Deux jours auparavant, elle avait montré cet endroit magique à Marc qui s’était aussitôt empressé d’y conduire son équipe. Ils avaient filmé les lieux et son amant avait décrété qu’ils tourneraient là la scène des Lavandières de la Nuit. À cette évocation, Roxane sourit en hochant la tête. Marc était atteint du syndrome nippon. Il fallait toujours que s’interpose, entre lui et la beauté du monde, l’œil d’une caméra ou d’un appareil photo. Il n’accordait aucune confiance à ses propres rétines ! « Ou alors, songea la jeune femme amusée, il avait besoin de thésauriser les choses, d’emprisonner l’impalpable dans une chambre noire… »
Mais l’émotion est si volatile…
Fière de son pays, Roxane avait aussi proposé à son amant de l’amener sur l’autre rive, du côté de Brennilis, là où avait élu domicile une colonie de castors. Toujours pressé, Marc avait décliné l’offre. Il n’était pas payé pour faire un reportage animalier.
Pourtant, songea Roxane en détachant son cheval, tel n’était pas son propos. Elle voulait juste lui montrer des bêtes sauvages.
La jeune femme se remit en selle et fit claquer sa langue contre son palais pour faire avancer Titan. L’animal réagit aussitôt. Il savait l’écurie très proche ainsi que sa récompense pour cette escapade : un petit seau de granulés. Roxane pensa qu’il était à présent superflu de prendre des gants avec son père. Après la traite, elle rejoindrait Marc à Huelgoat où l’équipe de tournage avait pris ses quartiers. Puisqu’une âme charitable avait cru bon de mettre au courant François Gonidec sur la nature des relations de sa fille avec le journaliste, inutile donc de faire semblant. Au lieu de ne passer qu’un petit moment avec Marc, elle resterait toute la nuit avec lui dans sa chambre d’hôtel.
*
Lorsque Roxane pénétra dans la salle de traite, attenante à l’étable, elle eut la surprise de voir six vaches déjà branchées sur les deux quais. Six autres patientaient dans l’aire d’attente. Le lactoduc, qui reliait les trayeuses directement au tank à lait, ronronnait. La jeune femme consulta sa montre. Elle n’était pourtant pas en retard… Son père avait commencé la traite seul. Nulle présence d’Albert, l’ouvrier agricole. Elle s’enquit de l’absence de l’homme auprès de François Gonidec. Celui-ci marmonna avec autant d’amabilité qu’un sharpeï à qui on aurait proposé un lifting :
— Je l’ai dispensé de la corvée. Tu m’avais dit que tu serais là. Deux trayeurs suffisent.
— Mais enfin, Papa, je suis à l’heure !
— …
Devant le mutisme doublé de mauvaise foi de son père, Roxane haussa les épaules. Il voulait bouder ? Qu’il boude ! À ce petit jeu, il serait de toute façon le plus malheureux. Enfin… pas si sûr…
Roxane rengaina la remarque acerbe prête à fuser et s’installa à son poste. L’exploitation, trop modeste avec ses quarante-cinq têtes de bétail, n’était pas entièrement robotisée. Dans les fermes beaucoup plus importantes, le robot, piloté par un ordinateur, aurait contrôlé l’installation de la vache dans la stalle, détecté et nettoyé les trayons, les aurait désinfectés, adapté le débit de la traite et effectué le rinçage des manchons des gobelets. Mais ici, la manipulation d’un opérateur restait indispensable.
Déjà, la traite des six premières bêtes était terminée. D’un pas de sénateur, elles se dirigèrent vers le couloir qui les ramènerait à l’étable.
François Gonidec ouvrit le portillon de l’aire d’attente et six autres pénétrèrent trois par trois sur les deux quais.
Dans l’allée centrale, où père et fille, au propre comme au figuré, se tournaient le dos, les faisceaux-trayeurs étaient à nouveau suspendus.
À la main, Roxane désinfecta les pis de la nouvelle dame à robe blanche et noire. Puis, avant de brancher l’animal à la machine, elle exerça une pression sur les trayons.
Aussitôt, la jeune femme pressentit le problème.
« C’est bien ma veine, pensa-t-elle avant d’alerter son père. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître… »
— Papa ! J’ai un petit souci. C’est Hortense, non ? J’ai l’impression qu’elle a une mammite.
À peine avait-elle prononcé ce dernier mot que François Gonidec s’était déjà retourné pour examiner sa vache. Il pressa lui-même les pis, comme s’il n’accordait que peu de valeur à l’examen initial.
— C’est pas Hortense mais Falbala, bougonna-t-il. Zut ! Une mammite.
Des trayons de la vache avait jailli, non pas le lait attendu, mais une espèce de yaourt peu ragoûtant.
— … Inutile d’appeler le véto, ajouta-t-il. Ce n’est pas trop grave. Je vais la mettre dans l’ancienne petite crèche. Il y fait plus chaud et il y aura moins de courants d’air.
— Pas besoin d’antibiotiques ? demanda sa fille.
— Ce n’est pas la solution idéale. Je vais lui donner un traitement homéopathique et lui faire un cataplasme d’argile. Et en lui réduisant d’un tiers sa ration de grains, ça devrait passer. Je vais aller la traire ailleurs. Tu pourras te débrouiller toute seule pendant quelques minutes ? J’appelle Joseph qui sera trop content de venir t’aider.
Pour la première fois de la journée, François Gonidec adressa un semblant de sourire à sa fille, tout en claquant la croupe de la vache d’un geste amical.
Roxane, quant à elle, ne put réprimer une grimace. Son père savait pourtant pertinemment qu’il lui répugnait de rester seule, en tête-à-tête, avec l’ouvrier agricole. Une fois François sorti de la salle de traite, la jeune femme reprit son travail tout en essayant d’analyser la sensation de malaise que lui inspirait cet homme. Contrairement à ce que laissait supposer le choix de son prénom, Joseph Le Naour n’était pas vieux. La quarantaine, tout au plus. Originaire des Côtes d’Armor, ce célibataire, sans attaches connues, avait débarqué dans les Monts d’Arrée, il y avait deux ans de cela. François Gonidec lui avait proposé un emploi de saisonnier et, de fil en aiguille, l’homme avait su se montrer indispensable à la ferme. Il était donc resté et avait emménagé dans un penty attenant à la maison familiale. François Gonidec l’appréciait. Dur à la besogne, sobre au boulot, que pouvait-on lui demander de plus ? Son père s’amusait gentiment des réticences de Roxane vis-à-vis de son employé, prétendait que ses yeux légèrement exorbités, et qui, de loin, lui conféraient un regard de batracien, étaient la seule raison pour laquelle sa fille se méfiait de lui. Or, le pauvre garçon n’était évidemment pas responsable de son physique !
La jeune femme imaginait, sur une feuille de nénuphar, une grenouille mâchouillant un mégot, et qui ouvrait puis refermait subrepticement son imperméable, quand quelque chose lui effleura le dos.
Elle émit un léger cri et se retourna. Joseph Le Naour se tenait à quelques centimètres d’elle.
Mue par un réflexe, la jeune femme recula d’un pas pour préserver son espace vital. Elle ne l’avait pas entendu venir.
— Faites excuse. Je voulais pas vous faire peur. C’est le patron qui m’a dit de vous donner un coup de main. Il est occupé avec Falbala.
— Je sais, Joseph. Heu… ce n’est rien, balbutia-t-elle en évitant le regard rond braqué sur elle. Tenez, occupez-vous de ces trois-là, s’il vous plaît.
Si François Gonidec et Joseph se tutoyaient, le vouvoiement entre elle et l’employé était de rigueur, sans qu’il eût été officiellement instauré.
La tâche reprit dans un silence mutuel. Les battements de cœur intempestifs de Roxane s’étaient calmés. Elle avait presque oublié la présence de l’employé quand ce dernier la rappela à son bon souvenir au bout de quelques minutes.
— Dites donc, Roxane, vous qui avez fait de grandes études, vous savez si les femmes en ont aussi ?
— Ont quoi ? demanda étourdiment la jeune femme.
— Ben… des mammites !
L’homme avait légèrement appuyé sur les deux syllabes du mot, comme s’il les conservait en bouche pour s’en gargariser. Roxane sentit les poils de ses avant-bras se hérisser. Pourtant, le timbre de sa voix était dénué de trivialité. Voilà ce qui dérangeait, une fois encore, la jeune femme vis-à-vis de l’ouvrier agricole. Était-il malsain et roublard ou simplement pas toujours très fin ? Elle n’était jamais parvenue à se forger une opinion tranchée à son sujet.
— Je n’en sais rien, répondit-elle sèchement. Si cela vous intéresse autant, posez la question à mon père.
Quelles que fussent les intentions de Joseph, sa proximité dégoûtait Roxane. Néanmoins, elle ne pouvait s’empêcher de sonder les méandres de son esprit. Était-il assez libidineux pour rêvasser des tétons durcis d’une femme tout en regardant la machine traire sa vache ? C’était d’un romantisme échevelé ! Son père devait tout de même faire la différence entre lui et Pascal ! Leur ancien ouvrier agricole avait quitté l’exploitation voilà trois ans pour se marier. Vif et drôle, il amusait toujours Roxane en lui racontant des blagues, parfois graveleuses, il est vrai, mais rigolotes. Leurs relations, sans ambiguïté, étaient fondées sur un respect et une sympathie réciproques. Roxane le regrettait. Pascal avait suivi sa belle à Landerneau et secondait à présent son beau-père dans l’exploitation familiale.
Non… Décidément, Joseph n’était pas du même tonneau… François Gonidec concédait qu’il était moins intelligent que son prédécesseur, mais tout aussi méritant. À voir…
Une autre différence séparait aussi les deux hommes. Sans être à proprement parler un beau garçon, Pascal, grâce à son humour et à son charme, séduisait, dans les boîtes du samedi soir, toutes les plus jolies filles du coin. Joseph, quant à lui, sortait aussi le week-end. Pour aller où ? Mystère. Cependant, lorsqu’elle séjournait à la ferme, Roxane entendait, sur les coups de 3 heures du matin, le bruit du moteur de sa mobylette. Joseph rentrait toujours seul.
L’arrivée de son père dans la salle de traite mit fin au supplice de Roxane.
— C’est bon, Jo, tu peux partir. Je prends la relève.
— Ça ne me dérange pas de rester ! On n’en a plus pour longtemps de toute façon ! Et Roxane et moi, on forme une belle équipe !
Le frisson soudain de sa fille n’avait pas échappé à la sagacité de François Gonidec.
— J’aimerais autant que tu ailles nourrir les chevaux maintenant. Comme ça, après, tu seras libéré.
Joseph grommela quelque chose d’inaudible mais obtempéra. Roxane jeta un coup d’œil furtif à l’homme, avant qu’il ne parte. Son visage, rougi, transpirait.
François Gonidec reprit sa place. D’un ton amusé, il lança à sa fille :
— C’est vrai que Jo te couve du regard. Je viens de le remarquer…
— Je préférerais qu’il couve la grippe ! lança Roxane, énervée. Sais-tu ce que vient de me demander ce détraqué ? Si les femmes, aussi, pouvaient avoir une mammite !
François Gonidec éclata de rire.
— J’avoue que Jo est un peu fruste. Mais sois plus aimable avec lui ! C’est un brave gars, au fond. Je le connais bien. Il ne ferait pas de mal à une mouche. Et puis, après tout, il a le droit d’essayer de te draguer ! Ce n’est pas défendu !
— Eh bien, répondit la jeune femme, avec humeur, je vais aller lui dire que la place est prise et que j’ai un copain ! Ça calmera ses ardeurs !
— Il le sait déjà, va… répliqua son père, laconique.
Cette phrase sibylline piqua au vif Roxane. À dire vrai, elle avait peur de comprendre…
— Qui le lui a dit ? Comment l’a-t-il su ?
— …
— Papa ? Je t’ai posé une question !
— Je ne tiens pas à y répondre. Donc, je me tais.
Roxane commençait à entrevoir la vérité. Deux jours auparavant, son père était parti à Sizun chercher du fourrage. Comme la batterie de la voiture de Roxane était à plat et qu’elle ne se résolvait pas à solliciter l’aide de Joseph, elle avait téléphoné à Marc pour qu’il vienne la dépanner. Ils avaient dû s’embrasser dans la cour… Joseph devait encore l’épier, caché quelque part. Il les avait vus, en avait déduit leur liaison et s’était empressé d’en avertir son père… Ce scénario tenait debout. La commère du village, c’était Joseph !
— À propos, Papa, ne m’attends pas pour dîner. Je ne rentrerai que demain matin.
— Tu passes la nuit avec ton gigolo ? demanda-t-il avec humeur. Si ça t’amuse… Mais je t’aurai prévenue, ma pauvre petite. Tu n’as rien à espérer de ce genre de type. Quand il en aura assez de son jouet cassé, il en achètera un autre. Et qui te dit que sa malle n’en est pas pleine ? Hein ?
Roxane choisit de prendre un ton léger pour lui répondre.
— Sans vouloir te vexer, Papa, ta métaphore est un peu convenue. De plus, je te le répète, tu ne connais pas Marc. Si je te dis que c’est quelqu’un de bien, tu peux me faire confiance, non ?
— Peut-être en d’autres occasions. Mais tu peux aussi comprendre que l’idée de te voir coucher avec un père de famille de mon âge me révulse ! Et si je te fais l’effet d’un con réac, je l’assume aussi pleinement. La messe est dite ! Je ne tiens pas à en savoir davantage sur cet individu. Je vais chercher les trois dernières vaches…
*
Les quelques dîneurs épars de l’Hôtel du Lac, à Huelgoat, avaient tous quitté la vaste salle à manger. Peu de touristes en cette saison hivernale. Seule, la tablée de l’équipe de télévision animait le lieu avec entrain. Alors qu’on apportait les desserts, Marc Castel commanda à la serveuse deux bouteilles de champagne millésimé. Il fallait fêter l’événement comme il se devait ! Et le producteur de l’émission Quelque part, une histoire était en droit de se réjouir. À dire vrai, Marc Castel s’attendait plus ou moins à cette nouvelle promotion. Certains signes avant-coureurs - un compliment plus appuyé que de coutume, un sourire prolongé - le lui avaient laissé augurer depuis plusieurs semaines. Mais dans un monde de requins, la peau d’un ours est rarement en solde ! Or, peu de temps avant qu’ils ne passent à table, la nouvelle était tombée. Jean-Luc Michelet en personne, le P.D.G. de la jeune chaîne montante TN3, avait appelé Marc Castel sur son portable. Décision du conseil d’administration : il venait d’être nommé directeur de l’information, poste envié entre tous. À charge, pour lui, de s’entourer d’une équipe de confiance et de choisir « le » ou « la » journaliste qui animerait le journal de 20 heures. Marc Castel disposait de trois jours pour donner des noms et, à sa droite, Valérie Némisky, son assistante de production, cachait mal son ivresse, au propre comme au figuré, du reste.