3.A Saint-Pétersbourg
Sa casquette à cocarde à la main, un employé des chemins de fer russes glissa avec précaution sur l’épais molleton de feutre et pénétra dans le couloir de l’une des trois voitures de la Compagnie des Wagons-Lits qui forment le Nord-Eclair.
Le train filait à 140 kilomètres à l’heure ; par les vitres embuées, on ne voyait que du blanc : la plaine s’étendait immense, morne, plate jusqu’à l’extrême horizon.
Maggy avait quitté Paris aux premiers sourires du printemps ensoleillé ; elle se retrouvait moins de quarante-huit heures après sous le ciel gris de la Russie septentrionale, encore ensevelie dans son linceul de neige.
A l’appel que l’employé avait doucement et respectueusement signifié contre la vitre du wagon réservé par quelques coups discrets, elle répondit « ouvrez » et le silencieux fonctionnaire fit légèrement glisser la portière.
— J’ai l’honneur d’annoncer à Son Excellence, dit-il en s’inclinant profondément, que nous venons de dépasser Gatchina : dans trente-cinq minutes, le train sera en gare de Pétersbourg.
— All right ! merci, répondit la jeune fille.
Et quand la porte se fut refermée :
— Ah ! miss, fit-elle d’un air las, quelle tristesse d’avoir dû quitter Paris si vite… Là-bas c’est la gaîté, le soleil dans les premiers bourgeons du bois de Boulogne, la joie de vivre du haut en bas de l’échelle ; ici, c’est l’hiver, le froid, toute la gamme des nuances lugubres, et puis c’est l’air morose ou obséquieux des hommes…
Ah, Paris ! Paris !
La vieille anglaise qui servait à Maggy d’écran de respectability, pendant ses voyages, réajustait, non sans peine, quelques boucles de cheveux gris qui pendaient en branches de saule pleureur à droite et à gauche de ses oreilles parcheminées. Elle releva la tête à la dernière exclamation de la jeune fille américaine et murmura d’un air renfrogné.
— La vie est bien fatigante à Paris, miss Maggy, et puis ces Français ont des airs, des conversations, des attitudes, oh, yes !
— Que leur trouvez-vous donc d’extraordinaire, miss Mary ?
— Tenez, miss Maggy, parlons seulement de celui qui est venu avant-hier vous saluer à la gare du Nord…
— M. Lucien Bermont ?
— Non, celui-là a fini par être convenable, parce que vous avez su l’exiger d’ailleurs, susurra la duègne en plissant ses lèvres dans une moue de pruderie qui dégénéra en une véritable grimace, mais l’autre, cet ingénieur…
La jeune fille, bien qu’elle s’attendît, d’après la tournure de la conversation, à voir évoquer le souvenir du jeune député, ne put s’empêcher de rougir et cacha son embarras en ajustant sa voilette.
— M. Robert Hardy ?… mais non… je n’ai rien remarqué dans son allure.
— Seigneur tout puissant, interrompit l’Anglaise, un homme peut-il avoir des yeux comme ceux-là et surtout s’en servir comme il l’a fait au moment de notre départ ?
— Mary, interrompit brusquement la jeune Américaine, à quoi pensez-vous ? que signifient ces remarques ?
— Oh ! je sais bien, reprit la gouvernante d’un ton très humble, une pauvre créature comme moi ne devrait pas voir, ne devrait pas parler de ces choses-là… L’honorable David Krockett, mon défunt père, me disait souvent…
— Oui, oui, je sais, dit Maggy, je connais très exactement tous les conseils que l’expérience suggérait au vénérable pasteur votre père, mais tout ce qu’il peut vous avoir appris tombe à faux en cette occasion.
Miss Krockett laissa glisser son binocle d’or et regarda la jeune fille avec l’expression du plus profond étonnement.
— Je ne comprends pas, miss Maggy.
— C’est pourtant simple, reprit la jeune Américaine d’une voix où l’on sentait percer une émotion soudaine, vous vous êtes imaginé, parce que la France est le pays du flirt pour les jeunes filles de notre nation, qu’il y avait eu entre M. Robert Hardy et moi une de ces… occupations frivoles, comme il s’en produit dans tant de réunions mondaines… Mais d’abord vous auriez pu remarquer que ces occupations n’étaient pas de mon goût, miss, ensuite si vous connaissiez M. Hardy, vous ne lui attribueriez pas un caractère aussi peu sérieux.
— Oh ! sérieux ! Mais… il vous dévorait des yeux à la gare…
Soudain, la jeune fille, qui s’était détournée pour cacher son trouble grandissant dans les menus détails des préparatifs d’arrivée, se retourna vers la gouvernante et lui saisissant les deux poignets :
— Ecoutez-moi bien, miss, fit-elle en la regardant dans les yeux, M. Robert Hardy n’est pas un jeune homme comme les autres, un Parisien léger comme les autres, un mondain sans consistance comme les autres ; depuis que je voyage, je n’ai jamais rencontré âme si noble et si fière, cœur si loyal et si généreux : entendez-vous ? Vous ne pouvez d’ailleurs l’apprécier comme il m’a été donné de le faire ; vous ne l’avez pas vu, vous, à la tribune de la Chambre française, dominant l’Assemblée de sa volonté, fouaillant les lâches, les menteurs, les corrompus. Vous n’avez pas entendu cette voix chaude, cinglante, ramener les peureux, les hésitants. Vous n’avez pas vibré au contact de cette indignation sincère d’un homme qui aime son pays, qui veut le sauver malgré lui ; enfin, vous ne l’avez pas entendu non plus dans l’intimité, lorsqu’il se montre simple, sans orgueil, méprisant les gens pour qui l’argent est tout…
— Oh ! miss, riposta la gouvernante avec aigreur, son assiduité auprès de la plus riche héritière d’Amérique ne montre pourtant pas une âme fort désintéressée et je croirais volontiers…
La vieille demoiselle ne put achever la distillation de la phrase venimeuse qu’elle méditait, l’Américaine lui secouait les poignets et d’une voix brève :
— Vous avez beaucoup de qualités, miss, mais je vous en signale une qui vous manque et qu’il faut acquérir bien vite, si vous ne voulez pas que je considère toutes les autres pour peu de chose.
— Aoh ! et laquelle vraiment ?
— Le tact, miss Mary ; vous venez d’en manquer, en supposant à un homme que j’estime tout particulièrement des sentiments bas que j’aurais devinés dès la première heure, car j’en ai vu, depuis que nous voyageons, des coureurs de dots, ne serait-ce que parmi les jeunes lords de votre pays d’Angleterre.
— Les jeunes lords de mon pays sont toujours de parfaits gentlemen ! grimaça la gouvernante, l’air pincé.
— Je sais… la façade est toujours correcte, mais il y a souvent de bien vilaines âmes derrière, miss Krockett : j’aime mieux les Français, ils sont plus francs ; ils ont des défauts, certes, mais du moins, ils ne les cachent pas.
— Doux Jésus… ils s’en flattent plutôt !
— Cela vaut mieux que l’hypocrisie qui est le fond de votre aristocratie anglaise.
— Aoh ! proclama la vieille fille, blessée dans ses sentiments de loyalisme, l’aristocratie anglaise était la première du monde.
— Les Chinois en disent autant de la leur, interrompit brusquement Maggy ; mais la question n’est pas là : je désire qu’à l’avenir, vous ayez de M. Robert Hardy une opinion plus juste que celle dont vous me parlez, car j’ai l’intention de parler de lui à mon père dès mon arrivée et de le faire inviter à venir de suite à Frisco.
— Oh ! mais alors, c’est très sérieux, miss Maggy.
— Très sérieux, et si, après ces trois mois de voyage, je suis encore dans les mêmes dispositions, comme j’en suis sûre, alors mon bonheur sera entre les mains de M. Robert Hardy, si toutefois, lui ne m’a pas oubliée.
Et très bas elle murmura :
— S’il m’aime… car je n’en sais rien… et j’ai peur, peur de ne pas savoir…
Une larme perla aux longs cils de la jeune fille, et miss Krockett la vit.
Elle en fut toute remuée, car, bien qu’Anglaise de la tête aux pieds, elle se sentait pour Maggy, qu’elle avait élevée, une réelle affection.
Elle avait vu jusqu’à ce jour la jeune fille passer indifférente au milieu des hommages vrais ou intéressés des plus riches héritiers du Nouveau-Monde, des plus nobles et des plus titrés représentants de l’aristocratie européenne.
Jamais un mot, une attitude, n’avaient pu faire soupçonner que la richissime héritière eût distingué quelqu’un dans la foule des soupirants.
Les évincés disaient tout bas qu’elle n’avait pas de cœur, que la seule corde sensible, dans cette belle statue, était celle des affaires : des trusts, des coups de bourse ; et voilà qu’un Français, un petit député de rien du tout, s’était trouvé sur le chemin juste à point pour enlever et conquérir sans lutte, sans effort, cette fière jeune fille.
Car elle était conquise ; cette larme le disait assez.
Miss Mary Krockett était humiliée dans son amour-propre d’Anglo-saxonne ; mais elle était habituée à subir toutes les exigences, à plier devant la volonté forte de Maggy, et elle abandonna ce brûlant sujet de conversation pour laisser sa jeune maîtresse à sa rêverie.
D’ailleurs, on arrivait : depuis quelque temps déjà, on avait laissé sur la droite les grands bâtiments blancs qui signalent la route de Tsarskoié-Sélo ; des toits, des fumées, signalaient l’approche de la grande ville ; le train soudain passa sur des aiguilles et vibra sur les plaques tournantes ; les freins puissants bloquèrent les roues pleines de boggies : on était en gare de Pétersbourg.
Rapidement, Maggy s’enfouit dans un long manteau de zibeline qui l’enveloppait tout entière et sauta légèrement sur le quai.
La gare de Pétersbourg était presque déserte, les trains de luxe amenant peu de monde à cette époque de l’année.
Seuls, des gendarmes à longue c****e grise, la tête coiffée d’un bonnet de fourrure noire, orné par-devant d’une aigrette blanche, se promenaient à pas lents, regardant vaguement les allées et venues des employés.
Un petit homme tout rond, couvert de fourrures, s’agitait en avant d’eux. Sa tête grasse, encadrée d’énormes favoris gris, disparaissait à demi entre un bonnet de loutre et un col d’astrakan qui lui montait jusqu’aux oreilles.
Au milieu de la face, toute réjouie, un nez turgescent attirait le regard, flanqué de deux petits yeux vifs et pétillants ; il accusait à lui seul le signalement d’un bon vivant, à qui l’existence devait être large et les soucis légers.
Campé sur deux jambes courtes, un peu arquées, il dévisageait les arrivants et soudain aperçut Maggy.
Il s’élança, plus ingambe que son embonpoint ne permettait de le soupçonner, enleva sa toque de loutre, ce qui découvrit fâcheusement un crâne chauve qu’encadrait une maigre couronne de cheveux blancs et s’inclina profondément :
— J’ai sans doute l’honneur de saluer miss Wishburn, la fille de mon illustre associé de San Francisco ?
— En personne, dit Maggy, souriant malgré elle de la courbette profonde qui ne lui laissait plus voir qu’un mince croissant de crâne rose, limité par les fourrures du col… M. Dimoff, n’est-ce pas ?
— J’ai cet honneur pour vous servir, mademoiselle ; Alexis Ivanowitch, directeur de la banque Dimoff-Wishburn & C° Ld, 24, Karavanaïa.
— Eh bien ! M. Dimoff, je suis enchantée d’être arrivée, enchantée de faire votre connaissance ; vous avez sans doute un télégramme de mon père pour moi ?
— Je l’ai, je l’ai, mademoiselle, répondit précipitamment le banquier en dégrafant avec peine sa lourde pelisse… Voici, fit-il, en sortant de son portefeuille une mince feuille rose qu’il lui tendit.
— Il est chiffré, dit la jeune fille, je le traduirai dès que je pourrai ouvrir ma valise.
Et elle se retournait pour tendre le télégramme à l’Anglaise qui venait de la rejoindre, lorsque son regard tomba avec un indicible sentiment de stupeur sur un jeune homme qui venait de descendre du dernier wagon.
Coiffé d’un impeccable haut-de-forme, revêtu d’un simple pardessus de demi-saison, n’ayant à la main qu’un léger jonc, il s’avançait vers le groupe.
C’était Robert Hardy.
Maggy était devenue très pâle, car du premier coup d’œil elle l’avait reconnu.
— Permettez-moi de vous présenter mes hommages, mademoiselle !
— Vous ! fit-elle d’une voix blanche, vous ici…
— Mon Dieu oui, mademoiselle, et presque aussi surpris, je vous l’avoue, de me voir à Pétersbourg que vous l’êtes vous-même de m’y retrouver.
— Mais comment avez-vous fait ?
— J’ai pris le train.
— Le Nord-Eclair, celui-ci ?
— Mais oui, dit-il en la regardant bien en face, votre train.
Maggy rougit, baissa les yeux.
— Mais pourquoi ne m’avoir pas prévenue ? Pourquoi n’avoir rien dit ?
— Parce que je n’avais moi-même aucun projet de ce genre cinq minutes avant le départ de ce train ; parce que c’est une impulsion soudaine qui m’a fait ouvrir une portière au moment où il s’ébranlait.
— Je ne vous croyais pas un impulsif, cependant, M. Hardy… mais, pendant ces deux jours, pourquoi n’avoir pas donné signe de vie ?
— Je ne sais, ou plutôt, fit-il en baissant la voix, je voulais savoir si, à l’arrivée ici, ma présence ne vous serait pas trop… trop désagréable.
Maggy, plus émue qu’elle ne voulait le paraître, n’osait lever les yeux.
— Et que voyez-vous ? fit-elle lentement.
— Je ne sais.
Une toux discrète interrompit la conversation, que d’ailleurs miss Krockett commençait, dans son for intérieur, à déclarer trop prolongée.
C’était le banquier qui l’avait poussée.
— Que je vous présente au moins, dit Maggy.
Et quand, cette formalité remplie, les deux hommes se furent salués :
— Si M. Hardy veut accepter une place dans mon landau, proposa M. Dimoff, je le ferai conduire à son hôtel… ici je crains que nous ne prenions froid.
— Mon Dieu ! s’écria la jeune fille, je n’avais pas remarqué. Dans quel costume êtes-vous ? Mais vous allez geler, vous n’avez pas de fourrures… Vous ne savez donc pas que c’est encore l’hiver noir ici ?… Où allez-vous loger ? Vous n’avez pas de bagages ?
— Que de questions, mademoiselle, répondit le jeune homme en souriant ; non, je n’ai pas de fourrures, je n’ai pas de bagages, je ne sais où je vais loger ; mais qu’importent ces détails ? Je suis venu à la gare du Nord vous souhaiter un bon voyage et j’ai prolongé jusqu’ici, voilà tout.
— Voilà tout… Ah ! vous êtes bien Français jusqu’au bout des ongles, M. Hardy ; heureusement que M. Dimoff est l’obligeance même : il va vous faire conduire chez un marchand de fourrures et vous indiquera un hôtel.