A ce yankee pur sang, plus dur et plus tenace en affaires que le métal de ses canons, on ne connaissait qu’une faiblesse, son amour passionné pour sa fille Maggy, la plus riche héritière et aussi la plus belle jeune fille des Etats-Unis. Mais cette faiblesse était grande, car il lui eût sacrifié ses milliards et jusqu’à ce titre de Roi du Pacifique dont il était plus fier que Guillaume II de son pouvoir divin.
Yukinaga eut vite édifié son plan.
Il orienterait la puissante activité de ce remueur d’argent dans un sens favorable à son pays. Il capterait sa confiance, il deviendrait son auxiliaire, il le déciderait à faire le trust des armes, comme il avait fait déjà celui des aciers et des cuivres.
En même temps, il trouverait auprès de lui tous les renseignements, toutes les informations nécessaires sur l’Europe, sur ses ressources, sa situation financière, ses armements et sa force de résistance.
Yukinaga se donna quinze mois pour tisser sa toile autour du milliardaire.
Il entra rapidement dans la place, ayant eu l’adresse de s’y faire introduire par miss Maggy Wishburn elle-même.
Ayant obtenu d’elle une audience, il lui exposa que, revenant de Si-Ngan-Fou, la grande ville centrale et presque inconnue de la Chine, chef-lieu de la province de Chen-Si, il en avait rapporté le plan du palais impérial.
Or, ce palais était regardé dans toute la Chine comme la merveille des merveilles, et, en sa qualité d’architecte, Yukinaga se faisait fort de le construire identique pour sir Jonathan Wishburn sur la colline de Lone Mountain qui dominait San Francisco. Il était digne du Roi du Pacifique d’avoir une demeure seigneuriale ne ressemblant à aucune autre.
La jeune fille éprise de tout ce qui avait un caractère original, s’enthousiasma pour l’idée et n’eut pas de peine à démontrer à son père que la lourde bâtisse dans laquelle, depuis vingt ans, au bord des docks, il entassait richesses sur richesses, n’était plus le cadre qui convenait à sa royauté incontestée.
— Tu as raison, répondit le milliardaire, mais c’est surtout à la beauté de Maggy Wishburn qu’il faut un cadre nouveau, et rien ne sera trop merveilleux, trop luxueux pour elle.
Quand on lui eut présenté l’architecte :
— Ce Japonais n’a pas l’air bête, dit-il en l’enveloppant d’un regard connaisseur ; qu’il se mette à l’œuvre dès demain : je lui donne six mois, pas un jour de plus.
Yukinaga avait effectué le gigantesque travail dans le délai voulu ; il avait appelé du Japon des ouvriers à lui, avait mis à contribution l’Ancien et le Nouveau-Monde pour tirer de leurs carrières les plus beaux marbres, et de leurs forêts les essences les plus précieuses. En lui témoignant son entière satisfaction, sir Jonathan avait été à cent lieues de se douter que c’était le célèbre ingénieur du siège de Port-Arthur qui lui avait construit en un laps aussi court le plus beau palais des Etats-Unis.
C’était un énorme édifice, élevé d’un seul étage, formé de deux ailes en s*****e réunies par une étroite courtine. Ses murs étaient recouverts des marbres les plus précieux et son toit recouvert de tuiles jaunes et or vernissées venues du fond de la Chine. Ses vérandas aux colonnes de bois sculpté, ses vastes baies garnies de vitraux étranges, ses portiques aux dessins polychromes offraient au milieu d’un peuple de statues de toutes les époques et dans l’isolement d’un parc immense un aspect véritablement féerique.
Le bien-être et le confort moderne, les dernières découvertes de l’électricité, tout avait été mis à profit pour aménager, dans ce cadre antique, le home somptueux et pratique du richissime milliardaire.
Sir Jonathan avait donc lieu d’être fier de son palais et satisfait de son architecte. Une seule chose lui avait échappé, et cette chose était capitale : dans toutes les chambres, des appareils de vision et d’audition, des dérivations téléphoniques et des plaques de microphones se trouvaient dissimulés partout, permettant au maître du Dragon dévorant de voir et d’entendre tout ce qui se passait chez son maître.
Qui donc aurait pu soupçonner d’une pareille machination ce Japonais souple, serviable, complaisant et remarquablement doué, dont l’ambition, après avoir construit cette merveille, s’était réduite à devenir l’intendant, le majordome de l’Américain ?
Celui-ci l’avait pris au mot, trop heureux d’attacher à sa maison un homme qui avait satisfait si pleinement le caprice de sa fille et dont la conversation dénotait d’ailleurs — il s’en était aperçu — des connaissances approfondies en sciences, en arts et en industrie.
Peu à peu la confiance de sir Jonathan en son intendant s’était accrue, à mesure qu’il découvrait en lui de nouvelles qualités et constatait la rectitude de son jugement ; il avait suivi certains des conseils que, très respectueusement d’ailleurs, Yukinaga lui avait donnés sur l’opportunité d’entreprendre certaines affaires. Peu à peu, il lui avait laissé le choix de son personnel, et dès lors, le palais de Lone Mountain était devenu à son insu le centre d’une immense ramification qui étendit bientôt son action sur tous les groupements de race jaune du Nouveau-Monde.
En quelques mois tous les serviteurs de la maison furent remplacés par des affiliés du Dragon dévorant. Ceux qui essayèrent de lutter, de se maintenir dans la place disparurent sans qu’on pût retrouver leurs traces et avec une infernale adresse, le nouvel intendant ne donna jamais à la police de San Francisco le moindre indice, le plus léger soupçon.
Il connaissait en effet, nous l’avons vu, les poisons qui foudroient et avait fait creuser dans les fondations du palais une oubliette d’où aucun cri ne pouvait sortir pour l’accuser jamais.
En même temps, lettres, visites, correspondances, messages téléphoniques, tout passa d’abord par les mains de Yukinaga.
A San-Francisco, à Oakland, à Portland, partout où des colonies sino-japonaises se sont groupées, en butte à la surveillance hostile des Américains, Ma-Tong, le muet fidèle, réussit à s’insinuer, portant à tous les ordres du maître invisible.
Bientôt, sur tous les navires de guerre et de commerce, Yukinaga eut des chauffeurs embarqués. Les portefaix des ports, les débardeurs des quais, tous ceux qui chargent le charbon, nettoient les cales, font tous ces métiers que le Blanc ne veut plus faire devant la concurrence de la main-d’œuvre asiatique, tous ces êtres que l’on ne regarde même pas et que la police méprise, se trouvèrent les maîtres de la mer, car, après les avoir affiliés, Yukinaga les arma.
Un bateau arriva du Japon portant un chargement complet de lyddite auquel nul ne prêta attention et, peu après, tous les membres du Dragon, chauffeurs, soutiers, mécaniciens furent munis de pétards pour faire sauter, sur un signe du chef, eux et les navires qui les portaient.
Toute intervention, tout transport de troupes des Etats-Unis aux Philippines, des Philippines au Japon, était donc subordonné à la toute puissante volonté de Yukinaga.
Les travailleurs mêmes du canal de Panama, Célestes pour la plupart, avaient juré de détruire sur un signe le travail déjà fait, et de barrer ainsi la route du Pacifique aux escadres américaines de l’Atlantique.
L’intendant de sir Jonathan pouvait se l’avouer. Sa mission en Amérique était terminée.
En Asie son œuvre était prête.
Le formidable ressort de toutes les énergies jaunes était bandé.
Un signe de lui et l’Ancien Continent, submergé par les hordes barbares, filles de celles de Gengis Khan et de Tamerlan, allait disparaître dans le sang et les ruines des civilisations détruites.
* * *
Une sonnerie grêle résonna dans la chambre où Ma-Tong avait repris son minutieux travail de décachetage des lettres que Yukinaga lisait au fur et à mesure.
Le Japonais sursauta : sir Jonathan le mandait en personne.
Le cas était rare, que voulait-il ?
En hâte, il gagna le bureau de l’Américain, entra et attendit respectueux.
Le Roi du Pacifique écrivait : il avait devant lui la lettre de Maggy que Ma-Tong avait ouverte et dont Yukinaga connaissait le contenu ; au bout d’un instant il releva la tête.
— Faites partir vous-même ce câblogramme pour Paris, dit-il ; je tiens à ce qu’il arrive sans retard.
Yukinaga reçut le papier qui lui était tendu, s’inclina et sortit.
A peine dans le vestibule, il lut :
Maggy Wishburn. — Elysée-Palace (Paris). — Pars pour Pétersbourg demain. — Tu y trouveras câblogramme chiffré 17A3Y. — Jonathan.
1 Abréviation familière de San Francisco.
2 Le dollar américain vaut 5 fr. 10.