Chapitre 1-5

1547 Words
Joseph ne savait pas encore s’il offrirait son cahier à Roxane ou s’il attendrait qu’il soit publié. Il avait l’impression que la jeune femme ne réagirait pas comme Élodie. Roxane était dans les livres. Ça changeait tout ! Elle ne se ficherait pas de lui ! Elle savait combien c’est difficile d’écrire. Son seul défaut, c’était le vieux beau qu’il avait surpris avec elle. Il avait l’âge d’être son père ! Comme il avait été dégoûté lorsqu’il les avait surpris à se bécoter dans la cour de la ferme ! Cependant, Joseph ne se faisait pas trop de mouron. Cette liaison était appelée à ne pas durer. C’était forcé ! Et puis, il fallait rendre justice à Roxane : étant donné, qu’elle ignorait encore son penchant pour elle, il ne pouvait pas non plus l’accuser de l’avoir cocufié avec son bellâtre ! Quand elle saurait, évidemment, ce serait une autre histoire… D’ici là, l’eau aurait coulé sous les ponts, comme on dit. Le vieux beau aurait tracé la route. Le patron, au courant de cette coucherie grâce à ses soins, allait y mettre le holà. Une fille se doit d’obéir à son père, non ? Fort de cette certitude, Joseph se remit au travail. Une nouvelle idée venait de germer dans son cerveau fertile. C’est le verbe qu’il fallait changer ! Pour une absolue sécurité, l’homme recompta sur ses doigts. J’ai-me-rais-les-em-pri-son-ner-dans-mes-mains. Douze ! Mission accomplie ! * Dans leur lit défait, Roxane posa la tête contre l’épaule nue de son amant. Les yeux clos, la jeune femme alanguie lui murmura : — Ne prononce surtout pas la phrase qui tue, même pour plaisanter, ou je t’assomme… Aussitôt Marc joua le jeu, prit un air niais et lui déclara : — Alors, chérie, heureuse ? À peine avait-il terminé sa phrase que l’oreiller de Roxane s’abattait sur son visage. Une chamaillerie ponctuée de rires et de petits cris s’ensuivit. Le vrombissement du portable de Marc sonna la fin des hostilités. — Tu prends l’appel ? lui demanda Roxane d’une voix où perçait une pointe de déception. — Oui. Elle a déjà essayé de me joindre tout à l’heure. Ce serait incorrect de ma part, répondit-il en se levant. Il se saisit du téléphone sur la table de nuit et, avant qu’il ne s’enferme dans la salle de bain pour plus de discrétion, Roxane entendit les premières bribes d’une conversation qui menaçait de durer longtemps, étant donné les circonstances : — Oui Isabelle… Tu as déjà tenté de m’appeler ?… Non, j’étais sous la douche… Restée seule dans le lit, Roxane croisa les bras sous la nuque et soupira. Tous ces petits mensonges qui cimentaient son couple, cesseraient-ils un jour ? Non, sans doute… Sans en avoir posé la question au principal intéressé, elle connaissait déjà sa réponse : « Je t’aime, Roxane. Si tu veux me quitter, je serai le plus malheureux des hommes mais je comprendrai ta décision. Mais si tu restes avec moi, tu connais les règles du jeu et tu assumes. » Situation d’une banalité à pleurer, galvaudée depuis des siècles et des siècles. — Carpe diem ! murmura Roxane pour elle-même. Puisqu’elle n’avait aucun désir de rompre avec son amant, il lui fallait se contenter des petits bonheurs pêchés çà et là, à la sauvette. N’était-ce pas d’ailleurs le lot de toutes les femmes ? Épouse ou maîtresse ? Le sort d’Isabelle Castel était-il plus enviable que le sien ? se demanda-t-elle pour se rassurer. Que valait-il mieux : être respectée mais non chérie ? Être chérie mais non respectée ? Chérie et respectée, lui souffla alors la petite voix irritante de sa conscience… Elle consulta sa montre. Depuis cinq bonnes minutes, Marc devait s’entretenir avec sa femme de sa nouvelle promotion. D’habitude, lorsqu’il arrivait à Isabelle d’appeler son mari, leurs conversations étaient plus brèves. Roxane eut une envie soudaine de sortir sur la terrasse de l’hôtel pour fumer une cigarette. En même temps, l’idée de se rhabiller et d’affronter le froid piquant de la nuit affadissait son désir. Décidément, tout revenait à une question de choix. Et la jeune femme n’ignorait pas que, dans quelques années, il se poserait à nouveau à elle avec davantage d’acuité. Lorsqu’elle aurait dépassé la trentaine, accepterait-elle de faire le deuil d’une éventuelle maternité ? Que peut-on choisir entre l’essentiel et le vital ? Car pour Marc, un jour d’euphorie où elle avait osé aborder la question, la réponse avait été claire et catégorique. À plus de cinquante ans, il lui semblait inconscient d’avoir des velléités de procréer à nouveau. De plus, le problème génétique de Basile venait de son fait à lui. Hors de question qu’il se permette de récidiver. Il s’estimait déjà chanceux que ses filles aînées aient été épargnées de ce coup du sort… La porte de la salle de bain s’ouvrit enfin sur un homme au visage détendu et naturel. Mimant un claquement de dents, il revint se lover contre Roxane, dans leur lit. La jeune femme se garda bien de lui poser la moindre question sur la teneur de son entretien téléphonique. Avec cette sagesse innée, elle savait pertinemment que les hommes ont en horreur les situations conflictuelles. — Tu n’en as pas profité pour aller te griller une cigarette ? lui demanda-t-il en lui mordillant le lobe de l’oreille. — J’ai hésité, j’avoue… Cela te tente ? Tu descendrais avec moi ? — La flemme, lui répondit-il, en bâillant. On éteint ? En fait, les émotions de la soirée m’ont crevé. Se retournant vers la lampe de chevet, Roxane le taquina : — Les émotions ou le champagne dont tu as abusé ? — Les deux, mon capitaine, avoua-t-il dans un nouveau bâillement. Bonne nuit, mon amour. Fais de beaux rêves ! Mais attention à tes songes, je viendrai y flâner cette nuit ! Si j’y trouve un jeune et bel éphèbe, gare à toi ! Dans l’obscurité, Roxane sourit à la boutade de son compagnon. — Pas de danger, répondit-elle : Il n’y a que les hommes ventrus, chenus et édentés à me plaire… Aïe ! Un pincement à la cuisse venait de lui arracher ce léger cri. Blottie contre le corps de Marc, Roxane allait s’assoupir lorsque celui-ci lui posa une question. Quand il dormait avec elle, il était coutumier du fait. Avant de se laisser glisser dans les bras de Morphée, il avait pour habitude de faire le point de sa journée. — À propos, ma chérie, tu as réussi à me caler un rendez-vous avec ton père demain ou après-demain ? J’ai besoin de le savoir pour mon planning. Roxane tomba brusquement de son nuage duveteux. — Excuse-moi, Marc. J’ai zappé ! En fait, je n’ai pas eu l’occasion ce soir de t’en parler, mais ce matin quelqu’un a mis au courant mon père de notre liaison… La jeune femme sentit le bras de son amant se contracter contre sa peau. — Ah ! fit-il laconique. Et la réaction ? — Comme tu peux t’y attendre : il n’a pas beaucoup apprécié… En fait, je pense que ce qui l’a le plus vexé, c’est de l’apprendre par un tiers. — Qui a pu le lui dire ? — Joseph, à coup sûr. L’ouvrier agricole. — L’espèce d’abruti au regard libidineux que j’ai rencontré chez toi l’autre jour ? — Oui. D’après une réflexion de mon père, ce doit être lui. Joseph lui est totalement dévoué. — Mouais… À d’autres… J’ai remarqué la façon dont ce type te reluquait. Rien à voir avec le regard mystique de Bernadette Soubirou conversant avec la Vierge, si tu veux mon avis. L’épiderme de Roxane réagit. Elle frissonna. — Oh ! Tais-toi, je t’en supplie ! Il me fait déjà à moitié peur ! Le bras protecteur de son amant la serra davantage. — Je pense, parvenu à mon âge, posséder assez de psychologie pour cerner les gens. Tu n’as rien à craindre de ce genre de types. Ils fantasment, seuls dans leur coin, mais n’essaient jamais de passer à l’acte. Il t’a déjà fait des propositions ? — Non, en convint Roxane. — Alors, tu vois ! Ton Joseph est juste… expressif ! S’il fallait condamner un homme pour ses pensées coupables, la Terre serait peuplée d’amazones. D’un triste ! Mais, pour en revenir à ton père, cela m’embête davantage. Veux-tu que j’aille lui parler, lui expliquer… — Non, l’interrompit Roxane. Je te remercie de ta proposition mais laisse-moi me débrouiller seule avec ce problème. C’est de ma faute aussi. Je n’aurais jamais dû, connaissant son caractère, te présenter à lui comme un simple ami. Mon père est un homme droit dans ses bottes. Il déteste les mensonges et les manigances. S’être senti floué par sa propre fille a sûrement été pour lui une pilule amère à avaler. Quant à l’interview qu’il t’avait accordée, je pense que la situation actuelle ne va rien y changer. Quand il a donné sa parole, il ne se dédit pas. — Fais comme bon te semble, ma chérie, répondit Marc en lui déposant un b****r sur la tempe. Mais n’insiste pas non plus. Je comprendrais son refus. Il est légitime. Ce n’est pas un drame. Bonne nuit, mon petit… Quelques minutes plus tard, le léger ronflement de son compagnon berçait la réflexion de Roxane. Si elle avait affiché un certain optimisme auprès de Marc, à présent, dans la solitude des ténèbres, elle se demandait si elle ne s’était pas trop imprudemment avancée. Que François Gonidec accorde à Marc l’interview escomptée, rien n’était moins sûr. Pourtant, l’idée de faire connaître son association et, partant de là, de faire des émules, plaisait au départ à son père. Avec un groupe de quatre ou cinq amis, ils avaient fondé cette association trois ans auparavant. Elle reposait sur une expérience vécue par les uns et les autres et un terrible constat : en France, tous les deux jours, on déplore le suicide d’un agriculteur. Si l’idée de pallier ce problème n’était pas nouvelle, en revanche, François Gonidec et ses compagnons avaient-ils eu le mérite d’apporter leur contribution pour tenter de vaincre ce fléau. Grâce à des campagnes d’affichage dans les villages et hameaux, les gens du coin connaissaient bien à présent le numéro de S.O.S. paysans en danger. Du centre ou du Nord-Finistère parvenait à la secrétaire de l’association au moins un appel quotidien. La plupart du temps, ce n’était pas la personne concernée qui demandait qu’on l’aide mais un proche : une épouse, un enfant, un voisin. Les paysans méritent souvent la réputation farouche qu’on leur prête. On avance, on se tait et on serre les dents. Si on n’en peut plus, on s’arrête. Définitivement. Demain, il ferait jour… pensa Roxane en fermant les yeux, bien décidée à découdre de ce problème avec son père.
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