— Et il ne s’est pas trouvé un père de famille à la sortie de cette réunion pour reprocher à ce cuistre ces conseils ridicules ?
— Les pères de famille ! Ils ont applaudi, sans comprendre d’ailleurs ; en vérité, miss Maggy, il me semble à certains moments que ces gens-là marchent la tête en bas.
La jeune fille sourit tristement.
— C’est dommage, fit-elle, vous n’auriez pas dû m’amener ici, j’aurais gardé plus longtemps mes illusions sur la France.
Une sonnerie de clairon assourdie dans les couloirs l’interrompit : le président rentrait dans la salle, la séance reprenait.
— La parole est à M. Robert Hardy, proclama une voix chevrotante.
Maggy tressaillit.
Elle connaissait ce nom et fixa la tribune.
Oui, c’était bien lui, son danseur de l’avant-veille.
C’était ce jeune ingénieur qui lui avait été présenté à la soirée de l’ambassade américaine.
Elle n’avait échangé avec lui que les banalités courantes, mais elle avait remarqué son regard clair, lumineux et franc, son aisance, sa distinction, son attitude décidée.
Il était donc député ?
Pourquoi n’en avait-on rien dit au moment de cette présentation ? Le titre pourtant valait bien celui d’ingénieur sous lequel on l’avait qualifié.
La jeune fille interrogea le banquier.
— C’est un député de Paris, répondit M. Pleadge, je ne sais pas au juste de quel arrondissement : de la Villette, je crois. Il a été élu alors que personne ne pensait à lui, on ne le connaissait même pas : il est passé dans une saute de vent.
— Il a de la ligne… de la tenue…
— De plus, jolie fortune, paraît-il, spirituel, mordant, incisif ; il fait une guerre acharnée aux internationalistes. Seulement, voyez, c’est la tactique ordinaire : ses adversaires ont fait le vide dans la salle.
Le jeune député avait en effet commencé son discours devant des banquettes à peu près vides. Assis devant leurs pupitres, quelques députés écrivaient, achevaient en hâte l’énorme correspondance qui incombe chaque jour à ces maîtres, esclaves du suffrage universel ; d’autres lisaient sans vergogne les journaux de leurs circonscriptions.
Au banc des ministres, deux hommes causaient avec animation, et l’un d’eux élevant la voix, on entendit des tribunes le murmure à peine assourdi d’une discussion.
Robert Hardy s’arrêta brusquement au milieu d’une phrase.
— Je demande pardon à monsieur le président du Conseil, dit-il ; je dérange sans doute sa conversation.
En un instant toutes les têtes se relevèrent, brusquement tournées vers la tribune : les deux ministres s’étaient éloignés l’un de l’autre : le président, qui somnolait, crut devoir rappeler tout le monde à l’attention due à l’orateur et le pria de continuer son discours.
— Je le reprends, dit le jeune homme.
« Je vous ai montré les haines, les jalousies qui arment les grands Etats de l’Europe, messieurs : elles sont aussi vivaces aujourd’hui qu’hier.
« Les nations sont liées, me direz-vous, par des traités d’arbitrage, des rapprochements, des ententes cordiales, termes aussi variés que fugaces, innovés pour les besoins d’une politique à courte vue.
« Nous réalisons pour notre compte le délicat problème d’entretenir de bonnes relations avec des puissances qui se détestent et se mesurent du Bosphore à la mer Jaune. Notre ministre des Affaires étrangères est un merveilleux équilibriste. Si, par sa conception particulière des relations d’Etat à Etat, il parvient à consolider cette paix, je l’approuverai de ma parole et de mon vote, car cette paix, vous avez raison, messieurs de la majorité, cette paix avec nos voisins, il nous la faut et j’applaudis à la générosité de cet Américain qui vient de faire élever à La Haye le palais de l’Arbitrage, le temple de la Paix.
« Je dirai plus, messieurs, la guerre en Europe, nous ne l’aurons point, car l’honorable orateur qui m’a précédé à la tribune l’a dit fort justement : notre République humanitaire ne menace personne.
« Elle n’est pas une menace, ni au point de vue militaire, ni surtout au point de vue économique.
« Il est bien certain, en effet, que nos ouvriers ne vont pas concurrencer chez eux les Allemands et les Italiens ; nos industriels, nos commerçants ne sont pas près d’accaparer le marché mondial au détriment des Anglais et des Américains, et notre flotte commerciale n’encombre pas de ses paquebots les quais des grands emporia maritimes.
« Ah ! non certes, messieurs, nous ne gênons personne ; nous nous faisons même bien petits, et s’il nous arrive par hasard de heurter un voisin, nous lui demandons bien poliment pardon ; aussi je suis pour une fois de l’avis de la majorité : nous n’aurons pas la guerre en Europe, parce que nous ne la voulons pas et parce que la paix, telle que nous la pratiquons, assure à nos concurrents des résultats supérieurs à ceux que leur donnerait la force des armes.
Des cris s’élevèrent : « Concluez !… », « A la question !… », « Clôture !… ». Mais, imperturbable, dédaigneux, Robert Hardy continua.
Il entra dans le détail, récapitula, précisa les concessions de toutes sortes que la France avait consenties à telle ou telle nation, suivant le jeu instable de ses relations du moment.
Tantôt c’était le tribut de son or donné à l’étranger, déplaçant l’axe de la fortune publique, tantôt des remaniements coloniaux aussi onéreux qu’humiliants ; abandons ici, semblants d’acquisitions là.
Puis il passa au lamentable défilé des lâchetés politiques ; montra les initiatives individuelles désavouées, les énergies contrariées, énuméra enfin, avec une âpre concision, les conséquences lamentables du mot d’ordre gouvernemental : Paix à tout prix !
La salle petit à petit se garnissait ; l’incident du début entre Robert Hardy et le président du Conseil s’était colporté dans les couloirs ; les députés curieux revenaient en séance, gagnaient leur place.
On sentait que l’orateur, sûr de son sujet, était documenté ; voulait aller jusqu’au bout, bousculant des paravents menteurs, ne craignant pas de s’attaquer au mystérieux tabernacle dans lequel se confine, inattaquable, le successeur de Richelieu.
Le silence même s’était fait : âpre et cinglant, Robert Hardy brossait maintenant le tableau de la situation morale du pays.
Cette paix si convoitée, on l’avait donc ; mais de quel prix l’avait-on payée ?
L’heure était venue de faire l’inventaire et de montrer le passif.
Ce passif, il n’était pas seulement dans notre diminution à l’extérieur, dans la faillite de notre prestige au dehors ; il était surtout dans la diminution des caractères, dans la faillite de la virilité française.
Alors Robert Hardy parla de l’armée.
Comment avait-on pu espérer que l’armée, émanant de la nation, pourrait se créer une atmosphère à part dans cette nation aveulie, molle, incapable d’efforts ?
L’armée ! mais elle aussi allait manquer de ressort et d’énergie ! Les officiers, lentement, savamment découragés, s’enlisaient.
Ils finissaient par faire comme tout le monde.
Cette guerre, que tout le monde redoutait, eux aussi, avaient renoncé à la souhaiter.
Ils accomplissaient encore le geste habituel, comme le prêtre incroyant qui, longtemps avant de quitter la robe, célèbre sans foi les cérémonies rituelles ; ils obéissaient encore aux machinales coutumes, mais l’amour du sacrifice, la soif du dévouement, tout cela n’était plus qu’une lueur falote, une faible chaleur gardée au fond du cœur de quelques croyants.
— Voilà ce que vous avez fait de l’armée, conclut le jeune député.
— Tant mieux, hurla un parlementaire hirsute et débraillé, qui, depuis l’origine du discours, s’agitait comme un rat empoisonné.
Les cris, les interruptions avaient recommencé, hachant le discours de Robert Hardy, mais ils ne parvenaient pas à couvrir la voix puissante, chaude, bien timbrée, qui résonnait dans l’hémicycle, fouaillant sans pitié les hypocrisies et débridant les plaies, sans s’arrêter aux hurlements du patient.
— Oui, répétait-il, voilà ce que vous en avez fait ; et ce fantôme d’armée, au lieu de le revivifier, de lui rendre un cœur, une âme, le sentiment de sa force, vous voulez maintenant en abolir jusqu’au souvenir !
« Eh bien ! messieurs, je vous le dis avec toute l’énergie dont je suis capable, à l’heure grave où nous sommes, ce que vous voulez faire est un crime !
« C’est le suicide même de la France !
Il s’interrompit un instant, laissa passer quelques apostrophes, et, dédaigneux, les bras croisés :
— Vous ne voyez donc rien ! reprit-il ; vous ne sentez donc rien ! en dehors de vos misérables querelles de partis ? Il n’y a donc, pour vous, rien… rien ?…
« Vous ne percevez donc pas les grondements précurseurs de l’orage qui se forme là-bas en Extrême-Orient ?
Cette phrase fut comme une douche sur le dos d’un agité… les cris cessèrent, un silence relatif s’établit.
Robert Hardy poursuivit, amer, puis grave :
— De grâce, messieurs, laissez pour un instant les vains propos, les byzantines discussions et écoutez-le, ce bruit qui monte !
« Le Japonais est prêt à la lutte ; avec sa merveilleuse souplesse, son ardent patriotisme, il a mis sur pied une armée formidable et merveilleusement entraînée.
« Seulement, cette fois, il n’est plus seul ; il a jeté en Chine, avec ses ingénieurs, ses officiers, ses hommes d’Etat, les cadres d’une invasion.
« Messieurs, ne l’entendez-vous pas gronder, cette Invasion jaune ?
« Jadis, un souverain, à qui on ne peut refuser le mérite de la clairvoyance et qui a su tenir son armée et son empire en haleine, la symbolisait dans un tableau fameux… Vous en avez ri… la prédiction peut être réalité demain.
« Messieurs, songez-y !
« Et vous, monsieur le ministre des Affaires étrangères, si vos diplomates et vos consuls ne vous renseignent point, qu’il me soit permis, en cette enceinte d’où peuvent encore sortir des résolutions viriles et des mesures de salut, qu’il me soit permis de vous dire :
« L’heure est grave, la Chine est en fermentation.
« La guerre à l’Europe est prêchée partout : dans les provinces, les vice-rois, les fou-tai, les tao-taï sont les complices d’une révolution qui se prépare et auprès de laquelle celle des Taï-Pings sera un jeu d’enfant.
« La dynastie mongole détruite, la façade qui amuse nos diplomates abattue, que trouverons-nous derrière elle ?
« Nous trouverons des millions d’hommes vigoureux, sobres, fanatiques, infatigables — vous les avez vus à l’œuvre, — peu soucieux de la vie, car ils croient à l’immortalité de l’âme, acharnés contre les Blancs, contre ces Blancs qui ont dépecé leur patrie et v***é leurs tombeaux.
« Messieurs, le lion endormi depuis des siècles est aujourd’hui réveillé, et que vous le vouliez ou non, il faut regarder en face ce danger aussi effrayant que nouveau.
« Ce n’est pas de notre Indo-Chine qu’il s’agit : le Japon n’en fera qu’une bouchée quand il voudra.
« Non, c’est la ruée de l’Asie sur l’Europe qui va reprendre après six siècles d’assoupissement.
« Et en ce moment, ce n’est pas pour nos colonies perdues d’avance que je crains, mais pour notre France que l’énormité des distances ne préservera point, pour notre France, entendez-vous ?
Le silence était devenu profond : les quelques rares députés restés dans les couloirs rentraient dans la salle sur la pointe des pieds.
— Il n’y a pas de distances, pas de montagnes, pas d’obstacles pour des masses fanatisées, poursuivit le jeune orateur.
« Les hordes déchaînées de la race jaune retrouveront vers l’Europe les traces d’Attila et de Gengis-Khan : elles balaieront tout sur leur passage.
« Et ce ne seront plus les cavaliers huns ou les sabreurs mongols que vous verrez accourir du fond de l’Asie ; mais des régiments à la japonaise munis d’armes perfectionnées, dirigés par un état-major que vous connaissez bien, et qui a fait ses preuves, une invasion méthodique, savante, terrible, à laquelle il faudra opposer de véritables armées.
« Où sera la nôtre, messieurs ?
« Amollis dans le bien-être, habitués au luxe, plus aptes à discourir qu’à porter les armes, vous verrez alors avec effroi ces nouveaux barbares, irrésistibles par leur nombre autant que par leur organisation, détruire cette civilisation dont vous êtes si fiers !
« Vous ferez appel aux conférences, aux arbitrages, vous réclamerez vos légions !
« Comme une armée ne s’improvise pas, vous pleurerez alors des larmes de sang, en maudissant ceux qui l’ont détruite, et sous le coupe-coupe du Jaune victorieux, la dernière protestation pacifique s’éteindra dans un hoquet s******t !
« L’avenir, messieurs, le voilà !
Debout, le bras tendu dans un geste d’une incomparable grandeur, Robert Hardy dominait maintenant l’Assemblée.
La vision du cauchemar qu’il venait d’évoquer dans un jet de sauvage éloquence emplissait la salle, et de la Chambre subjuguée une rumeur énorme monta quand il se tut.
Une partie des députés étaient debout, applaudissant, gesticulant.
Les cris « Aux voix ! », « Aux voix ! » dominaient le tumulte.
Emporté soudain par une force magnétique, faite de volonté et de vérité, le Parlement subissait l’ascendant de l’homme qui l’avait fait vibrer.
Très pâle, les deux mains appuyées au rebord de la tribune, Maggy avait suivi avec une émotion croissante la parole ardente et passionnée de Robert Hardy.
Le banquier lui-même, malgré son flegme, semblait impressionné.
— Ils sont moins bas que je ne le croyais, dit-il à voix basse ; on peut encore les faire vibrer : à défaut d’autre argument, ils comprennent encore celui de la peur… le vote est acquis, ma combinaison de Londres est dans l’eau.
Les huissiers déjà allaient faire circuler les urnes, quand la voix atone du Président annonça :
— La parole est à M. Garignac.
Des « ah ! » des « oh ! » se firent entendre ; quelques députés réclamaient la clôture, d’autres à l’extrême-gauche applaudissaient chaleureusement.
Attendant tranquillement que le tapage eût cessé, un petit homme tout rond, au crâne entièrement chauve, aux longs favoris poivre et sel, se tenait immobile à la tribune.
De sa main grasse, surchargée de bagues, il assujettit sur un nez un peu fort un lorgnon à monture d’or, puis, dans un moment d’accalmie, il commença.