Souple, mielleux, en quelques mots habiles, il rendit hommage au talent de son jeune et honorable collègue.
— Mais cette éloquence, dit-il, est digne d’une meilleure cause. Le spectre jaune que l’on vient d’agiter devant la Chambre est une vieille connaissance. L’orateur vous l’a d’ailleurs rappelé lui-même tout à l’heure ; mais il est une chose qu’il a omis de vous remémorer, c’est que le souverain guerrier qui l’a mis jadis à la mode s’en était habilement servi pour surcharger son peuple d’impôts nouveaux.
« C’est ce que M. Robert Hardy appelle tenir une nation en haleine.
« Grâce à ce mirage, l’empereur allemand a augmenté sans cesse une armée et une flotte bien inutiles, depuis que les partisans d’une revanche absurde ont été peu à peu éliminés de nos rangs par la volonté suprême des électeurs.
« Mais il y a plus, messieurs, et quand on fait de la grande éloquence, il faut faire aussi de la logique.
« L’Invasion jaune n’a pas seulement pour elle cet impérial parrain ; elle a aussi nos missionnaires, nos excellents missionnaires de Chine que l’on peut bien ranger au nombre de ceux qui ont été là-bas fort inutilement réveiller le lion endormi.
« Or, nul n’ignore dans cette Chambre, et je ne crois pas devoir chagriner M. Hardy en le répétant, que notre collègue a d’excellentes références dans le Se-Tchouen, dont son oncle, M. Périgoux, s’intitule le vicaire apostolique.
« C’est donc bien le député de Paris dont nous avons entendu la voix, mais les paroles qu’il a prononcées viennent de plus haut et de plus loin ; vous m’entendez bien, mes chers collègues, ce sont les instructions, les vœux, les ordres de la congrégation.
A ce mot, des bravos formidables retentirent à l’extrême-gauche ; l’orateur répondit à ces encouragements par un signe de la main, portée à la hauteur du front et sur le mode ironique.
— On pourrait croire, messieurs, reprit-il, que des hommes qui ont quitté leur patrie pour se fixer définitivement à l’étranger, ont perdu quelque peu le droit de se mêler encore des affaires de leur pays d’origine, il n’en est rien : leur sollicitude s’exerce encore à des milliers de lieues et leur ombre s’étend bienveillante sur le césarisme, leur régime de prédilection.
« Que notre perspicacité ne s’y trompe donc pas, mes chers collègues et amis ; l’évocation saisissante qui vient d’être faite devant vous, avec une maestria à laquelle je suis le premier à rendre hommage, est une simple diversion d’évêque ; elle vient du monde jaune, c’est vrai, mais son origine est dans le monde noir, et le grand mérite de M. Hardy est de vous l’avoir servie avec une remarquable opportunité pour sauver le militarisme agonisant.
L’agitation était maintenant reportée à son comble, mais en sens inverse par cette intervention.
En vain Robert Hardy, escaladant à nouveau la tribune, clama dans le tumulte méthodique qui lui était opposé, le dévouement des missionnaires, leur attachement à la France, les services immenses qu’ils rendent à la cause nationale, à la cause de l’humanité ; la majorité s’était ressaisie, les meneurs habituels avaient une fois de plus su reprendre, avec le même succès, le vieux refrain qui leur avait valu tant de scrutins victorieux.
Le vote, cette fois, était bien acquis à la majorité qui se dessinait, les timides, les hésitants, ceux que, dans la Convention, on appelait « les crapauds du marais », apportaient en hâte l’aide de leurs bulletins.
L’armée française avait vécu.
— C’est incroyable, fit Maggy qui paraissait comme abasourdie ; il a suffi de l’inepte raisonnement de ce poussah pour retourner tous ces hommes ; mais c’est écœurant, que va dire le peuple !
— Le peuple, répondit M. Pleadge en se levant, il criera : « A bas la calotte ! »
Lentement les tribunes se vidaient. Dans la salle, le Président avait disparu, et quelques députés par groupes causaient entre eux, encore enfiévrés de la discussion.
Le banquier et la jeune fille descendirent pensifs : dans la petite salle rectangulaire où ils débouchèrent, plusieurs parlementaires étaient assis : quelques-uns écrivaient.
L’un d’eux se leva brusquement et se dirigea vers M. Pleadge.
— Ah ! cher monsieur, dit-il, que je suis heureux de vous voir ! Seriez-vous assez bon pour me présenter à miss Wishburn ?
Le banquier se tourna légèrement vers sa compagne.
— Miss Maggy, fit-il, j’ai l’honneur de vous présenter M. Laforest, ministre des Finances.
— Qui est heureux de vous offrir ses respectueux hommages, mademoiselle.
Maggy s’inclina légèrement, soudain très hautaine, et l’homme d’Etat, visiblement gêné, se tourna vers le banquier.
— Mon cher ministre, fit M. PLeadge, savez-vous que ce vote me fait réaliser une superbe affaire de Bourse ?
— Comment, fit M. Laforest, en souriant… vous aviez… à Londres.
— Oui.
— Eh bien ! si vous avez risqué la forte somme, vous avez bien failli boire le bouillon : ce Robert Hardy a failli tout perdre.
Maggy avait entendu : elle eut une moue de dégoût et, se détournant, elle se trouva face à face avec un jeune homme de 25 à 26 ans, qui, debout à quelques pas d’elle et crayonnant avec rapidité sur un bloc-notes, prenait manifestement un croquis de la belle jeune fille.
Tous les yeux d’ailleurs étaient fixés sur elle : elle imposait l’attention par son charme, son éclatante beauté et aussi, il faut bien le dire, par son nom que chacun chuchotait en s’arrêtant.
Le jeune secrétaire à monocle, tout fier d’avoir guidé vers la tribune la fille du milliardaire américain, avait déjà répandu partout la nouvelle de la présence de miss Wishburn, et ce nom, aussi connu depuis quelques années, que ceux de Pierpont Morgan, de Rockefeller et de Gould, avait éclaté comme un feu d’artifice dans ce milieu où la politique se confondait depuis quelques années avec le culte de l’argent.
* * *
Le jeune reporter qui, avec l’indiscrétion naturelle à sa profession, essayait de saisir au vol le charmant profil de Maggy, répondait au nom ou au pseudonyme, on ne savait pas au juste, de Luc Harn.
Ce jour-là il errait, lamentablement triste, dans le salon de la Paix, en proie à des méditations qui, si elles avaient coloré son épiderme, en eussent fait un n***e des plus foncés.
C’était vraiment bien la peine d’avoir si brillamment ajouté sa licence ès lettres à la licence en droit, d’avoir appris l’anglais et l’allemand et d’avoir même une teinte de lettré chinois, pour être dans une situation aussi précaire.
Car c’était toujours l’aléa, le dîner incertain, la jaquette où l’œil anxieux craint, chaque matin, de découvrir l’irrémédiable usure.
Journaliste ! il était journaliste : joli métier, mais quand il nourrit son homme. Or, dans la petite feuille où s’étalait le nom de Luc Harn, on payait peu ou point.
Ah ! s’il pouvait arriver un jour à faire le reportage sensationnel !
Joudy, le célèbre Joudy, directeur de l’Eclair, le lui avait bien dit :
— Faites-moi quelque chose qui sorte de l’ordinaire, quelque chose qui frappe l’imagination, et je vous prends dans ma rédaction.
Mais où trouver une occasion de reportage ? Plus de guerre, donc plus de correspondant. Rien de saillant en Europe, sinon une expédition au pôle Nord où il était bien difficile d’aller cueillir ses impressions.
Comme il est commode de frapper l’imagination avec les faits banals de la vie courante, crimes, faillites, adultères, menue monnaie de la vie de Paris ! De guerre lasse, il était venu à la Chambre, espérant, au train dont allaient les choses, voir une bataille rangée s’engager dans l’hémicycle ou une bombe tomber du haut des tribunes.
Aucun de ces deux événements ne s’étant produit, il se résolut, en fin de séance et pour ne pas revenir bredouille, à extirper une interview au ministre des Finances sur la répercussion qu’allait avoir la suppression de l’armée permanente sur le budget ; Laforest venait de traverser la salle du pas pressé qu’il affectait de prendre dans les couloirs pour décourager les journalistes et intimider les solliciteurs. Luc se précipita dans son sillage, mais il s’arrêta soudain : à quelques pas de lui, droite, élancée, une jeune fille à l’air hautain et dominateur, au profil de vierge, attirait tous les regards ; il entendit murmurer son nom par un voisin : miss Wishburn.
Wishburn ! Mais c’était le Roi du Pacifique, un des astres financiers du pays des dollars. Et cette jeune fille, l’unique affection du financier, était la « Reine du Pacifique » !
Une interview avec cette merveilleuse créature, sur laquelle la nature et la fortune semblaient avoir, à l’envi, déversé tous leurs dons, voilà qui lui servirait d’entrée en matière auprès de Lacaze, pour avoir le reportage sensationnel qu’il cherchait.
Il vit de suite le titre alléchant de l’article, et doué naturellement d’un aplomb imperturbable, il se planta devant M. Pleadge le plus naturellement du monde.
Le banquier mit un certain temps à s’apercevoir que les saluts répétés du jeune homme s’adressaient à lui.
Il répondit enfin d’un léger signe de tête et sèchement :
— Vous désirez, monsieur ?
En quelques mots, Luc Ham se présenta : attaché à la rédaction d’un grand journal, admirateur des puissants industriels qui faisaient des Etats-Unis le centre des affaires mondiales, il désirait fixer les lecteurs sur la situation actuelle des trusts et les conséquences que…
Il ne put terminer sa phrase : l’Américain lui avait tourné le dos.
Sans se démonter, il se retourna vers Maggy qui avait écouté machinalement, quelque peu amusée du verbiage ; quelques instants encore, il exprima en termes chaleureux le désir qu’auraient les milliers de lecteurs de l’Eclair de connaître les sentiments éprouvés à cette séance de la Chambre par la Reine du Pacifique.
Le qualificatif était débité avec un aplomb si comique que soudain Maggy ne put contenir un frais éclat de rire.
Mieux encore que le brutal demi-tour du banquier, il coupa court à l’éloquence du jeune homme.
Mais déjà Maggy était redevenue sérieuse, et plantant là brusquement son étrange interlocuteur, elle fit quelques pas dans la direction du salon de la Paix.
Un jeune homme venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte.
Il avait été aussitôt entouré, mais il se dégageait vivement, car devant lui, souriante, l’Américaine lui tendait la main.
— Je suis heureuse, M. Hardy, dit-elle d’une voix ferme, d’avoir l’occasion de vous rencontrer. Je tiens à vous dire quelle puissante et bienfaisante émotion vos paroles m’ont fait éprouver tout à l’heure.
Le banquier avait pris congé du ministre d’un signe de tête familier : il suivit sa compagne, et saluant :
— Miss Maggy vient de vous dire, monsieur, les sentiments que lui avait inspirés votre beau discours ; croyez bien que, de mon côté, j’ai admiré la vaillance avec laquelle vous plaidiez votre cause.
— La cause de la France, monsieur, interrompit presque sèchement le député.
— Oui, oui, bien entendu, quoique cependant…
— Je regrette alors de ne pas vous avoir convaincu, monsieur, interrompit Robert Hardy, sur le même ton ; doublement merci, mademoiselle, de m’apprendre que j’ai été plus heureux avec vous.
— Oh moi, monsieur, fit Maggy d’une voix profonde, j’ai été de cœur avec vous du premier au dernier mot, et je plains vos compatriotes de n’avoir pas compris.
— Mais croyez bien que j’ai compris, miss Maggy, protesta M. Pleadge en souriant ; je veux dire seulement que j’ai peine à croire à la réalité, et surtout à la proximité de ce Péril jaune si puissamment évoqué par M. Hardy.
« Pour qu’il y ait péril, il faudrait des millions et des millions d’envahisseurs.
— Les Japonais n’ont qu’à écrémer les quatre cents millions de Chinois de l’empire, fit le jeune député, ils auront plus de soldats qu’ils n’en voudront.
— Mais à ces millions de soldats, il faut un nombre proportionné d’officiers.
— Les Japonais seront eux-mêmes ces officiers.
— Il leur faut des armes.
— La Chine est riche ; elle trouvera des fusils, des canons, quand elle voudra et autant qu’elle en voudra.
— Les usines du Japon et de la Chine réunies, dit encore M. Pleadge, n’arriveraient pas à en fabriquer le nombre voulu.
— Ils s’adresseront ailleurs. Mais tenez, mademoiselle, aux Etats-Unis, l’intensité de la fabrication métallurgique bat actuellement son plein ; quel est l’industriel qui refuserait aux Chinois une commande d’armes, alors même qu’il lui serait démontré que ces armes seront tournées contre nous ? Aucun.
— Oh ! se récria Maggy.
— Aucun, mademoiselle : notre siècle est celui de l’argent ; pour posséder une fortune, pour l’accroître toujours et sans cesse, l’homme d’affaires, celui que vous appelez businessman, est capable de toutes les compromissions.
« Et je ne parle pas seulement de votre pays, mais du nôtre : la fièvre de l’or est générale, elle domine tout.
« Il y avait encore dans notre pays un milieu où elle ne sévissait pas, où il y avait autre chose : le culte de l’honneur, les traditions d’un passé glorieux, de l’idéal enfin : c’était l’armée, vous savez maintenant ce qu’il en reste !… »
— Mais, objecta encore le banquier, ce n’est ni le nombre, ni l’armement qui constitue une armée.
— Vous avez raison, monsieur, ce qui fait une armée, c’est le dévouement absolu du soldat à son chef et le mépris de la mort ; or, ce sont là des qualités japonaises et chinoises. Nos armées d’Europe tiennent à la vie, elles discutent les ordres, elles ne seront pas de force.
« Oui, reprit le jeune homme d’une voix grave, cette Invasion jaune, nous la verrons ; rappelez-vous cette prédiction, mademoiselle, quand vous aurez regagné votre pays, la seule partie du monde qui n’aura rien à en redouter. Nous la verrons, vous dis-je, et à côté d’elle les boucheries de Liao-Yang, de Port-Arthur, de Moukden ne seront que des engagements sans importance ; ces grandes batailles qui nous ont fait frémir n’auront été que les prologues du drame qui ensanglantera le monde !