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2996 Words
* * * Maggy avait quitté rêveuse le Palais-Bourbon. Le lendemain même, confortablement installée à la fenêtre du salon de son appartement, elle lisait dans une collection de l’Officiel les derniers discours de Robert Hardy. C’était toujours le même enthousiasme, la même vigueur, la même clairvoyance, la même foi. La jeune fille se prenait à lire tout haut, avec passion, ces vigoureux appels à ses concitoyens, ces prophéties alarmées que le jeune député jetait à la tribune et dans la presse, avec une si empoignante conviction : elle admirait ce style vigoureux dans lequel il fouaillait les vices, les appétits et les corruptions de son époque. Elle relut surtout, avec une émotion renouvelée, le discours entendu la veille, car c’était la première fois que Robert Hardy y parlait du Péril jaune, et mieux encore qu’à la Chambre, la conviction entra dans son esprit que le jeune homme était doublé d’un profond politique, et qu’il voyait juste. Oui, cet homme était quelqu’un. Elle s’accouda rêveuse à sa fenêtre : le soir tombait. L’hôtel de M. Pleadge était en façade sur la place de l’Etoile, et, de sa fenêtre, Maggy voyait l’arc magnifique qui dominait Paris de sa masse triomphale ; avec une jumelle, elle en eût détaillé les merveilleuses sculptures. Elle s’était plusieurs fois arrêtée à lire les noms des compagnons d’armes que Napoléon Ier avait immortalisés, en les faisant graver sur ces murs de Titans, de même qu’il avait immortalisé sa capitale par ce monument impérissable dédié à son armée, la grande Armée. Devant elle, presque de face, l’arc central s’ouvrait : la haute voûte apparaissait là, comme l’entrée même de Paris, du côté de l’Orient ; peu à peu, la rêverie de Maggy se précisa. Elle avait lu l’histoire de l’Epopée impériale : enthousiaste des grandes actions, elle avait parcouru plus d’une fois la galerie des batailles au musée de Versailles et, fermant les yeux, il lui sembla que, soudain, sa rêverie prenait corps. Des masses profondes arrivaient du côté du bois de Boulogne ; elles montaient l’avenue de la Grande-Armée ; les baïonnettes scintillaient et, à mesure qu’elles approchaient, une lueur d’apothéose baignait le splendide monument. Soudain, au centre même de l’Arc, une silhouette s’estompa : l’Empereur, avec la redingote grise et le petit chapeau, droit et calme sur son cheval blanc. Derrière lui, son état-major de maréchaux, dont chacun, dans le peuple, connaissait les noms, car presque tous sortaient de ce peuple qui venait de faire la Révolution et de jeter le cri d’Egalité à travers le monde. Puis, ce fut le défilé des régiments dans le fracas des cuivres, des grenadiers avec leurs légendaires bonnets à poil, des voltigeurs, des cuirassiers… et quand ceux-ci arrivèrent, le paysage s’assombrit, car leurs massifs escadrons venaient de se présenter à l’imagination de la jeune fille, tels que Raffet les avait peints dans son admirable tableau de la Revue nocturne : C’est la grande revue Aux Champs-Elysées, Qu’à l’heure de minuit, Tient César décédé. 3 Soudain, le décor changea : la nuit était venue, et vers les frontières de Saint-Cloud qui bordaient l’horizon, derrière la majestueuse arche de pierre, une flamme jaillit qui monta, s’étala, empourpra rapidement tout le ciel, éclairant de nouveau l’Arc de Triomphe, mais cette fois de la lueur sanglante des incendies. Et à la place centrale où, tout à l’heure, était apparu le grand empereur, une autre silhouette se profila, à cheval également : au lieu du petit chapeau, le cavalier juché sur une haute selle d’or portait la coiffure chinoise aux plumes de paon retombantes et le manteau de soie jaune au centre duquel était brodé le dragon impérial : derrière lui des lances s’agitaient dont quelques-unes portaient des têtes coupées, des pavillons aux reflets sanglants, puis une immense rumeur, de la fumée… et la jeune fille ouvrit les yeux. S’était-elle assoupie ou son imagination, en fermentation depuis la séance de la Chambre, lui avait-elle forgé à l’état de veille toutes ces visions macabres ? Elle n’en savait rien, mais la fièvre battait à ses tempes : elle ferma la fenêtre, rentra et, prenant sur son bureau une carte pneumatique, elle écrivit : M. Lucien Bermont, capitaine d’artillerie, Ecole de guerre. Cher monsieur, je serai demain soir à 5 heures chez M. Pleadge. Je vous y verrais avec plaisir. Elle signa, sonna la femme de chambre : — Ceci à la poste de suite, dit-elle. * * * Lucien Bermont était un aimable et élégant cavalier que miss Maggy Wishburn avait rencontré dans le monde dès son arrivée à Paris. Joli garçon, le sachant, possesseur d’une belle fortune, portant à ravir le dolman noir de l’artillerie, il avait oscillé depuis sa sortie de l’Ecole polytechnique entre Versailles et Vincennes, sans jamais consentir à s’éloigner de Paris. Paris, c’était son bien, sa vie, sa raison d’être ; le boulevard lui était aussi nécessaire que l’air de la mer au pêcheur. Reçu partout, connu dans tous les théâtres, il ne manquait ni une première, ni un vernissage. Il était de cette catégorie de jeunes officiers venus au monde militaire longtemps après les désastres de 1870, et qui, tout en aimant leur métier, avaient pris leur parti de la mentalité nouvelle et adopté le mot d’ordre : « Plus de guerre », sans s’apercevoir que ce programme était la négation même de leur profession et qu’ils n’étaient plus, dès lors, que des inutiles et des parasites. Dès sa présentation à Maggy par M. Pleadge qu’il connaissait un peu et qu’il appelait volontiers, dans son exubérance, son excellent ami, il était devenu amoureux de l’Américaine. Les libres allures de Maggy, son air décidé, sa parfaite connaissance des choses de la vie, sa fière façon de vivre, l’avaient tout de suite séduit et fortement impressionné. Mais avec son caractère frivole et quelque peu superficiel, Lucien Bermont n’avait aucune chance de succès près de l’originale jeune fille. Très franchement, dès les premiers jours, elle l’avait averti qu’il perdait son temps et faisait fausse route. Avec beaucoup de bonne grâce, Lucien Bermont avait compris et s’était incliné. Comme il avait de l’esprit et qu’il était beau joueur, au lieu de bouder, il avait souri et, d’amoureux évincé, il était passé au rang de bon camarade, de danseur attitré, de causeur favori. Sa parfaite connaissance du monde lui permettait de remplir ce rôle à l’entière satisfaction de la jeune fille ; c’est à lui qu’elle s’adressait, c’est lui qu’elle questionnait pour avoir sur les gens qui l’intéressaient un portrait suffisamment exact, ironique parfois, spirituel toujours. Certainement, le capitaine connaissait Robert Hardy, car tous deux étant du même âge avaient dû sortir de l’Ecole polytechnique ensemble et n’avaient pas dû se perdre de vue. Maggy serait renseignée par Lucien Bermont sur l’homme auquel elle s’étonnait elle-même de penser d’une manière aussi tenace : c’est pourquoi elle avait convoqué l’officier avec l’aisance et le sans façon d’une véritable maîtresse de maison. Miss Wishburn faisait, en effet, avec une grâce parfaite, les honneurs du salon de M. Pleadge. Le banquier, luxueusement installé dans un des plus beaux hôtels de la place de l’Etoile, était veuf depuis une dizaine d’années et avait appelé auprès de lui, miss Mary Pleadge, sa sœur, pour avoir le droit de continuer à recevoir ; ses dîners et ses five-o’clock étaient parmi les plus réputés de Paris. Le lendemain, à 5 heures précises, Lucien Bermont faisait son entrée dans le salon : Miss Mary Pleadge et Maggy étaient seules. La jeune fille, assise devant un grand Pleyel à queue, déchiffrait la sérénade du Saïs. — Bravo, mademoiselle, bravissimo ! s’écria le capitaine en entrant. Puis baissant la voix, il ajouta en s’inclinant : — Vous m’avez durement reproché certain jour d’avoir perdu la tête ; mais avouez que, même pour une Américaine de San Francisco, télégraphier à un jeune homme qu’on l’attend, et le recevoir avec l’air du Saïs… on la perdrait à moins : il y a de quoi… — De quoi se taire, interrompit Maggy sur un ton enjoué, se taire, répéta-t-elle, ne pas dire de fadaises et rester bon camarades sans vouloir plus, parce que c’est le moyen de garder ce que l’on a, ce qu’il y a de meilleur, la confiance. — Vous me comblez, alors il faut être sérieux ? — Tout ce qu’il y a de plus sérieux. — A vos ordres donc, miss, fit le jeune officier avec une gravité économique. Que désire Votre Grâce de son humble serviteur ? — Vous interroger comme d’habitude — Je suis prêt à répondre. — Connaissez-vous la Chambre ? — Des députés ? — Naturellement. — Hum ! vaguement ; ce temple grec ne me dit rien qui vaille. — Mais ceux qui sont dedans ? — Encore moins. — Vous en connaissez bien quelques-uns, ne serait-ce que ceux qui sortent de la même école que vous : je me suis laissé dire que les anciens élèves de cette école formaient une société d’admiration mutuelle, dans laquelle chacun se poussait à qui mieux mieux vers l’assiette au beurre. — L’assiette au beurre ? quelle expression, miss, c’est du français… — De parlement ; j’ai lu ce terme dans vos journaux et en particulier dans les appréciations des journalistes parlementaires. — Oui, mais à propos de Polytechnique, le mot est plutôt dur. — Je n’insiste pas et j’abrège. Connaissez-vous M. Hardy ? — Le député ? — Oui. — Parfaitement, vous ne pouvez mieux tomber : aussi bien documenté sur lui que sur moi-même, puisque camarades de promotion. Et, avec une gravité de commissaire-priseur, il énuméra d’une haleine : — Robert Hardy, né en 1874 à Paris, VIIIe arrondissement, fils de Henri-Raoul, actuellement capitaine de vaisseau, et de Lucie Grandlup, son épouse, élève de l’Ecole polytechnique, promotion 94-96, sorti le numéro 3, nommé ingénieur des Mines et envoyé en mission en Chine en 1903-1904 ; démissionnaire à son retour et député de Paris, quartier de La Villette, depuis 1906 ; actuellement, un des suppôts de la réaction, remplit à la Chambre les fonctions que le prophète Jérémie s’était imposées sur les ruines de Jérusalem. — Vous n’êtes pas sérieux, ce n’est pas tout ce fatras d’état civil que je vous demande. — Comment cela, alors précisez, miss Maggy, précisez. — Quel homme est-ce ? — Ah c’est cela ! rien de plus simple : taille moyenne, front haut, yeux bleus, nez moyen, menton rond, marques particulières… — M. Bermont, vraiment, ce soir, vous êtes insupportable. — Mais enfin, mademoiselle, que voulez-vous que je vous dise ? Je vous donne un signalement complet, je vous réponds avec toute la précision d’un militaire appelé en témoignage devant un conseil de guerre, et je n’arrive pas à vous satisfaire ; vous m’en voyez d’autant plus confus que j’avais, jusqu’à présent, assez bien réussi à vous documenter sur le Tout-Paris mondain. Faut-il croire que vous désirez sur ce gentleman des renseignements que… — Il ne faut rien croire du tout, je connais M. Hardy, je l’ai vu, j’ai dansé avec lui, je l’ai entendu parler à la Chambre hier, je l’ai félicité ensuite de son discours. Je n’ai donc pas besoin de vous pour savoir de quelle couleur est sa moustache. — Alors ? — Alors, ce que je veux savoir, c’est votre impression, votre sentiment sur M. Hardy, ce que vous en pensez comme homme enfin. — Ah ! ceci est précis et j’y puis répondre sans difficulté, car Robert est mon ami. — Ah ! tant mieux, dit Maggy avec un élan qu’elle ne songea pas à réprimer. — Est-ce pour moi ou pour lui, ce tant mieux ? — Pour les deux. Et où peut-on le voir, M. Hardy ? Sort-il, reçoit-il, est-il mondain… est-il… marié ? La jeune fille avait énoncé cette dernière question avec hésitation visible, en même temps qu’une légère rougeur colorait ses joues. Lucien Bermont la regarda bien en face, souriant, un peu amusé de son trouble ; en même temps il glissa un coup d’œil sur la vieille fille qui, à une table voisine, feuilletait un album sur lequel Maggy collectionnait poésies, dessins, devises et souvenirs au hasard des rencontres. — Oh ! oh ! fit le capitaine, que de questions, je prends la dernière d’abord : non, Robert n’est pas marié et je ne sache pas qu’il ait aucune idée matrimoniale. Quant aux autres, voilà : il sort peu, travaille beaucoup chez lui, mais on peut néanmoins le saisir au vol dans certains milieux. Ainsi, après-demain, il va au bal de l’X. — De l’X ? — Oui, mademoiselle, c’est ainsi que nous appelons de temps immémorial le bal des anciens élèves de la société d’admiration mutuelle dont vous parliez tout à l’heure. — Cela m’amuserait de voir pareille réunion : où a-t-il lieu, ce bal ? — A l’hôtel Continental. — Bien, et après ? — Après, ma foi, il ira peut-être samedi chez Soueng-Pao-Ki. — Qui ça, Soueng-Pao-Ki ? — Le ministre de Chine à Paris. Robert est un assidu de la maison. — J’irai chez Soueng-Pao-Ki. — Ah ! pour cela non, fit le capitaine en riant ; ignorez-vous que les portes des Chinois ne s’ouvrent que pour le s**e laid ? Mais vous pourrez vous rattraper le mercredi suivant : il y a dîner et réception chez Mrs Clarke, faites-le inviter, il n’osera pas refuser ; et puis, il y a le vendredi à la Chambre, jour d’interpellation, c’est son jour favori ; il interpelle à jet continu. — Décidément, M. Bermont, vous n’êtes pas sérieux ce soir. Si vous voulez que je vous pardonne, tenez-vous au courant des faits et gestes de votre ami, et surtout n’ayez pas le mauvais goût de lui répéter notre conversation. — Merci de la confiance… alors la sérénade du Saïs ? — M. Bermont, vous allez dire une impertinence. L’entrée de M. Pleadge coupa court à l’excuse que le jeune officier se préparait à formuler. Le banquier n’était plus l’homme calme et flegmatique des jours précédents : une mauvaise humeur des plus marquées se lisait sur son visage plus coloré que de coutume. Il tenait à la main le Réveil de Paris, petite feuille au tirage restreint, sur laquelle on remarquait une manchette en grosses lettres. — Vous souvenez-vous, miss Maggy, fit-il les bras croisés, de ce petit journaliste qui a eu l’audace de nous aborder hier à la Chambre ? — Je crois bien, vous lui avez tourné le dos et moi je lui ai ri au nez ; je le regrettais presque. — Ne regrettez rien, vous avez peut-être cru comme moi qu’il avait été édifié par notre accueil ? Eh bien ! il n’en est rien. — Certes, oui, je me souviens, physionomie intelligente, yeux très vifs, pas un poil de barbe, un monocle large comme un œil-de-bœuf… Il m’a amusé, je vous l’avoue, avec son aplomb de moineau de Paris. — Eh bien ! il ne vous amusera pas aujourd’hui, car son aplomb dépasse toutes les bornes, il paraît que vous lui avez fait des confidences, tenez, lisez… Sous la signature Luc Harn, on lisait en effet l’interview refusée par Maggy et que le journaliste avait forgée de toutes pièces sous le titre flamboyant : Chez la Reine du Pacifique !… L’interview débutait par un portrait enthousiaste et sincère de l’Américaine. L’enthousiasme avait même amené sous la plume du reporter des images peu ordinaires, celle entre autres où, parlant de ses yeux bleus et de son teint nacré, il les avait comparés à « deux saphirs dans une jatte de crème » ! Puis c’était le récit d’une conversation fabriquée de la première à la dernière ligne, conversation entremêlée d’ailleurs d’allusions délicates et de mots heureux ; mais le sourire de la jeune fille s’éteignit pour faire place à une rougeur fugitive, lorsqu’elle lut, mise dans sa bouche, la plus chaleureuse approbation du discours de Robert Hardy. Comment, n’ayant rien entendu, cet inconnu avait-il pu soupçonner ? — N’est-ce pas, miss Maggy, quel cynisme chez ces gens là, reprit le banquier qui avait remarqué le changement de physionomie de la jeune fille et l’attribuait au mécontentement. Mais le comble du toupet chez ce galopin, c’est d’avoir osé épingler au journal lui-même la note manuscrite que voilà. — C’est donc lui qui l’a déposé ici ? — Vous pensez bien que sans cela je n’aurais pas songé à lire cette feuille de chou. Et le banquier tendit à la jeune fille une carte-correspondance sur laquelle Maggy lut à haute voix : — « Si miss Wishburn est aussi charitable que belle, elle ne démentira point, pour ne pas enlever à son très humble admirateur et trop fantaisiste historiographe l’occasion inespérée d’entrer, grâce à elle, dans un grand quotidien de Paris. » — Je lui en donnerai du grand quotidien, fit le banquier ; c’est un huissier qui lui portera ma réponse. — N’en faites rien, mon cher M. Pleadge, fit la jeune fille repliant le journal et en le mettant dans un buvard près d’elle ; franchement ce pauvre garçon n’a pas fait grand mal ; et puis s’il a trop d’imagination, on ne peut lui refuser de l’humour, de la verve… Tenez, sincèrement, je souhaite même que cette soi-disant interview lui porte chance. — Vous êtes un peu trop bonne, miss. — Non, pas trop ; nous autres Américains, nous n’avons pas le droit de nous montrer sévères : n’est-ce pas notre Barnum qui pendant cinq ans a exhibé d’un bout à l’autre des Etats-Unis une vieille négresse achetée au Texas, en la faisant passer pour la nourrice de Washington ? Ce souvenir dérida le banquier. D’ailleurs, il était aux ordres de la jeune fille en tout et pour tout. Avec une inlassable bonne grâce, il se prêta à tous les désirs qu’elle lui exprima les jours suivants : dîners, soirées, bals, séances à la Chambre, partout où la jeune fille savait devoir rencontrer Robert Hardy, le banquier dut la conduire et l’accompagner. Paris s’amusait follement cet hiver-là. Jamais saison n’avait été si joyeuse, si animée. En vain dans le peuple, l’orage grondait déchaîné par les meneurs ; en vain les grèves se multipliaient farouches, sanglantes : en vain la France était entraînée à sa ruine par une poignée de politiciens sans vergogne, jouisseurs et corrompus. Elle n’avait plus d’armée ; elle n’aurait bientôt plus de marine : tout ressort moral, toute énergie, tout esprit de lutte, de combativité semblait avoir disparu chez ce peuple qui avait rasé la Bastille, démoli les trônes et jeté en défi à l’Europe une tête de roi. L’aristocratie française, si fière jadis, débris de cette élite qui avait fait l’ancienne France, ne songeait qu’à s’amuser et à redorer ses blasons en trouvant des dots pour ses fils au-delà de l’Atlantique. La bourgeoisie, prise elle aussi de fringale de plaisirs, ne voulait plus que thésauriser et jouir ; le peuple seul, dans sa partie saine et instruite, eût gardé la notion de la fierté nationale, s’il n’eût vu au-dessus de lui les classes dirigeantes se désintéresser des grands intérêts du pays. Ce qui restait de l’ancienne armée achevait de se dissoudre : le feu sacré du patriotisme n’était plus qu’une petite flamme gardée précieusement au fond du cœur de quelques-uns, mais vacillant au cœur des autres, au moindre souffle venu de la Bourse. Les fêtes, donc, succédaient aux fêtes, mais sous ces dehors gais, brillants, animés, s’étalaient la veulerie et la corruption ; et Robert Hardy continuait à les stigmatiser avec une énergie farouche. Inlassable dans la lutte qu’il avait entreprise, tout terrain d’action était bon pour son apostolat. Il avait trouvé en Maggy une âme enthousiaste, une élève passionnée. Elle avait du premier coup épousé toutes ses idées, partagé toutes ses indignations ; les valses, avec elle, se transformaient en promenades, puis en longues causeries qui éloignaient et exaspéraient le cercle des adorateurs empressés autour de la richissime héritière. Déjà la douce intimité à laquelle le jeune homme ne pouvait s’empêcher de se laisser gagner, devenait plus étroite, déjà les hommes politiques les plus en vue s’inquiétaient à la pensée que cet adversaire redoutable aurait bientôt à sa disposition pour les élections prochaines, les millions de dollars de sir Jonathan Wishburn, lorsqu’un soir, en rentrant d’un bal, miss Krockett, la vieille anglaise qui accompagnait Maggy dans ses voyages, lui remit le câblogramme de San Francisco qui la priait de partir pour Saint-Pétersbourg, où l’attendait un télégramme chiffré. Elle télégraphia aussitôt à Lucien Bermont : Je suis obligée de partir demain pour Pétersbourg et ne sais combien durera mon absence ; je prends demain soir, 9 heures, le Nord-Eclair. Venez à la gare avec M. Hardy. Je tiens à vous dire adieu à tous deux avant de quitter Paris. 3 O. de Sedtitz, poète allemand.
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