— Rien de plus simple, mademoiselle.
Et le gros homme, pivotant sur lui-même, fit un signe du doigt tout en claquant fortement sa langue.
Un domestique s’avança ; le banquier lui donna en russe quelques indications puis se tourna vers Robert.
— Un droshki va vous conduire, dit-il, et j’espère que, si miss Maggy y consent, vous me ferez l’honneur de partager ce soir notre modeste dîner.
— Assurément, dit la jeune fille, je vous attends, cher monsieur, vos explications sont vraiment trop incomplètes, et savez-vous maintenant quelle idée m’est venue ?
— Je ne m’en doute pas, mademoiselle.
— C’est que, l’esprit rempli de ce Péril jaune que vous dénoncez si vaillamment dans votre pays, vous avez trouvé une occasion de venir vous documenter ici, c’est-à-dire dans le pays qui, étant le plus menacé par ce péril même, doit être le mieux renseigné.
Le jeune député ne répondit point ; son regard chercha celui de l’Américaine, et après l’échange qui s’ensuivit, il ne restait plus rien dans l’esprit de la jeune fille de l’hypothèse qu’elle venait de faire.
Le domestique attendait : Robert le suivit ; en un instant le jeune homme fut installé dans une voiture étroite, basse, attelée d’un cheval noir, vigoureux, aux harnais garnis de multiples clochettes d’argent.
A peine assis, il se trouva enveloppé des pieds à la tête dans une lourde couverture faite de peaux de mouton juxtaposées, et l’équipage partit au grand trot.
Les voitures de Pétersbourg, dit Armand Silvestre, sont des coquilles de noix montées sur des pièces de deux sous.
Robert pouvait vérifier par expérience l’exactitude de cette originale et brève description. Assis très bas, empaqueté dans ses fourrures, il pouvait à peine se rendre compte du chemin suivi.
Le droshki parcourait aux allures vives des rues longues et larges qui se ressemblaient toutes ; déjà il avait traversé un bras de la Néva, pénétré dans l’île de Vassili et côtoyé les différentes académies, l’université, l’observatoire, la douane et la bourse ; continuant sa course, le cocher contourna la masse ovale de l’amirauté avec sa grande tour dorée, laissa derrière lui la statue équestre de Pierre-le-Grand et pénétra enfin sur la Perspective Newsky, cette merveilleuse avenue qui étend ses trois kilomètres de palais, de bazars et d’églises jusqu’à la gare de Moscou.
A peine était-il besoin dès lors de quelques courtes allées et venues pour trouver rapidement vêtements et bagages indispensables pour faire dans le monde bonne figure le soir, et ne se point geler le jour dans l’air encore glacé de cette fin d’hiver.
En fort peu de temps, Robert avait terminé ses achats, et à l’aise dans une confortable chambre de l’hôtel Newsky, il pouvait réfléchir à la situation bizarre dans laquelle il se trouvait.
Il avait dit vrai, il avait cédé à la dernière minute à une impulsion irrésistible : il avait été empoigné par le désir fou de suivre jusqu’en Russie, jusqu’à San Francisco, au besoin, cette belle jeune fille qui tenait depuis quelques jours déjà une si grande place dans sa vie ; au moment du dernier shake-hand, il avait cru remarquer qu’il n’était pas indifférent à Maggy, et soudain il s’était décidé.
Avec cette impétuosité de sentiments qui caractérise l’homme d’action, il avait pris place dans le Nord-Eclair sans avertir personne, sans billet, sans passeport, sans manteau d’hiver, en priant seulement Bermont de passer au Crédit Lyonnais pour faire parvenir télégraphiquement à l’agence de Saint-Pétersbourg l’indication de son compte-courant.
— Tu m’écriras, au moins, lui avait crié le capitaine abasourdi.
Le jeune député avait fait un signe affirmatif et, tout enfiévré, il n’avait senti en cours de route, ni le froid, ni l’ennui du voyage.
La situation du voyageur régularisée dès la frontière allemande grâce à un trinkgeld donné à l’employé du wagon-lit, il avait franchi aisément la frontière russe en excipant aux yeux d’un aimable fonctionnaire de sa qualité de député français.
Quel était son but, qu’espérait-il en se lançant ainsi dans l’inconnu à la poursuite de la jeune Américaine ? Quarante-huit heures de réflexion coupées à peine de quelques heures de sommeil, n’avaient pas réussi à élucider le problème. Ce qui était certain, ce en quoi il ne pouvait s’illusionner, c’est que la présence de Maggy, après lui avoir été d’abord une distraction, puis un charme profond, lui était devenue, soudain, aussi nécessaire que l’air et la lumière.
Son originalité, son caractère, ses qualités de jugement et d’audace, si différentes de celles qu’il avait rencontrées dans la société française, tout cela retenait sa pensée, provoquait son admiration grandissante, si bien qu’au moment de la séparation, il avait senti avec effroi que l’absence de Maggy allait créer dans son existence un vide infini.
L’aimait-il ? Oui, assurément, si l’on entend par amour la prise de possession cérébrale d’un être par un autre ; il l’aimait ardemment et exclusivement, car sa pensée n’était occupée que d’elle : c’est pour elle qu’il parlait, c’est d’elle maintenant qu’il se préoccupait avant chacune de ses interventions à la Chambre, avant chaque article de journal ou de revue.
Ce désir infini de plaire à la jeune Américaine se cantonnait cependant dans le domaine intellectuel : il n’éprouvait auprès de Maggy aucun de ces mouvements violents, tumultueux, passionnés, que les romanciers se plaisent à analyser et dont il avait déjà ressenti les prémices au cours de sa jeunesse aventureuse.
L’idée d’être aimé de Maggy, au sens ordinaire du mot, l’idée d’un mariage possible ne l’avait pas encore effleuré.
Ce mariage, d’ailleurs, quels obstacles ne rencontrerait-il pas ? Tout s’y opposait : la différence de race, de religion, la différence de fortune surtout, insurmontable barrière que sa droiture d’esprit ne lui avait pas encore permis d’envisager.
Ce qu’il avait recherché jusqu’à présent, c’était la communion avec cette intelligence limpide, franche, dégagée de préjugés mesquins, c’était la pénétration de cet esprit qui avait beaucoup vu, qui jugeait de haut les choses et les hommes, avec la conscience nette des beautés, comme des turpitudes morales de l’humanité.
Et voilà que depuis ces quelques mots échangés à la gare de Pétersbourg, tout ce voile spéculatif s’était déchiré. Au-delà et plus loin que les conversations de pure intellectualité, plus loin que les joutes d’esprit et les discussions philosophiques, il avait aperçu l’éternelle et immuable loi d’amour.
Le trouble de la jeune fille ne lui avait point échappé : son changement d’attitude, sa pâleur subite, lui avaient entr’ouvert un coin de son cœur.
Et maintenant que son émotion à lui ne pouvait plus faire illusion à l’examen profond de sa conscience, il ne souhaitait plus ardemment qu’une chose : être aimé d’elle.
Aussi ce fut avec un v*****t battement de cœur que, le soir venu, Robert descendit de son droshki devant le numéro 24 de la Karavanaïa.
L’hôtel qu’habitait le banquier était une lourde demeure à trois étages, bâtie en pierres de taille ; doubles fenêtres et volets ne laissaient percer aucune lumière ; mais en avant de la porte monumentale, sous la marquise de fer forgé, des globes électriques projetaient une vive clarté.
Accroupi contre le perron, à demi couché sur les marches, le gardien de la porte veillait, enfoui, matelassé dans des peaux de moutons. Dès qu’il eût vu le droshki s’arrêter, il se leva, appuya sur la langue d’une petite tête de lion argentée qui faisait office de sonnette électrique et s’effaça aussitôt en une profonde inclinaison de tout le corps.
Une douce température régnait dans le vestibule : un schvetgar 4 vêtu d’un large habit bleu à la française brodé d’or, gilet blanc, culotte bleue à b***e d’or, bas de soie blanche et souliers à boucle, se tenait au pied d’un monumental escalier de marbre.
Il s’avança vers Robert et ouvrit devant lui la porte d’une petite pièce brillamment éclairée, dont l’ameublement tenait à la fois du boudoir et du cabinet de toilette.
Là, un valet de chambre en habit noir aida le jeune homme à enlever la lourde houppelande qu’il s’était procurée l’après-midi, et, après force saluts, le précéda dans l’escalier.
Au premier étage, le palier très vaste était garni de plantes tropicales de toutes formes : palmiers de toutes sortes, azalées, camélias, mêlaient leur feuillage harmonieusement. A gauche, une grande galerie formait serre et la porte vitrée qui y donnait accès permettait d’apercevoir dans le fond tout un massif de lilas blancs en fleurs.
A peine le valet de chambre eut-il introduit le jeune député au salon, que M. Dimoff s’avança vers lui, très cordial, les mains tendues.
— Soyez le bienvenu sous mon toit, monsieur, dit-il ; miss Wishburn m’a dit quel grand honneur j’avais ce soir de posséder comme hôte la gloire la plus pure de la tribune politique française.
— Monsieur, dit Robert en s’inclinant, je suis vraiment confus…
— J’ai dit encore autre chose, interrompit malicieusement Maggy : j’ai insinué que votre voyage à Pétersbourg si brusquement décidé, devait avoir pour objet de voir l’ambassadeur de France : c’est une conclusion que j’ai tirée d’un de vos derniers articles de la Revue des Questions diplomatiques et coloniales. Vous disiez que, mieux que personne, ce représentant de la France en Russie devait être au courant des mouvements du Monde jaune.
— J’ai écrit cela en effet, mademoiselle, mais vraiment mon voyage, celui-ci du moins, ne se rattache que de loin à…
— Mais, interrompit M. Dimoff, cela se trouve à merveille, nous nous retrouverons à l’ambassade : il y a réception demain soir.
« J’ai toujours entretenu les plus cordiales relations avec les divers représentants de la France ici. Je suis intervenu, ajouta-t-il avec un rire gras et satisfait, dans les négociations motivées par nos emprunts, nos nombreux emprunts, dans votre pays si hospitalier.
— Les relations financières entre les deux peuples sont, en effet, fort étroites, appuya Robert en souriant.
— Miss Maggy a bien voulu me permettre de l’accompagner à la réception de demain soir… L’ambassadeur, que j’informerai de votre présence à Pétersbourg, vous invitera sans doute.
— Il ne manquerait plus que cela, fit vivement la jeune fille ; un député français doit être chez lui à l’ambassade de France.
— Alors, conclut le banquier, c’est parfait, vous verrez demain tout ce qui compte à Pétersbourg dans la diplomatie, dans la finance et dans les lettres.
— Et moi, fit la jeune fille, je pourrai me documenter sur la question chinoise qui fait l’objet de la dépêche de mon père.
— Ah ! lui aussi a l’attention appelée sur la Chine ? interrogea le jeune député… Vous le voyez, miss Maggy, d’Europe et d’Amérique les regards commencent à converger vers ce coin de terre jaune où grouillent des millions d’êtres.
— C’est vrai, et je crains même que vous n’ayez été prophète, M. Hardy ; car mon père m’annonce dans la dépêche que j’ai déchiffrée à mon arrivée, qu’il vient de recevoir une grosse commande d’armes de la Chine.
— Il la fournira ?
— Oui, certes, elle lui est payée comptant ; mais ce n’est pas cette affaire de fusils qui l’inquiète ; sa dépêche me parle aussi d’autre chose : il voudrait placer maintenant chez nos bons Chinois, puisque décidément ils se mettent à la remorque de notre civilisation, un stock sérieux de rails et de locomotives qu’il a en dépôt à Oakland, et c’est pourquoi il me fait connaître qu’il accède à mon vif désir de traverser la Chine pour rentrer à San Francisco.
— Comment, fit Robert en sursautant : vous allez traverser la Chine !
— Cette idée vous paraît extraordinaire ?… Aux yeux d’un Américain, elle n’aurait rien que de très naturel, il n’y a plus de distances aujourd’hui : depuis longtemps j’avais demandé à mon père de rentrer par le Turkestan et la vallée du Yang-Tsé.
« Notre yacht m’attendra à Hang-Kéou ; c’est un trajet de trois mois et rien n’est plus simple que d’organiser une caravane réunissant toutes les conditions de confort et de sécurité voulues.
— Vous allez traverser la Chine ! répéta Robert ; seule… mais c’est impossible.
— Il paraît que ce mot-là n’est pas français ; c’est votre grand Napoléon qui l’a dit : croyez-vous qu’il soit davantage américain ?
— Mais c’est une véritable expédition que vous allez entreprendre là !
— Je ne serai pas seule, on loue des escortes en Chine comme on loue des chevaux ou des ânes ; et puis j’ai miss Krockett.
Malgré la gravité de la conversation, Robert faillit rire au nez de la vieille gouvernante anglaise qui entrait à ce moment, petite, toute ratatinée, vêtue de noir, son éternel binocle d’or sur le nez, et la jeune fille ne put s’empêcher de l’imiter.
— Voyons, M. Dimoff, trouvez-vous ce voyage si compliqué, si effrayant que se le représente M. Hardy ?
— Mon Dieu, mademoiselle, je suis un peu ignorant de ces frontières si mal délimitées, et mon ami le général Popoff que vous verrez demain à l’ambassade vous renseignera mieux que moi ; mais si vous le voulez bien, fit-il en offrant son bras à la jeune fille, nous pourrons examiner cette question en prenant des jakanakis.
Et gravement, très cérémonieux, il introduisit ses invités dans une salle à manger luxueusement servie et où la table, couverte à la mode russe d’innombrables hors-d’œuvre, était éclairée de hauts candélabres d’argent aux pieds de malachite.
M. Dimoff était, comme tout Russe qui se respecte, un gros mangeur et surtout un buveur intrépide. La joie d’avoir comme hôtes la fille d’un richissime correspondant et en même temps un représentant de marque du Parlement français, lui était peut-être aussi une raison de faire honneur à l’excellent bourgogne qu’un domestique tartare servait, zélé, attentif surtout à ne point laisser vide la coupe du maître.