçon : il a l’air loyal, intelligent, audacieux avec un brin de témérité ; il me rappelle un peu mes compatriotes par la manière dont il — comment appelez-vous cela en français ? — dont il « se débrouille » dans la vie. Et, sans attendre la réponse de son fiancé, elle fit signe d’introduire le journaliste. Luc Harn exécuta, en entrant, en guise de salut, un plongeon complet ; la joie brillait dans son regard ; manifestement il n’avait pas espéré être reçu si promptement. Son visage mince et régulier était vraiment sympathique, et la finesse brillait dans ses yeux fureteurs, rieurs et sans cesse en mouvement ; il n’avait pas un poil de barbe, mais une abondance de cheveux noirs qu’une raie impeccable divisait en deux masses se prolongeant jusqu’au col blanc de hauteur démesurée. Ce n’était plus le reporter à la redingote élimée qui rôdait au Palais-Bourbon. En quelques semaines, avec cette faculté d’assimilation qui appartient en propre au Parisien, il s’était transformé : son changement de situation se manifestait déjà sous la forme d’une confortable pelisse, dans la poche de laquelle débordait le bloc-notes professionnel, laissant pendre un crayon d’argent. Il avait réellement fort bonne tournure et la phrase de début, par laquelle il renouvela à miss Maggy Wishburn sa profonde gratitude pour le bonheur qu’il lui devait, dérida le jeune député. — Je suis enchantée, monsieur, de tout ce qui vous arrive d’heureux, déclara la jeune fille, mais en vérité, vous ne me devez rien, car c’est un heureux hasard qui a tout fait… Je me trompe pourtant ; vous devez quelques explications à M. Hardy, qui se demande comment vous avez pu être au courant de son voyage, et surtout pourquoi vous essayez de le retrouver ici. Le jeune homme ajusta dans son œil gauche un superbe monocle qui n’arrivait pas à lui donner l’air impertinent, et, se tournant vers Robert : — Mon Dieu, c’est bien simple, monsieur le député, je me suis attaché aux pas de mademoiselle pendant quelque temps ; je la considérais comme un porte-bonheur, c’était donc bien naturel ; j’ai été amené à faire passer quelques autres interviews… — Aussi fantaisistes que la première ?… — Tout autant, je l’avoue, mais dans la même note laudative et respectueuse : je n’ai pas voulu en importuner mademoiselle, et il n’y a pas lieu d’en être surpris, puisque son gracieux silence, à l’occasion du premier article, m’avait constitué une précieuse et définitive approbation pour les suivants. C’est ainsi que je lui ai fait exprimer son avis sur la situation de la Chine, et comme cet avis était conforme au vôtre, monsieur le député, j’étais sûr de ne pas me tromper. Luc Harn attendit un instant l’effet de cette allégation un peu risquée, en réajustant son monocle, et poursuivit : — J’ai été ainsi amené à suivre miss Wishburn au bal de Polytechnique, au bal de la Légion d’Honneur, puis chez Mme Clarke. Partout, monsieur le député, j’ai eu l’heureuse chance de vous rencontrer en même temps. Vous me rendrez cette justice que dans ces différentes occasions, je n’ai pas manqué à la discrétion. Je me bornais à interviewer les personnes avec qui je vous avais vu en conversation. Ma dernière rencontre, simultanée comme les précédentes, eut lieu à la gare du Nord ; je vous ai vu, à ma grande surprise, je l’avoue, bien qu’un journaliste ne doive s’étonner de rien, sauter dans le train au moment où il s’ébranlait, en criant à ce monsieur qui vous avait accompagné sur le quai : « — Passe au Crédit Lyonnais et fais envoyer mon compte à l’agence de Pétersbourg ! « J’étais fixé par cette simple indication, et c’est pourquoi vous me retrouvez ici. Le jeune reporter avait débité toute cette explication avec une parfaite aisance, et quand il eut terminé, il fit sauter son monocle d’une chiquenaude, d’un air satisfait. — Mais, enfin, monsieur, dit le jeune député, c’est de l’inquisition cela, de l’inquisition la plus caractérisée. J’ai eu maintes fois, comme tout membre de l’opposition, des agents de la Sûreté derrière moi ; ils ne procédaient pas autrement : ils avaient même, sur vous, l’avantage de ne pas tenir le public au courant de mes faits et gestes ; ils se bornaient à en prévenir le ministre de l’Intérieur et le préfet de police. — C’est exact, monsieur le député, convint Luc Ham sans s’émouvoir, mais avouez que ces argousins, avec lesquels vous me ferez l’honneur de ne pas me confondre, n’étaient pas mus par le sentiment de profonde sympathie qui me poussait vers vous ; ainsi, ils n’auraient pas eu l’attention, par exemple, de régler un fiacre oublié par vous quelque part ? — Que voulez-vous dire ? — Oh ! mon Dieu, c’est un détail sans importance, mais comme je voudrais bien ne pas être pris pour un agent de la Sûreté… Voilà : après votre départ de la gare du Nord, j’ai retrouvé sur le boulevard votre cocher, à qui j’avais, à l’arrivée, posé quelques questions, et j’ai constaté qu’en partant, vous ne lui aviez laissé aucune indication : je croyais que l’ami qui vous accompagnait penserait à lui, mais il a sauté dans un autre fiacre et a disparu. — Comment, Bermont a oublié ?… — J’ai craint alors pour votre réputation, car ledit cocher vous connaissait : je suis revenu une heure après, et l’ayant trouvé au même endroit, attendant toujours, je me suis permis… Un frais éclat de rire de Maggy acheva la phrase. — Cela, Robert, avouez que c’est gentil ! Les yeux du journaliste s’agrandirent. Robert !… elle l’appelait Robert tout court !… Mais alors ! Et devant cette découverte, qui prêtait à tant de développements ultérieurs, Luc Harn tira instinctivement son bloc-notes. Le fiancé de Maggy était désarmé par cet imperturbable aplomb : il prit le parti de rire à son tour. — Allons, monsieur, je vois que je suis doublement votre débiteur, mais, pour l’avenir, dites-moi au moins quelles sont vos intentions ? — Elles sont les vôtres, monsieur le député. — Mais encore, les connaissez-vous ? — Le général Popoff, que j’ai eu l’honneur d’interviewer ici à la soirée de l’ambassade, quelques instants après votre conversation avec lui, a bien voulu me confier que vous étiez décidé à aller à Tachkend : j’ai télégraphié à l’Eclair, qui m’a répondu : « Suivez à Tachkend ! » — Et jusqu’où irez-vous ainsi ? — Jusqu’en Chine, s’il vous plaît de pousser jusque-là, pour y étudier sur place ce mouvement mongolique dont vous vous êtes fait le prophète. — Alors, vous avez décidé de faire partie de notre suite ; c’est chose convenue entre votre journal et vous, que vous ayez mon assentiment ou non. — Monsieur le député, présentée ainsi, la prétention serait déplacée ; permettez-moi une fois de plus, mademoiselle, d’avoir recours à votre gracieux arbitrage. Un homme comme M. Hardy ne peut pas se passer de secrétaire ; documents, cartes, guides, itinéraires, il faut un secrétaire pour compulser tout cela ; il faut un secrétaire encore pour prendre des notes, rédiger des mémoires, expédier des dépêches. Je puis concilier ce rôle avec celui de correspondant de l’Eclair, les deux se confondent. De plus, je sais l’allemand et le russe, j’ai même une teinte de chinois. — Vous connaissez le chinois ? s’écria Maggy. — Non pas, mademoiselle, mais je connais — c’est affaire de mémoire — un grand nombre de caractères du koua-hoa ; c’est la langue mandarine usitée partout, et si je ne puis me faire comprendre en parlant, je le puis en écrivant : j’ai étudié cela jadis quand je songeais à entrer dans la diplomatie. Si vous m’autorisez à vous accompagner, je mets à votre disposition mes faibles connaissances que j’accroîtrai de mon mieux. — Cela peut-être utile, en effet, fit la jeune fille en interrogeant son fiancé du regard. — Enfin, si j’osais me targuer des quelques connaissances en médecine que j’ai acquises à mes moments perdus, je vous demanderais d’ajouter ce faible argument à ceux qui militent en ma faveur ; en voyage, on n’a pas toujours un médecin sous la main, et une pharmacie portative, comme celle dont je me suis muni, peut être utile ; de plus, je fais de la photographie, je connais la manipulation du Morse et du télégraphe sans fil, enfin je… — Arrêtez, fit Robert en riant, vous n’êtes pas un reporter : vous êtes une encyclopédie et un bazar tout à la fois ; procurez-vous d’ici jeudi, jour de notre départ, un mot de l’Eclair vous accréditant auprès de moi, et, si mademoiselle le permet… — Moi, mais bien volontiers, fit en riant Maggy, à jeudi donc, monsieur, gare de Moscou, au départ du Transcaspien, si vous êtes toujours aussi décidé. Luc Harn rayonnait, frétillait, ne tenait plus en place ; il prit congé sur un nouveau plongeon et se précipita au bureau télégraphique. * * * Machinalement, avant de franchir le seuil monumental de la gare de Moscou, Robert Hardy et Maggy se retournèrent, embrassant d’un coup d’œil le superbe panorama de la perspective Newski. L’aventureux voyage qui commençait se terminerait-il au bord du Pacifique, ou bien les voyageurs seraient-ils obligés de revenir sur leurs pas et l’état troublé du Monde jaune les ramènerait-il dans cette reine de la Néva, où ils laissaient, dans un coin de terre tropicale, le doux souvenir des premiers serments échangés ? En avant du jeune couple ainsi attardé, M. Dimoff hâtait majestueusement vers les salles d’attente la rondeur de son opulente personne. Derrière lui, miss Krockett trottinait, l’air rogue, encombrée de petits sacs, de plaids, de châles, d’ombrelles, de parapluies de tailles et de couleurs variées. Le rapide de Moscou allait partir dans quelques instants ; c’était la première étape, la plus rapide, la plus commode de cette grande route de Chine, où sans hésitation, sans émoi, Maggy s’engageait, entraînant le jeune député. Sur le quai, le dos un peu voûté, les mains derrière le dos, fumant un gros cigare, le général Popoff, en petite tenue, s’apprêtait à suivre les deux jeunes gens. Depuis qu’il avait appris, de la bouche de Maggy, cette nouvelle si extraordinaire et si inquiétante à la fois, d’une commande de cinq millions de fusils par la Chine, son vieil optimisme avait reçu un choc terrible, et il sentait bien qu’il ne s’en remettrait qu’en allant lui-même constater à la frontière l’inanité de ses inquiétudes. Il ne voulait pas être pris une deuxième fois à tromper son maître, le tsar, sur la réalité d’un pareil danger. Il irait donc à Tachkend, connaîtrait mieux que par des rapports officiels les impressions du comte Karlow en qui il avait grande confiance, et ferait envoyer au besoin dans les provinces chinoises, où étaient signalés des rassemblements et des armements, des missions secrètes de bouriates intelligents, instruits, qui le renseigneraient sur la situation exacte du Monde jaune. Satisfait d’avoir pris une résolution qui lui rendrait, avant peu, son indispensable tranquillité, il se laissait interviewer par Luc Harn qui, fiévreux, le crayon à la main, confiait en hâte à son bloc-notes les prévisions d’imperturbable optimisme qui caractérisaient le ministre des Affaires d’Asie. Le journaliste rayonnait. Son rêve avait pris corps avec une inconcevable rapidité. Appareil photographique en sautoir, jumelle du dernier modèle lui barrant la poitrine d’une mince courroie fauve, porte-cartes bourré de tous les documents topographiques et géographiques qu’il avait pu ramasser dans les librairies de Pétersbourg, pharmacie portative lui battant les reins, un revolver dans une poche, deux guides Bædeker dans l’autre, il était équipé comme pour un voyage autour du monde. Une touchante surprise attendait les jeunes gens. Par la plus gracieuse des attentions, M. Dimoff avait, pour parer le wagon-salon, dévalisé la serre dont il était si fier. Les lilas, notamment, laissaient retomber leurs grappes délicates et parfumées autour de l’icône sainte qui, suivant la coutume russe, accompagnait les voyageurs partant au loin. Quelques mots touchants de Maggy et une vigoureuse poignée de main de Robert montrèrent au banquier combien son idée et son sacrifice étaient goûtés des fiancés.
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