Chapitre 1-4

2151 Words
Placée face à elle, Roxane, un peu éloignée de toute cette agitation, l’observait. Si son visage possédait un certain charme et du caractère, on ne pouvait pas parler de Valérie Némisky comme d’une jolie femme. Un peu gironde, la quarantaine bien avancée, les cheveux d’un blond cendré, coupés au carré, très peu maquillée, elle arborait toujours en revanche des lunettes aux branches amovibles et fort originales. Collaboratrice privilégiée de Marc depuis de nombreuses années, cette journaliste intelligente avait su se montrer indispensable à ses yeux. Nul doute pour chacun de la tablée : d’ici peu, Valérie Némisky serait la nouvelle prêtresse du journal de 20 heures. D’un naturel franc, elle ne dissimulait pas d’ailleurs sa joie aux autres, sous le regard bienveillant de Marc Castel. Tandis qu’Adrien Bolz, le cameraman, un jeune homme d’une trentaine d’années, maigre et frisé comme un mouton d’Ouessant, s’essayait comme de coutume à des calembours plus ou moins vaseux, la petite dernière de l’équipe, Olivia Réjean, ouvrait grand les yeux et les oreilles. Fraîchement diplômée d’une école de journalisme, stagiaire depuis deux mois à TN3, cette ravissante rousse de vingt-quatre ans était à la fois maternée par Valérie Némisky et paternée par Marc Castel qui, à chaque occasion, lui apprenait sur le tas les ficelles du métier. Roxane ne s’était pas encore forgé une opinion sur elle. Depuis quatre jours que l’équipe tournait dans la région, Olivia Réjean, durant les moments de repos, tel celui-ci, n’avait jamais tenté de s’approcher d’elle. Sans doute, ne savait-elle pas sur quel pied danser, se dit la jeune femme. Évidemment, Marc n’avait pas présenté Roxane à son équipe en tant que maîtresse. Il l’avait imposée lors de la plupart des repas, voilà tout. Il ne faisait pas l’ombre d’un doute, cependant, que Valérie était au courant de la nature de leur relation. Par une ou deux réflexions qu’elle avait aussi laissé échapper, il était clair qu’elle connaissait bien l’épouse de Marc. Mais, vis-à-vis de Roxane, Valérie ne faisait montre ni d’hostilité, ni d’amitié ostentatoire. Neutre et indépendante, elle le restait également dans le domaine privé. Et Roxane lui en savait gré. Quant à Olivia, la jeune femme trouvait qu’elle avait un côté « petite fille modèle » dont la garde-robe aurait été revisitée par Betty Boop. Ce soir-là, malgré le froid, elle portait un chemisier blanc à col Claudine, mais dont le tissu était transparent. Si sa jupe droite bleu marine lui arrivait juste au-dessous du genou, en revanche, elle était largement fendue sur l’un des côtés. Tout et son contraire… pensait Roxane en contemplant son profil délicat. Sûrement ambitieuse… et citadine jusqu’au bout de ses ongles vernis. Au cours du repas, Adrien Bolz l’avait d’ailleurs charriée. — Tu as fait fort aujourd’hui, Olivia, en débarquant à la ferme en talons aiguille. Les Le Postic en sont restés médusés, comme s’ils voyaient Peau d’Âne en tenue de cocktail ! L’ironie du cameraman avait laissé de marbre la jolie jeune femme. — Il faut toujours se montrer sous son meilleur jour, Adrien ! Et je me fiche complètement de ce que l’on peut penser de moi ! Je ne suis pas du genre à aller m’acheter une marinière rayée sous prétexte que l’on m’invite à monter pour la première fois sur un voilier. Je trouve cela d’un ringard ! — Ouais… riposta Adrien Bolz, sceptique. De toute façon, un marin ne te laisserait jamais abîmer le pont de son bateau avec tes talons hauts ! — Comme je n’avais pas non plus l’intention de traire des vaches, dégaina la jeune femme du tac au tac, je n’ai pas jugé utile d’investir dans une paire de sabots avant d’aller chez ces gens ! Si la saillie d’Olivia sembla divertir Marc et Valérie Némisky, en revanche, elle laissa dans la bouche de Roxane un arrière-goût doux-amer. Que croyait donc cette fille ? Qu’on allait encore traire les vaches en sabots et en coiffe ? C’était humiliant pour elle et les siens. Discrète depuis le début du repas, Roxane ne put s’empêcher d’intervenir. — Mon père répète souvent, à qui veut l’entendre, qu’il n’y a pas plus beau métier que celui de paysan ou de pêcheur. Sans eux, ce serait la famine assurée pour tous les cols blancs incapables de se salir les mains. — Ai-je prétendu le contraire ? riposta aussitôt la jolie rousse. — Voyons, Roxane ! crut bon de s’immiscer Marc. Ne prends pas la mouche ! Olivia n’avait pas l’intention de te vexer ! C’était juste une boutade ! Qui veut faire un sort à cette bouteille ? Tendez vos verres ! — Je propose un toast à ta réussite, Marc ! lança Valérie. — Et à la tienne, Valérie, par voie de conséquence ! ajouta Adrien Bolz. — Oh, ce n’est pas encore fait ! minauda-t-elle, en n’accordant aucun crédit à sa propre objection. Marc pourrait, à la dernière minute, nous dégoter une jolie minette pour présenter le journal ! — Bonne idée ! ajouta ce dernier. Une ravissante cruche qui se vernirait les ongles en lisant le prompteur ! Ce serait divertissant ! Je prends note, Valérie. Ta proposition est à l’étude ! Roxane dut se forcer pour participer à la liesse générale. La jeune femme se sentait un peu exclue parmi eux. La remarque désinvolte d’Olivia l’avait tout d’abord déstabilisée. La réaction de Marc, qui en avait découlé, également. Non, elle ne se sentait pas vexée. Ce n’était pas ce sentiment qui l’avait habitée. Lequel alors ? Elle n’aurait su se l’expliquer. Peut-être, celui de ne pas se sentir sur la même longueur d’ondes que les autres. Sa rêverie la fit dériver jusqu’à la ferme de son père. Que faisait-il en ce moment ? Il avait sûrement déjà dîné. Regardait-il un film à la télé ? Sans doute était-il encore assis à son bureau à faire sa comptabilité et remplir des paperasses. Cette occupation fastidieuse et de plus en plus contraignante lui mangeait le plus clair de son temps. Pauvre Papa… Toujours si seul… Et malgré tout, avec son association, il trouvait encore la force d’aller à la rencontre des siens, les plus démunis financièrement ou psychologiquement, pour les aider à se reconstruire. Oui, François Gonidec était décidément un homme bien et elle était fière d’être sa fille… Peut-être, devrait-elle lui suggérer de se remarier, ou du moins, d’avoir une compagne… — À quoi penses-tu ? lui murmura Marc en aparté. Je te sens loin de nous. Ma promotion ne te fait pas plaisir ? C’est ça ? Tu t’inquiètes des conséquences ? Ça ne changera rien entre nous, va ! Roxane tressaillit et, de son beau sourire, rassura son ami. Ce n’était ni le lieu ni le moment de lui faire part de ses craintes, justifiées du reste. Bien sûr, sa joie pour lui était métissée d’appréhension. En aurait-il pu être autrement ? Elle les avait entendus discuter de ce nouveau poste, à table : le travail, les réunions et rendez-vous jalonneraient son nouvel emploi du temps. Parviendraient-ils encore à préserver leurs quelques trop rares moments d’intimité ? Elle en doutait. Mais pour ne pas lui gâcher cet instant de félicité, en digne fille de son père, elle prolongea son sourire rassurant, brave et seule. * Au même moment, à Botmeur, dans son penty attenant au corps de ferme, Joseph Le Naour venait de terminer sa vaisselle. Laver un verre, une assiette creuse et trois couverts ne demandait pas un effort titanesque et d’ailleurs, pour alléger la corvée, il avait mangé ses sardines à l’huile dans son assiette à soupe. Comme d’habitude, il avait allumé la télévision dont il avait baissé le son au maximum. Ne restaient que les images. En revanche, son poste de radio tonitruait. Un journaliste sportif commentait un match de foot : le Paris-Saint-Germain contre Bastia. Joseph ne prenait parti ni pour l’une ni pour l’autre équipe. Qui allait gagner ? Il s’en fichait comme d’une guigne. Ce qui comptait, c’était l’ambiance surchauffée. Et puis d’abord, il n’avait jamais mis les pieds ni à Paris, ni en Corse. C’était le décalage entre les images - un feuilleton policier - et le son, qui l’intéressait, lui permettait de se concentrer sur sa nouvelle passion… Et puis, aussi, il avait de cette façon l’impression d’être entouré sans être embêté. Pour se préparer à l’instant de bonheur tant attendu après sa journée de boulot, il se livra à un dernier rituel : fermer les volets de son deux-pièces. Si Coquette avait décidé de vêler cette nuit - ce dont il doutait après avoir examiné la bête tout à l’heure - il ne tenait pas à ce que le patron le surprenne. François Gonidec serait obligé de toquer à sa porte. Cela lui laisserait le temps de tout remettre en place. Avant de rabattre le dernier volet de bois, Joseph Le Naour huma l’air glacial de la nuit. Un chien aboya au loin. Un autre lui répondit, comme s’il lui souhaitait le bonsoir. Joseph referma la fenêtre, fin prêt. Un rapide coup d’œil sur la toile cirée le rassura. Il n’avait pas envie qu’une tache de graisse oubliée salisse son œuvre. Il alla alors dans sa chambre, passa la main sous le matelas de son lit défait et sortit l’objet, enveloppé comme il se devait, pour le protéger, d’une serviette de table. Ce n’est qu’une fois revenu dans la pièce principale qu’il déplia la serviette et en sortit le cahier bleu à spirales. Sur la couverture cartonnée s’étalaient, depuis plusieurs mois déjà, les belles lettres rondes « Mes poésies ». Et au dessous, en caractères plus petits - mais pas trop quand même - l’homme avait inscrit entre parenthèses, selon la coutume, le nom du poète : Joseph Le Naour. Joseph numérotait toutes les pages de son cahier à grands carreaux. Il l’ouvrit donc à la page quarante-deux. La veille, il avait commencé sa nouvelle poésie. Une strophe de quatre vers qui exigeait une suite. Avant de la relire il tailla son crayon de bois. Il n’utilisait jamais de stylo. Ainsi, il pouvait toujours gommer un mot qu’il ne trouverait plus joli et le remplacer par un autre. L’année précédente, Joseph avait pris son courage à deux mains et avait poussé la porte d’une grande librairie de Carhaix. D’une part, il avait besoin de conseils pour mener à bien son œuvre poétique. Très gentil, le libraire les lui avait prodigués et lui avait présenté une anthologie de Victor Hugo. « Le mieux serait pour vous de vous inspirer d’un grand poète. » Il avait donc acheté le livre. Mais il ne s’en servait pas souvent : trop de mots compliqués qui n’existaient pas dans son petit dictionnaire. Joseph voulait savoir, d’autre part, comment il pourrait, une fois son cahier terminé, publier ses poésies. C’est pas mal, un cahier tout rempli, mais un livre, un vrai, ça a plus de gueule ! Le libraire ne s’était pas moqué de lui et lui avait dit de revenir quand Joseph aurait fini son travail. Il lui avait promis de lire ses poèmes et de l’aider à trouver peut-être un éditeur, le cas échéant. Fort de ses promesses, Joseph était revenu chez lui tout ragaillardi. Le libraire lui avait parlé aussi d’un fil conducteur. Il s’était fait expliquer l’expression et comme Victor Hugo, il n’avait eu aucun mal à débusquer sa « muse ». Le mot existait dans son petit dictionnaire. La seule différence entre les deux poètes, c’est que Victor Hugo, d’après ses lectures, avait l’air d’avoir connu beaucoup de muses. Lui, Joseph, une seule. Le problème c’était son prénom. Il avait du mal à trouver de jolies rimes avec lesquelles l’accorder. Seul, le mot « âne » lui venait à l’esprit et ses belles phrases devenaient alors ridicules. Il avait donc résolu ce souci en plaçant le prénom de sa muse en début de vers et non la fin. Juste une fois, Joseph avait dérogé à cette règle. Il avait réussi à capturer un mot quand, un matin d’été, le patron l’avait apostrophé de la sorte : « Joseph ! Viens plutôt m’aider ! On dirait que tu pavanes ! » Ce jour-là, il se serait volontiers jeté au cou de François Gonidec pour le remercier. Car, à la poésie 7, se trouvaient les deux plus beaux vers de son cahier. Joseph les connaissait par cœur. « Dans mon jardin secret se promène Roxane. Blanche et nue sous sa robe à fleurs, elle s’y pavane. Avant de se mettre au travail, Joseph prit dans son réfrigérateur une bouteille de bière qu’il décapsula avec les dents puis se roula une cigarette. Fin prêt, il relut la première strophe de la poésie 42. Sous ton corsage, Roxane, pointent tes seins. Je ne suis pas sage. Montre-moi le chemin De ces deux oisillons qui dans leurs nids palpitent, Petits et durs comme s’ils avaient la mammite. » Le premier vers de la deuxième strophe lui était venu facilement tout à l’heure, dans la salle de traite. Il leva les doigts un à un pour compter le nombre de syllabes. J’ai-me-rais-tant-les-pren-dre-dans-mes-mains. L’homme soupira. Ça ne collait pas. L’idée principale y était, mais il manquait deux syllabes. Que pouvait-il rajouter ? Il leva les yeux au ciel en suçant son crayon. S’il remplaçait « tant » par « vraiment » le compte ne serait pas bon non plus ! Et « tant » par « réellement », il dépassait 12 ! L’esprit de Joseph se mit à rêvasser. Le beau visage de Roxane lui souriait. Elle était vraiment son type de femme ; fine, élancée, mais pas maigre non plus. Une brune au teint pâle avec de grands yeux bleus ! Pas du tout le genre d’Élodie. La fille de son ancien patron était blonde et plus petite. Il regrettait à présent d’avoir été amoureux d’elle. Elle était méchante en fait et ne méritait pas son attention. L’image de la blonde se substitua alors à la brune et Joseph frissonna. Il ne voulait pas se rappeler ce moment cuisant, quatre années auparavant. Le jour de l’anniversaire d’Élodie, il lui avait offert une poésie, joliment présentée comme un parchemin d’autrefois, avec le sceau à la cire et le ruban rouge. Tout bien ! Elle l’avait remercié, décacheté le papier et lu devant lui. Puis, brusquement, elle s’était retournée. Joseph revoyait encore le mouvement saccadé de ses épaules, secouées par un rire qu’elle ne parvenait pas à contrôler. Elle s’en était excusée par la suite, mais c’était trop tard. Le mal était fait, elle l’avait humilié ! De toute façon, le destin s’était chargé de punir Élodie de sa trahison, puisque, trois jours après son anniversaire, la jeune fille était morte.
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