Yukinaga le laissa s’approcher à sa hauteur, et quand le Chinois passa à le frôler :
— Le Dragon, dit-il en japonais.
L’homme sursauta.
— Dévore, répondit-il, en regardant fixement son interlocuteur.
Yukinaga jeta un regard scrutateur autour de lui : l’avenue était déserte.
Très vite, avec le quatrième doigt de la main droite, il dessina sur la paume de sa main gauche le rectangle long coupé en son milieu, caractère du Soleil.
Sou-Kiang avait suivi le geste.
Dès qu’il fut terminé, il tomba à genoux, le front contre terre, les mains croisées au-dessus de sa tête.
— Maître, dit-il, je suis le grain de poussière emporté par le vent furieux. Dispose de ma vie.
Yukinaga le considéra un instant à ses pieds :
— Relève-toi, Sou, dit-il, et rends compte au grand-maître du Dragon dévorant de ce que tu sais et de ta mission.
— Interroge ; je suis l’écho qui obéit.
— Ton empereur ?
— Mou, apathique, aux mains des femmes.
— Et Sing-Tien-Chong ?
— Brave, dévoué, plein d’ardeur : il sait que le Dragon a soif de vengeance.
— Quand l’as-tu vu ?
— Au milieu de la lune qui a précédé celle-ci.
— Est-il prêt ?
— A toute heure.
— Il régnera, fit Yukinaga d’une voix grave.
Puis il médita un instant, les yeux à terre, et montrant deux de ses doigts écartés :
— Que dans deux lunes, la tablette du misérable souverain, esclave du harem et serviteur trop docile des Blancs, soit rangée à côté de celle de ses ancêtres.
— Ta volonté sera exécutée, maître.
— Tu m’en réponds sur ta tête et celle de tes enfants ?
— Je ne laisserai à nul autre le soin de lui passer autour du cou le lacet de soie jaune.
— Bien. Maintenant écoute, et que mes paroles soient gravées en toi comme les sentences de Confucius. Tu partiras ce soir pour Tokio.
— Je partirai.
— Tu verras ma fille, ma chaste et douce Harouko. Mais tu ne la nommeras plus ainsi.
— Comment l’appellerai-je, maître ?
— Tu la nommeras Nagaharou, car elle a pris le nom de cette illustre guerrière du Soleil Levant pour venger son fiancé tué à Port-Arthur.
— Ce nom est noble entre tous.
— Tu la salueras, car c’est elle qui me remplace là-bas et, d’un signe, elle peut faire tomber ta tête. Tu lui diras que ma mission est finie ici, que je suis bien renseigné. L’Europe veule, divisée, corrompue, est incapable de résister : elle est à nous.
— Elle est à nous, maître ?
— L’Amérique seule sera épargnée, parce que son peuple de marchands travaille à forger des armes pour la race jaune. Tu as, d’ailleurs, la charge de négocier l’achat de ces armes et tu t’en es acquitté tout à l’heure à ma satisfaction.
— Tu sais, maître…
— Je sais tout. Que tous les affiliés soient prêts dans cinq lunes. La mort pour ceux qui hésitent. Va, pars, que les ancêtres te soient propices.
Sou-Kiang s’inclina trois fois profondément, les poings joints à la hauteur du front, puis il reprit, silencieux, sa marche vers la bruyante cité.
Dans son bureau, sir Jonathan Wishburn était resté soucieux.
La somme énorme mise en jeu — plus de six cents millions de francs, — la rapidité du marché ne lui avaient pas permis tout d’abord de bien peser les conditions de fabrication et de livraison du matériel qu’on lui demandait.
Son esprit méthodique, calculateur, reprenait maintenant le dessus.
Froidement, posément, il réfléchissait.
Depuis deux ans il avait accaparé tout le commerce maritime de la côte occidentale des Etats-Unis. A Portland, à Vancouver, à San Francisco, le pavillon blanc avec le W rouge flottait au grand mât de tous les vapeurs.
C’est lui qui rapportait le sucre des îles Hawaï, lui qui portait le fer, l’or, le mercure à Yokohama, à Changhaï, à Hong-Kong, à Singapour, à Sidney, à Melbourne.
Seule, la Yushen-Kaisha-Maru, la grande compagnie de navigation japonaise, avait résisté, grâce au dévouement du personnel qui naviguait sans solde, à l’étreinte toute puissante qui avait broyé toutes les autres compagnies maritimes, à l’étreinte qui avait fondu en un seul trust toutes les lignes de paquebots et de cargo-boats du Pacifique.
De ce trust gigantesque, Wishburn était le chef unique et incontesté.
Sa flotte était immense ; il pouvait donc aisément faire le transport auquel il s’était engagé. Ses bateaux pourraient remonter le Yang-Tsé jusqu’à Hang-Kéou, mais plus loin, il faudrait trouver les jonques, une infinité de jonques.
Comment les trouverait-on sur place ? Qui conduirait à bien ce périlleux voyage ?
Et ce matériel qu’il avait promis ; avait-il maintenant en mains assez d’usines pour en achever la fabrication dans le délai voulu ?
Ses dix-sept usines en pleine activité pouvaient à cette heure fournir de 25 à 30.000 fusils par jour, grâce au fantastique progrès réalisé dans la machinerie par l’introduction de l’électricité.
En maintenant cette moyenne, il n’arriverait que péniblement à fabriquer les cinq millions d’armes vendues : il fallait encore tenir compte de leur chargement, de la traversée, du temps perdu dans les rapides du Yang-Tsé.
Donc à ces dix-sept usines, il fallait sans retard en ajouter d’autres.
Cet autre trust des manufactures de fusils et de canons dont il s’occupait depuis un an à peine, sur le conseil avisé de son intendant, Yukinaga, n’était pas encore le maître du marché mondial, et la concurrence d’Europe se faisait fortement sentir sur le marché américain. Mais il allait donner l’assaut à quelques maisons dont la résistance mollissait et il fournirait la commande.
Il le fallait : l’honneur commercial de la maison était engagé.
Peut-être aussi pourrait-il distraire une partie de la commande, demander à une maison amie de l’aider.
Son vieux camarade Fleawart, le grand manufacturier de Pittsburg, pourrait peut-être lui livrer quelques millions de cartouches.
Sir Jonathan appuya aussitôt sur la touche d’appel du poste central téléphonique.
Le ronflement sourd du téléphone haut-parleur lui répondit aussitôt :
— Communication avec Usines Fleawart de Pittsburg, dit-il sans bouger.
Car, avec le téléphone haut-parleur employé depuis quelques années déjà dans la marine française, il n’est plus nécessaire de parler à courte distance de la plaque vibrante et de garder le récepteur à l’oreille ; il suffit de causer à voix normale dans la pièce où se trouve l’appareil enregistreur, pour que le correspondant, tranquillement enfoncé dans son fauteuil, entende et distingue les moindres inflexions de la voix.
— Allô ! c’est vous, Jonathan ?
— Oui, mon ami, je vous propose de prendre ferme commande de un million de fusils automatiques, mille cartouches par fusil, livrables dans cinq mois en Chine.
— Impossible, j’ai conclu hier, avec la Chine aussi et pour cinq mois également, une livraison d’artillerie de campagne avec frein récupérateur. Tout mon personnel pris par cette commande. Désolé. Adieu.
Sir Wishburn était devenu soucieux.
Ah ça ! que signifiait cet armement subit, formidable ? Toutes les usines des Etats-Unis étaient-elles occupées à travailler pour les Célestes ?
Quel étrange mystère, quelle redoutable menace cachaient ces immenses préparatifs ?
A quelques mètres du milliardaire anxieux, sous le plancher de lames de bois précieux qui formaient le sol de son bureau, se trouvait à ce moment l’homme capable d’éclairer cette angoissante énigme.
* * *
Yukinaga, le célèbre ingénieur japonais, descendait d’une vieille famille de Daïmios, de ceux qui, en 1867, avec les Satouma, les Nagato, les Owari, ont détruit le pouvoir des Shôgun et restauré l’autorité du Mikado.
La situation de son père, sa richesse, son profond attachement à l’empereur Mutsu-Hito, tout portait le jeune Yukinaga à devenir un des plus fermes soutiens de l’empire du Soleil-Levant.
Initié de bonne heure à la connaissance des sciences occidentales, il avait appris et parlait avec facilité l’anglais, le français et le russe ; à quinze ans, il arrivait en Angleterre, fort d’un solide bagage scientifique qu’il augmentait sans cesse. Intelligent, travailleur et tenace, il était pourvu à vingt-deux ans du diplôme d’ingénieur, revenait au Japon, s’y mariait avec la fille du comte Hisen et entrait dans le corps des Ingénieurs militaires, pour s’y livrer avec ardeur à des recherches nouvelles sur la balistique et les poudres lentes.
La guerre avec la Russie l’avait trouvé colonel et père de trois enfants : un fils, Kitchi, lieutenant d’artillerie, une fille de dix-sept ans répondant au nom gracieux d’Harouko (Printemps) et un fils de quinze ans, Fan, qu’il laissait au Japon près de sa sœur.
L’empereur avait aussitôt utilisé les capacités exceptionnelles de Yukinaga en lui confiant le commandement du génie dans le corps de siège de Port-Arthur.
Là, toutes ses qualités soudain mises à jour s’étaient révélées avec une extraordinaire intensité.
Sagace, pénétrant, doué d’une puissance de travail inouïe, d’une robustesse à toute épreuve, payant constamment de sa personne, il avait été l’âme de l’armée assiégeante.
C’est lui qui avait conçu et souvent exécuté en personne les plans les plus audacieux.
C’est lui qui avait déterminé, en tenant compte exactement de l’action des marées et des vents, le gisement des torpilles où le Petropaulowsk avait trouvé sa ruine ; lui qui avait intercepté les communications radiographiques du général Stœssel avec Chefou ; lui qui avait fait exploser, grâce à un mince boyau creusé pendant trois semaines, la grande poudrière de la Montagne du Loup, où tant de Russes étaient restés ensevelis ; lui encore dont les appareils optiques, les projecteurs, par leur incessante surveillance, avaient signalé et fait échouer la grande sortie de la flotte assiégée au mois d’août 1904.
Il était partout à la fois, voyant tout, vérifiant tout, inspectant tout, n’ayant confiance qu’en lui-même.
Un jour il avait disparu.
Pendant une semaine le général Nogi l’avait fait chercher.
Puis on l’avait cru mort ou enseveli sous les décombres de quelque fougasse : on l’avait pleuré.
Il était simplement entré à Port-Arthur à bord d’une jonque de pêche, déguisé en Chinois.
Dans la ville, il avait relevé l’emplacement des magasins de munitions, empoisonné l’eau de plusieurs puits, tenté de faire sauter le dépôt de torpilles Whitehead.
Arrêté par une sentinelle, poursuivi à coups de fusil dans la nuit noire, il n’avait dû son salut qu’à l’énergique décision qui l’avait fait plonger dans l’eau près de la grande jetée au pied d’une estacade.
Là, toute la nuit, accroché à une poutre, le nez seul hors de l’eau, il avait échappé aux recherches des patrouilles et aux projecteurs des canots ; deux jours après, il revenait au camp japonais accueilli par les enthousiastes benzaï de ses compatriotes en délire.
Depuis cette époque, une espèce de garde de corps s’était constituée pour veiller sur les jours précieux de Yukinaga.
A sa tête était le jeune lieutenant de cavalerie Logi, fiancé de sa fille Harouko.
Parmi ces gardes dévoués jusqu’à la pire des morts, Yukinaga avait placé un serviteur muet, élevé dans sa maison : Ma-Tong, métis d’un Japonais et d’une Chinoise.
C’était un être singulier, d’une incroyable agilité, rompu à tous les exercices du corps.
D’une force herculéenne, il était néanmoins presque difforme : sa tête énorme, son cou de taureau, ses épaules saillantes, ses bras et ses jambes aux muscles puissants, lui donnaient un aspect farouche et terrifiant.
Son amour, son dévouement pour Yukinaga ne connaissaient point de limite ; son astuce, sa ruse, son audace permettaient de l’employer aux besognes les plus ardues.
Lui seul devait, avec son maître, survivre à la terrible hécatombe de ce siège qui faucha en leur fleur cent mille hommes de l’armée japonaise.
Le premier, le fiancé d’Harouko disparaissait un jour dans une effroyable explosion de mine, et ses membres épars ayant été projetés jusque dans les retranchements russes, le pauvre Logi n’avait pu, au grand désespoir d’Harouko, recevoir au Japon les honneurs de la sépulture.
Puis, le fils aîné de Yukinaga, à son tour, était tombé, frappé en brave à côté de son père, et ce dernier était resté seul, la guerre finie, avec sa fille inconsolable et figée dans une douleur farouche, avec son second fils qui, âgé de quinze ans seulement quand avait éclaté cette terrible guerre, n’avait pas été autorisé, quelque désir qu’il en eût, à débarquer en Mandchourie.
Aussi, la paix signée entre les deux pays, le célèbre ingénieur, devenu le général Yukinaga, avait voué le reste de sa vie à une seule tâche : la vengeance.
Sa haine véritablement effroyable ne distingua plus l’Europe en nationalités : il confondit tous les Occidentaux dans l’immense désir d’une gigantesque hécatombe ; il voulait venger ses chers morts par l’extermination des Blancs.
En cela, d’ailleurs, il était en communion d’idées et de passion avec des milliers de Japonais appartenant à toutes les classes sociales.
La paix, loin de modérer son ardeur, devait lui fournir les moyens de réaliser son redoutable projet, et il n’eut pas de peine à y associer ces milliers d’adeptes qui, tous ayant perdu des êtres chers dans cette guerre sans merci, étaient comme lui ivres de vengeance.
A Tokio, à Nagasaki, à Hakodaté, à Kobi, à Yokohama, à Osaka, dans toutes les villes et dans toutes les campagnes du Japon, il prêcha la croisade, la guerre sainte.
Mais avant tout, il voulut que ce projet restât secret et que ce secret ne fût révélé au monde qu’à l’heure choisie par lui.
Pour échapper au contrôle des étrangers et pour dépister les soupçons, il fédéra donc en une seule les douze ou quinze sociétés secrètes qui se partageaient l’empire.