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2003 Words
2.Une séance historique Un landau électrique des plus élégants venait de stopper au débouché du Cours-la-Reine, sur la place de la Concorde. Une tête un peu forte, à la barbe grisonnante soigneusement taillée en carré, s’encadra à la portière. — Qu’y a-t-il, Louis ? — Monsieur, répondit le wattman, c’est un agent qui a levé son bâton : il y a une grande file de voitures du côté du pont… Va falloir attendre. — Eh bien ! allons à pied, dit une voix jeune et fraîche. Et, ouvrant rapidement la portière opposée, une jeune fille très blonde, grande, svelte, au teint éblouissant, sauta légèrement à terre sans attendre la réponse de son compagnon. Le banquier, car ce gros homme était sir Pleadge, directeur de la banque anglo-américaine Pleadge-Wishburn & C°, Limited, descendit derrière elle d’un pas pesant, et tous deux se dirigèrent vers le Palais-Bourbon. Vers le quai d’Orsay et le boulevard Saint-Germain, une foule énorme bordait les quais et battait les murs, dominée par les casques des gardes municipaux à cheval ; de nombreux agents par petits groupes circulaient au milieu d’une masse pressée de piétons et de voitures. — Vous voyez, miss Maggy, fit le gros homme en suivant avec peine l’exquise jeune fille, que je ne vous avais pas trompée. Toutes ces précautions policières trahissent les inquiétudes du gouvernement et nous promettent une séance sensationnelle. — C’est dommage, répondit la jeune fille, car je regrette presque d’aller m’enfermer là-dedans, quand c’est si joli ici. Et son regard se promenait ravi sur le splendide panorama qu’offre au dilettante de l’art ce coin de Paris, avec son immense place unique au monde, ses jardins, ses palais se mirant dans la Seine, avec cette animation gaie, de bon aloi, qui lui donne la vie : la jeune Américaine aimait cette foule alerte, vive, qui s’écoule rapide mais sans affairement, où chaque homme garde le souci de la tenue, où toutes les femmes retiennent l’œil par une attitude, un chapeau, un ruban, un rien qui fait de la Parisienne de race, aussi bien que de la riante midinette, un être distinct, toujours reconnaissable et introuvable ailleurs. M. Pleadge avait vaguement suivi le regard de sa compagne ; le paysage connu qu’il avait sous les yeux ne provoquait plus, chez lui, le moindre intérêt, et l’animation des coulissiers, leurs cris aux grands jours de hausse et de baisse sous le péristyle de la Bourse, avaient, seuls, le privilège d’exciter en lui quelque émotion. — Cette séance, reprit-il d’un ton quelque peu solennel, va peut-être décider des destinées de ce pays. Sir J. Wishburn, votre père, mon illustre correspondant, ne me pardonnerait pas d’avoir négligé pareille occasion de vous montrer un des aspects de la vie publique à Paris. — Je crains que cet aspect-là ne me gâte le souvenir des autres, murmura Maggy. Et soudain, hâtant le pas : — Pressons-nous, alors, fit-elle, peut-être n’aurons-nous pas de place. — Quant à cela, soyez sans crainte, miss, c’est Laforest, un ancien employé de la maison, ministre aujourd’hui, qui m’a donné des cartes… nous serons bien placés. — Mais que discutent-ils donc aujourd’hui de si important ? demanda la jeune fille, au moment où, s’ouvrant avec peine un passage dans la foule, ils arrivaient à la grille du Palais-Bourbon. — Oh ! c’est toute une histoire très compliquée, grasseya le banquier ; mais on peut la résumer en quelques mots : le parti socialiste ou internationaliste — car c’est la même chose — qui domine en ce moment, veut remplir aujourd’hui une des parties essentielles de son programme : détruire l’armée permanente et la remplacer par des milices. — Des milices comme il y en avait autrefois chez nous ? — Précisément. — Mais nous les avons remplacées nous-mêmes, ces milices, par une armée permanente… — Justement : c’est ce qu’il y a de curieux chez ce peuple français ; il choisit, pour s’affaiblir volontairement, le moment où tout le monde arme à outrance. « Après tout, conclut le banquier, en donnant une chiquenaude à la cendre de son cigare, cela le regarde, n’est-il pas vrai, miss Maggy ? Ils étaient entrés dans le vestibule qui donne accès aux tribunes de la presse ; un jeune homme, correctement moulé dans une redingote impeccable, monocle à l’œil et moustache fièrement relevée, s’avança vers eux avec empressement, s’inclina profondément devant la jeune fille et salua M. Pleadge avec une déférence marquée. Celui-ci lui rendit son salut assez froidement et sans lui tendre la main : — Bonjour, monsieur, fit-il ; M. Laforest se porte bien ? — Monsieur le ministre est à son banc, répondit le jeune homme en s’inclinant de nouveau, la séance est commencée ; il a dû, vous comprenez… l’importance de la discussion… il a regretté… — Fort bien, monsieur, je comprends, et c’est vous qu’il a chargé de nous conduire, sans doute ? — Précisément, et si vous voulez bien me suivre, j’aurai l’honneur… Quelques instants après, miss Maggy Wishburn et M. Pleadge étaient confortablement installés au premier rang de la grande tribune qui avoisine celle du corps diplomatique. Le buste légèrement penché en avant, la jeune Américaine inspectait la salle. Au-dessous d’elle, cinq cents têtes paraissaient écrasées dans les épaules, incrustées en arrière des pupitres et presque toutes s’agitaient, quelques-unes frénétiquement. Des éclats de voix vibrants emplissaient la vaste enceinte demi-circulaire qu’éclairait d’une douce lueur un plafond lumineux remplaçant la lumière du jour. De tous côtés des interjections, des cris, des bruits violents de pupitres retombant violemment sous la poussée des mains crispées, interrompaient, hachaient le discours. A la tribune, que dominait le fauteuil présidentiel, un homme en veston venait de monter : il parlait lentement, sans élever la voix, d’une façon nette, un peu sèche. Il pouvait avoir une cinquantaine d’années et son visage maigre, terreux, encadré d’une barbe grise vaguement taillée en pointe, ses yeux jaunes, ronds et fureteurs, lui donnaient une vague apparence d’oiseau de nuit. Après chaque période, il s’interrompait pour consulter de nombreux feuillets manuscrits qu’il tournait méthodiquement. — C’est Jules Niemann, le chef du parti internationaliste, murmura le banquier ; écoutez-le, c’est une occasion que vous ne retrouverez pas en Amérique, car jamais vous n’entendrez chez nous rien de semblable. Malheureusement, le tapage incessant ne laissait pénétrer jusqu’à eux que des bribes de discours. Dans un moment d’accalmie, Maggy put cependant saisir quelques lambeaux de phrases. — Oui, messieurs, c’est en agitant le vieux spectre des haines de race et des haines de peuple à peuple, c’est en répétant l’antienne séculaire des guerres fatales et des revanches nécessaires — revanches que nul ne désire — c’est en bernant l’ignorance des travailleurs, en spéculant sur la crédulité des simples, qu’on a réussi pendant si longtemps à abuser ce pays, à tromper le peuple. « Et moi je viens vous dire : ce temps n’est plus ! « Nous avons jeté bas de son piédestal cette religion surannée, ces relents de croyances puériles que nous apportait le souffle empesté venu de Rome : nous allons jeter bas à son tour cette autre religion, que ses fidèles appellent la religion du Drapeau, et qui aboutit, vous ne le savez que trop, à la négation des droits de l’Etat et à l’oppression des consciences républicaines. « Messieurs, j’ai nommé le militarisme ! « Que ce produit d’un autre âge disparaisse donc aux chauds rayons des temps nouveaux. « Que s’ouvre enfin, sous les pas de la France, prophétesse inspirée de la Révolution, l’ère de la fraternité universelle ! Debout, gesticulant, vociférant, toute la gauche s’était levée, applaudissant avec violence. L’orateur en profita pour absorder la moitié du verre de bordeaux placé devant lui. — Qu’y a-t-il de commun entre la religion et le militarisme ? demanda Maggy. — Rien, répondit M. Pleadge : les Français se gargarisent de mots ; l’art consiste à les choisir éclatants, redondants, à les associer de façon à faire image, à en tirer un effet sonore. Quand on y est arrivé, on est sacré orateur, on a de l’influence sur la foule, on en a surtout ici. Cependant, Jules Niemann avait pris un autre feuillet et reprenait, le bras étendu : — Seuls, messieurs, le césarisme, la soif des conquêtes ont besoin d’une armée permanente, instruite, fanatisée, prête au meurtre, au viol et au pillage. Notre République humanitaire, ne menaçant personne, n’a, par contre, personne à redouter. « Elle n’a pas besoin d’armée permanente. « Que les frontières s’abaissent donc devant le geste auguste et généreux que la République démocratique et pacifique renouvelle aujourd’hui à la face du monde ! Il s’arrêta un instant et, dans une allure de défi, enflant la voix : — Qui donc aujourd’hui oserait prendre l’initiative de répandre à nouveau sur le sol fécond de nos campagnes, le sang de nos enfants et de nos frères ! Qui donc aujourd’hui oserait déchaîner ce fléau monstrueux : la guerre ! Les nations, même encore courbées sous le joug du despotisme, ne consentiraient plus à voir se renouveler ces scènes de c*****e et d’horreur dont notre génération a été le témoin attristé ! « Disons-le donc bien haut, messieurs, la guerre est finie ! la guerre n’existe plus ! C’est un cauchemar dont seul subsiste en nos cœurs le souvenir exécré ! Le leader socialiste avait scandé cette dernière phrase avec une lenteur savamment dosée et l’avait achevée dans un geste brusque qui semblait plonger dans l’oubli des siècles le spectre s******t. L’index levé, il poursuivit sur le mode grave : — Je me trompe, messieurs, il subsiste autre chose que le souvenir ; il subsiste dans la nation une caste à part, imbue de son importance, bourrée de préjugés, qui vit de ce souvenir et exploite ce cauchemar ! « Deux milliards chaque année, deux mille millions de francs, messieurs, sont prélevés sur le salaire de l’ouvrier, pour permettre à des généraux d’arborer des tenues éblouissantes, de parader devant les femmes et d’abrutir nos fils dans ces geôles malsaines que sont les casernes. « Combien de temps supporteras-tu cela encore, peuple souverain ! Combien de temps voudrez-vous encore, législateurs, couvrir de vos votes une pareille monstruosité ? « Je ne sais : quant à moi, mon siège est fait, parce que ma conscience d’homme s’alarme. Je voterai la suppression des armées permanentes de terre et de mer et leur remplacement par des milices nationales mobilisables en temps de guerre, c’est-à-dire jamais. Jules Niemann ponctua d’un coup sur la tribune ce mot fatidique ; puis posément, au milieu d’un brouhaha de bravos, de cris et d’interjections de toutes sortes, il descendit les marches de la tribune. Ses amis l’attendaient ; ils l’entourèrent et le hissèrent, bruyants, exubérants, provocants, sur les hauteurs de l’extrême-gauche. C’était la rumeur ordinaire des grands succès oratoires, et comme elle se prolongeait, le président annonça que la séance était suspendue pendant un quart d’heure. — Mais c’est un illuminé, ce bonhomme-là, dit Maggy à son compagnon ; et vous croyez que sa proposition a des chances d’être adoptée ? — Des chances tout à fait sérieuses, miss Maggy, et la meilleure preuve que je puisse vous en donner, c’est que j’ai engagé à la Bourse de Londres une grosse opération basée sur le résultat du vote d’aujourd’hui. — Ils ne voyagent pas, alors, tous ces députés ; ils ne lisent pas, ils ne savent pas ce qui se passe dans le monde, en Allemagne, chez nous ? — Si, miss, ils savent ; ils ont des écrivains qui ont constaté dans leurs revues, dans leurs journaux, le développement économique de leurs ennemis d’outre-Rhin, après leurs victoires de 1870 ; ils n’ont pas pu ne pas voir ce que nous autres avons gagné avec la conquête de Cuba et des Philippines, en 1898 : mais de tout cela ils ne déduisent rien. De temps en temps, un cri d’alarme les fait tressauter, puis ils se rassurent et se replongent dans la lecture de leurs journaux. — Mais ces journaux ne leur parlent donc pas de l’état du monde ? — Accessoirement. Ce qui intéresse le Français, c’est la petite histoire du jour, le potin, comme ils disent ; ils en ont toujours un sur la planche : ils appellent cela la politique intérieure ; ils vivent sur eux-mêmes, s’imaginant d’ailleurs naïvement être l’objet de l’admiration du monde ; pourvu que les étrangers se plaisent à Paris et que la rente ne baisse pas trop, tout est pour le mieux dans ce monde frivole qui ne demande qu’à voir les choses en rose. Quand un des leurs évoque les progrès d’une puissance voisine, un orateur comme celui que vous venez de voir affirme avec tranquillité du haut de la tribune que la France est à la tête de la civilisation et qu’elle a simplement une avance de cinquante ans sur les autres peuples. — Pauvres Français ! fit Maggy tristement, cela me fait de la peine de les voir aussi bas : l’histoire de leur pays m’a fait vibrer tant de fois, avec ses grands noms, ses héros presque légendaires, Jeanne d’Arc, Napoléon !… Cela nous manque à nous Américains, ce recul dans le passé : nous sommes trop jeunes comme nation. — Consolez-vous, miss, ils n’enseigneront plus l’histoire à leurs enfants : Jeanne d’Arc est une illuminée… Napoléon un tueur d’hommes ; inutile donc de troubler la conscience de la jeunesse avec leurs faits et gestes : dans leurs collèges, on ne parle plus que des méthodes scientifiques, de l’émancipation de la raison, que sais-je encore ? J’ai entendu un de leurs députés, présidant une distribution de prix à des enfants de dix à douze ans, recommander à ces bambins de n’obéir à leurs parents que si les enseignements qu’ils en recevaient étaient conformes aux exigences de leur raison : c’est à mourir de rire.
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