Il nomma cette société unique le Dragon dévorant.
Il lui donna des statuts terribles, en codifia les rites, rendit absolue l’obéissance et terribles les châtiments.
Sa fille l’aidait dans cette œuvre de haine, affolée de vengeance. Depuis que les Russes avaient tué son frère et son fiancé, elle avait oublié la réserve et la timidité de son s**e pour seconder son père.
En signe de renoncement à tout son passé, à toutes les espérances que sa beauté, que sa fortune pouvaient lui faire entrevoir, elle avait répudié jusqu’à son nom si doux, si poétique d’Harouko (Printemps), pour prendre celui de Nagaharou, la célèbre vierge guerrière du Japon.
C’est elle qui trouvait les appels les plus chauds, les plus pathétiques ; elle aussi qui prononçait sans trembler les sentences de mort les plus cruelles contre les tièdes, les hésitants, sentences toujours strictement exécutées.
Elle avait groupé autour d’elle un certain nombre de jeunes filles de la noblesse japonaise, ayant comme elle la vengeance pour but. Chacune d’elles avait perdu son fiancé dans l’horrible guerre, et chacune avait juré dans le temple de Todaïjï de renoncer à jamais aux joies de l’amour et de la maternité, pour se préparer à la guerre sainte, et exhorter les jeunes gens à la lutte sans merci contre les Blancs.
Nagaharou avait donné à ce groupe de jeunes filles, presque toutes fort jolies, et qui lui étaient aveuglément dévouées, le nom de Fiancées de la Mort.
Pour justifier ce nom sinistre, elle avait établi que celle qui se laisserait aller à aimer, cessant par là d’être la vierge guerrière de la lutte future, serait étranglée avec les cordes de soie jaune qu’elle-même portait à la taille par-dessus son obi, ou ceinture lamée d’argent.
Quant à son second fils, le seul qui lui restât, il venait d’atteindre sa vingt-deuxième année. Fan, c’était son nom, était un hardi cavalier, un aventureux enthousiaste, une nature ardente et passionnée ; pendant la guerre terrible, il avait maintes fois tenté de s’embarquer contre la volonté de son père pour aller le rejoindre sous Port-Arthur.
Quand il atteignit l’âge d’homme, Fan tenait du célèbre ingénieur une intelligence merveilleusement ouverte, et de remarquables facultés d’assimilation dans un corps d’acier.
Impatient d’action, il partageait la haine de sa sœur Harouko pour tout ce qui était blanc, et surtout pour tout ce qui était russe, et il avait sollicité de son père le poste le plus périlleux, quand s’ouvrirait la grande lutte définitive et sans merci entre les deux races.
Aussi Yukinaga avait de bonne heure utilisé son ardeur dans laquelle il retrouvait sa prime jeunesse ; et il avait initié son fils aux rites du Dragon dévorant, en lui confiant une des plus hautes dignités de l’affiliation.
Depuis un an déjà, le jeune Japonais était parti : il avait séjourné quelque temps dans la grande capitale du Kan-Sou, la province la plus occidentale de la Chine proprement dite, à Lan-Tchéou, puis il s’était enfoncé dans le Sin-Tsiang par le couloir de mille kilomètres qui relie Sou-Tchéou, la dernière ville chinoise d’Occident, à Karachar, aux portes de la Sibérie.
Muni d’argent et pourvu d’un crédit inépuisable dans les banques des principales villes russes du Turkestan et de la région du Volga, il pouvait aller à son gré des steppes de l’Oural et des sables Turckmènes aux solitudes du Pays des Herbes, employer l’or dans les gouvernements frontières de Sibérie, montrer autour de son poignet son bracelet symbolique en forme de dragon aux Mongols et aux Tartares, acheter des concours et provoquer des dévouements, préparer des dépôts de vivres et donner le mot d’ordre sacré.
De loin en loin, une dépêche d’apparence insignifiante arrivait à Yukinaga ; elle disait :
« Je suis là aujourd’hui, je serai là demain. »
Car, en même temps que le Dragon dévorant étendait son influence au Japon, Yukinaga avait cherché à gagner la Chine à sa cause.
Il y réussit sans efforts ; la haine de l’étranger s’était développée partout dans l’immense empire avec une acuité extrême ; un v*****t désir de lutte reprenait soudain ces descendants des hordes dévastatrices qui avaient si souvent jadis pris le chemin de l’Occident.
En peu de temps les vieilles sociétés secrètes du Lotus blanc, de la Raison céleste, des Triades, des Longs Couteaux se fondirent et s’unifièrent dans le Dragon dévorant.
Le mot d’ordre se répandit, s’étala, fit tache d’huile : « Guerre aux Blancs ». Mais il était prononcé à voix basse ; les affiliés se rappelaient l’échec du mouvement des Boxers, enrayé par l’Europe prévenue trop tôt, et ils gardaient leur secret, comme seuls les peuples orientaux savent garder un secret.
Un seul obstacle se dressait devant le maître redoutable qui avait rêvé la mobilisation du monde jaune.
La Chine n’avait pour chef qu’un jeune empereur mou, efféminé et dont les faibles épaules étaient incapables de supporter le poids dont allait les charger l’inflexible volonté du Japonais.
Depuis la mort de la femme énergique et cruelle qu’était la vieille impératrice, sa tante, Kouang-Tsü était entre les mains de favorites, et sa place n’était plus à la tête d’un peuple conquérant.
Le maître du Dragon dévorant le condamna à mort.
Il plaça près de lui à l’avance l’exécuteur, Sou-Kiang, Chinois de vieille souche dont la famille était restée fidèle à l’ancienne dynastie des Mings et qui voyait dans l’empereur mandchou la cause de la déchéance de l’Empire du Milieu et de son abandon à la curée européenne.
Yukinaga fit en même temps de Sou-Kiang le représentant financier de l’affiliation. Il lui confia le trésor de guerre qu’il avait amassé depuis cinq ans et qui se montait à quatre milliards de francs.
Comment ce trésor était devenu le formidable amas d’or dont nous avons vu une partie seulement en dépôt chez le Roi du Pacifique, il est facile de le concevoir, en songeant que tous les membres de l’association du Dragon dévorant abdiquaient entre les mains du grand maître non seulement leur vie mais leur fortune.
Celui-ci pouvait en prélever la part qu’il croyait nécessaire, disposer même du fonds à sa fantaisie : toute dissimulation de revenus, tout retard à verser l’impôt secret exigé, était puni de mort.
Nos associations européennes, même celles qui firent jadis quelque bruit, comme les carbonari et les nihilistes, ne sont que de ternes reflets à côté de ces sectes orientales où dominent la cruauté et le mystère.
La seule pénalité connue au Dragon dévorant était la mort ; seul le mode employé pour la recevoir variait suivant la volonté de Yukinaga et des sept hauts dignitaires entre lesquels il avait partagé le monde jaune.
La mort la plus simple et la plus douce réservée aux gens de naissance, était la mort volontaire, le hara kiri, d’importation japonaise.
La mort par le poison venait ensuite : les condamnés recevaient un matin sans savoir d’où, ni par qui l’envoi leur était fait, une poudre blanche enfermée dans un sachet de soie jaune sur lequel était peint le « caractère » de l’association : ils avaient vingt-quatre heures pour mettre ordre à leurs affaires et absorber ladite poudre.
Les autres genres de mort, depuis le coup de poignard donné à l’improviste par un inconnu, jusqu’aux supplices les plus raffinés de la barbarie chinoise, variaient à l’infini, mais ils étaient tels que nul affilié n’eût osé résister à la volonté de l’un quelconque des dignitaires qui occupaient le sommet de la hiérarchie du Dragon et surtout à celle de Yukinaga.
Les ressources du grand-maître étaient donc immenses, et il les avait réparties dans les principales banques du Japon, à San Francisco, à New York et à Londres. Sou-Kiang était chargé de leur administration.
La guerre moderne qui se fait à coups de millions autant qu’à coups d’hommes, ne trouverait donc pas l’Invasion jaune démunie de ce qui en constitue le nerf principal. Quatre milliards suffisaient à armer et à nourrir les armées pendant la période de concentration : les opérations commencées, elles vivraient sur le pays ennemi.
Mais il ne suffisait pas d’avoir prononcé pour une échéance maintenant fixée la condamnation du faible empereur en ordonnant, suivant la pittoresque expression chinoise, « que sa tablette fût placée à côté de celles de ses ancêtres » : il fallait surtout être en mesure de le remplacer aussitôt.
Car la personnalité, le titre, l’influence du Fils du Ciel sont énormes en Chine, et il fallait absolument un empereur chinois aux Japonais pour l’exécution de son projet mondial. La Chine marcherait, il n’en doutait plus, étant donné le nombre d’initiés qu’il avait réunis maintenant dans toutes les provinces de l’empire : le Japon lui fournirait des ingénieurs, des états-majors, des canonniers, des techniciens, mais la Chine marcherait derrière son empereur et non derrière le Mikado japonais.
Et c’est pourquoi depuis quatre ans déjà, Yukinaga avait préparé à ce rôle capital de Fils du Ciel, un jeune prince de l’ancienne dynastie des Mings, Sing-Tien-Chang, hardi et brillant cavalier qu’il avait découvert lui-même au fond de la Mongolie, où la révolte des Taïpings (1862) avait fait exiler sa famille. Le maître du Dragon l’avait fait envoyer au pays des Tchakar et initié lui-même dans le plus absolu mystère à sa future destinée.
En même temps, dans le Pays des Herbes, dans le Kan-Sou, dans le Se-Tchouen, et dans les provinces les plus reculées, il avait fait répandre le dogme qu’un Ming existait, régénérateur désigné par Bouddha et annoncé par les prophéties lamaïques.
Il serait proclamé empereur et se manifesterait à son peuple au jour fixé par le Destin.
Tout allait donc être prêt, chef et soldats.
Maître incontesté de cette immense fédération d’hommes énergiques unis par un même désir de lutte, soumis à une même discipline, Yukinaga pouvait déchaîner l’orage à son gré.
Les ministres, les hommes d’Etat des deux empires se sentant dominés par la puissante et mystérieuse société, que nul n’eût osé trahir sous peine de mort immédiate, étaient prêts à plier devant celui qui en tenait tous les fils.
Restait une question importante ; celle de l’armement des masses à mettre en mouvement ; il ne pouvait être question que de l’armement le plus perfectionné : à l’Europe munie d’un fusil et d’un canon automatiques, il fallait opposer les mêmes engins.
Les armes japonaises, ainsi que quelques manufactures chinoises installées au centre de l’empire à Si-Ngan-Fou, à Lan-Tcheou-Fou et à Tching-Tou-Fou, s’étaient mises à l’œuvre depuis trois ans ; mais il leur était impossible de fournir le nombre de fusils, de cartouches et surtout de canons voulus pour la date fixée. Tout au plus pouvaient-elles en fournir l’armée d’avant-garde qui, comprenant un million de combattants, allait frayer la route à l’Invasion jaune.
Force était donc de s’adresser à la race blanche, et deux ans avant l’époque prévue pour le déclenchement du mouvement, Yukinaga se résolut à passer en Amérique pour étudier les trusts métallurgiques et industriels, connaître les hommes qui tenaient en main ces puissants leviers et les faire servir à ses desseins.
Après quelques mois de séjour dans les principales villes de la Grande République, l’ingénieur japonais, qui avait conservé partout le plus strict incognito, se convainquit qu’il était d’un intérêt vital pour le monde jaune de s’assurer la neutralité de la puissante et riche Amérique, car, vis-à-vis d’elle seulement, le Japon était vulnérable, et il ne lui était pas possible de se lancer vers l’Occident, en laissant derrière lui la menace américaine appuyée sur une flotte devenue la seconde de l’univers.
Le Japon, en effet, vit des importations de riz et du commerce de poisson séché. Son ravitaillement se fait par mer, soit en provenance des Philippines, soit de Siam et de Cochinchine. La marine de guerre américaine pouvait donc, non seulement anéantir l’escadre japonaise restée à la garde du littoral, mais, en coupant les routes de ravitaillement, affamer le Japon.
A tout prix un tel adversaire devait être évité au monde jaune.
Sous l’inspiration de Yukinaga, les hommes d’Etat japonais proposèrent au président des Etats-Unis des traités de commerce avantageux qui furent aussitôt acceptés et signés. La Chine, de son côté, sembla suivre l’impulsion et offrit des concessions également très favorables au commerce américain.
La Grande République ne vit dans ces heureuses dispositions que le p******t des bons offices qu’elle n’avait cessé de rendre au Japon pendant la guerre russo-japonaise : elle se crut une profonde politique et les hommes de la Maison-Blanche s’applaudirent d’avoir eu une ligne de conduite aussi avisée, sans se douter qu’ils étaient joués par la diplomatie japonaise et qu’ils allaient commettre envers leur propre race un crime sans exemple dans l’Histoire du monde.
Dans toutes ces négociations, Yukinaga n’avait point paru : sa main ne se montrait nulle part et pourtant son puissant cerveau dirigeait tout.
Après avoir visité les principales villes d’Amérique, le redoutable Japonais fut bientôt convaincu qu’un seul homme était capable, par le nombre de ses navires, de nuire au pays du Soleil Levant, et par sa puissance industrielle, de pourvoir le monde jaune de l’armement nécessaire au gros de ses forces.
C’était sir Jonathan Wishburn, le Roi du Pacifique.
Cet homme était le génie des affaires, le brasseur de milliards, le maître des principaux trusts qui accaparaient tous les métaux du monde. Le centre de son action était précisément au bord de ce Pacifique où sa flotte régnait en maîtresse, à dix jours de Yokohama par vapeur à turbines.