Il se rangea sur le bas-côté pour laisser passer l’équipage. Il vit d’abord un cheval noir, au poil luisant, mais si maigre qu’on aurait cru qu’il faisait carême ! L’homme qui le conduisait n’était guère plus gras que sa bête. Ses longs cheveux blancs brillaient sous l’éclat de la lune. Mais Yann-Vari ne put distinguer son visage, dissimulé par un feutre noir à larges bords. Ce charretier devait s’être assoupi car il ne tenait même pas les brides de son cheval ! Pour sûr, la bête connaissait sa route ! Le fardier dépassa notre piéton qui vit alors scintiller, à côté du conducteur, la lame d’une faux.
« Un vieux moissonneur qui rentre à point d’heure ! se dit Yann-Vari… Mais quel sot je suis ! réfléchit-il tout après. Pourquoi ne pas profiter de l’aubaine ? »
— Hep ! fit-il en interpellant le charretier. Est-ce que ce serait du dérangement pour vous si vous me poussiez jusqu’à Saint-Cadou ?
Le cheval stoppa net.
— Montez à l’arrière, Yann-Vari Ar Moallic, fit l’homme sans se retourner.
Le maquignon ne se le fit pas répéter deux fois.
Une connaissance, sans doute, parce que l’autre savait son nom… Il sauta à l’arrière, dans la charrette.
Tout se passa alors plus vite que je ne peux le raconter. L’étrange vieillard prononça juste trois phrases avant de se retourner :
— On n’a jamais vu un coffre-fort suivre un corbillard, Yann-Vari Ar Moallic. Que ferez-vous des trois cent quatre-vingt-sept pièces d’argent qui brillent dans votre besace, demain ? Car je vous le dis : je reviendrai vous chercher à l’aube, au premier chant du coq.
La tête du conducteur pivota alors à quatre-vingt-dix degrés. Yann-Vari découvrit son visage. Il hurla de terreur mais il était trop tard, bien trop tard… À l’intérieur des orbites creuses du squelette brillait la flamme de deux chandelles.
L’homme voulut sauter de la charrette, mais le cheval partit au galop, à un train d’enfer. En moins de dix secondes, Yann-Vari se retrouva dans la cour de la ferme. L’équipage avait déjà disparu.
C’est plus mort que vif que Yann-Vari poussa la porte de sa chaumière. Ses hurlements réveillèrent sa femme.
— Qu’avez-vous, mon bonhomme à mener un tel tapage ? Ma parole, vous avez bu trop de bolées de cidre à la foire de Commana ! Mais… qu’avez-vous fait à vos cheveux ? Ils sont devenus tout blancs ! Ma Doué, continua Channig, vous êtes pâle à faire peur ! On dirait que vous avez vu l’Ankou !
— Vous ne croyez pas si bien dire, ma brave femme, bégaya son mari. Il vient de me ramener ici.
— Vous êtes monté dans la charrette de l’Ankou ? Ar karriguel an Ankou ? répéta Channig en se signant. Êtes-vous fou ?
Yann-Vari claquait des dents et grelottait.
— Si c’est pour ne proférer que des bêtises, taisez-vous ! Rendez-vous utile plutôt et faites du feu dans l’âtre ! Je meurs de froid. Et si demain il m’arrivait malheur, promettez-moi une chose, Channig. Sous la veste de mon bel habit de noce, déposez cette besace remplie de pièces d’argent. Je ne veux pas arriver nu au Paradis et j’ai quelques vieilles affaires à régler avec le Créateur. Il comprendra mieux, ainsi !
Channig se détourna de son mari pour mettre un fagot de genêt dans la cheminée. Mais elle ne promit rien de tel, pour sûr !
— Allez vous mettre au lit, Yann-Vari. Demain, vous irez mieux. Vous avez fait un mauvais rêve.
Le lendemain, à l’aube, le chant du coq réveilla Channig. Elle découvrit alors son mari, mort à ses côtés.
Par cette histoire réelle, je veux vous dire qu’il n’y a pas plus juste que la Grande Faucheuse. Pauvre ou riche, puissant ou misérable, jeune ou vieux, elle met tout le monde sur le même pied d’égalité. Il y a aussi une autre morale à mes propos : tout ce qui est vrai est faux et tout ce qui est faux est vrai ! »
La vieille conteuse se tut alors.
— OK, c’est bon ! C’est dans la boîte… annonça Adrien Bolz, le cameraman, en se tournant vers Marc Castel, le producteur de l’émission et son assistante, Valérie Némisky.
— As-tu filmé le feu de cheminée ?
— T’inquiète, c’est fait, Marc. On terminera sur cette image, comme convenu.
À l’autre bout de la pièce, Yves Le Postic lança un regard triomphant à son fils et à sa bru.
— Vous avez vu ? murmura-t-il à leur adresse. C’est moi qui avais raison ! Rose ne s’est pas trompée une seule fois ! Elle n’a même pas hésité !
— Papa, soupira Albert, tu sais aussi bien que moi que cela ne prouve rien du tout. C’est la mémoire ancienne qui joue ici. Maman connaît ces contes depuis plus de cinquante ans…
Mais devant le sourire de son père qui commençait à se figer, il ajouta :
— Tu as raison ; sur ce coup-là, il n’y a rien à redire. Maman a été formidable.
Rasséréné, le vieil agriculteur acquiesça d’un signe de tête. Puis il se leva, pressé d’aller féliciter sa femme, le cœur léger. L’homme, de ses gros doigts noueux comme des ceps de vigne, défit le bouton de son col de chemise. On se serait cru dans les forges de l’enfer ! Il avait eu beau dire à l’équipe de la télé qu’ils n’auraient pas froid, que le chauffage central marchait bien, leur chef avait insisté pour qu’il fît du feu dans la cheminée. C’était stupide ! Quel gaspillage ! Mais il n’avait pas osé les contredire, reconnaissant de la gloire qui allait rejaillir sur sa Rose.
Yves Le Postic s’approcha de son épouse et déposa à la racine de ses cheveux blancs un b****r furtif.
— Tu as été extraordinaire, ma chérie. Bravo !
— Vraiment ? demanda-t-elle d’une voix redevenue timide. Comme avant ?
— Tout comme avant, rassure-toi. Je suis fier de toi !
Gonflé d’orgueil, Yves couva sa femme d’un regard de poule pondeuse. Les occasions étaient rares de se réjouir. Il n’allait pas bouder son bonheur ! Quand l’émission passerait à la télé, tous les voisins admireraient Rose, comme du temps de sa splendeur !
Les membres de l’équipe de TN3 discutaient entre eux, tout en rangeant leur matériel. Soudain, une petite phrase anodine, lancée par Marc Castel, alerta le vieil homme :
— Adrien, on utilisera tes prises de vue d’hier. La lande et au fond, le lac de Brennilis. Par-dessus, on entendra la voix off de madame Le Postic sur le conte de l’Ankou. Quant aux lavandières de la nuit, j’ai une autre idée. On va trouver deux ou trois figurantes et on filmera la scène.
— Brrr… on va se les geler à tourner dehors ! commenta le cameraman.
— Faites excuse, monsieur…
Le journaliste se retourna vers le vieil homme qui venait de l’interpeller, toujours aussi étonné par la haute stature de l’ancien agriculteur. Marc Castel, qui n’était pas petit, devait lever les yeux vers l’octogénaire afin de croiser son regard. Bien que voûté, le vieillard dégingandé devait approcher le mètre quatre-vingt-dix. À ses côtés, sa femme paraissait ridiculement minuscule. Un couple mal assorti…
— Oui, monsieur Le Postic ? C’est passé super. Vous êtes content ?
— Heu oui, bien sûr. Mais je ne sais pas si j’ai tout tout compris. On ne verra pas ma femme à la télé ? On n’entendra que sa voix ?
Le timbre du vieil homme laissait deviner de la déception. Marc Castel usa de pédagogie pour tenter de lui expliquer les choses à sa façon.
— Comprenez-nous, monsieur Le Postic, fit le journaliste de son sourire le plus séduisant. Le conte de l’Ankou dure quatre minutes trente-trois. Celui des Lavandières, deux minutes vingt-huit au chrono. C’est é-nor-me ! On ne peut pas faire des coupures ! Bien sûr qu’on verra votre épouse et le feu de cheminée. Mais quelques secondes tout au plus ! Vous imaginez bien qu’un téléspectateur ne resterait pas devant son poste à contempler le visage de votre femme tout ce temps et sans zapper ! Il faut qu’on lui montre les paysages de la région ! C’est tout l’intérêt de notre série !
Déçu, Yves Le Postic hocha la tête sans mot dire. Tout ce cinéma pour pas grand-chose, au fond… Le matin même, il avait perdu plus d’une demi-heure à apprêter et maquiller sa femme. Rose avait perdu depuis longtemps le goût pour ces jolies simagrées. Elle ne savait plus faire. Une fois, une lubie sans doute, elle avait chipé la boîte de maquillage de Maryvonne, leur belle-fille. Elle s’était fardé un côté du visage, mais pas l’autre. Elle avait oublié. Bah… se dit Yves en rejoignant sa femme, il fallait relativiser l’importance donnée à ces broutilles. Tout cela ne valait pas son pesant de cacahuètes ! L’essentiel était là. Rose avait connu un petit moment de bonheur quand elle avait conté. Et puis, tant pis si les voisins et leurs amis loupaient les petites secondes où elle passerait dans leur poste ! Ils reconnaîtraient sa voix, sauraient que ce n’était pas du pipeau !
Quand il s’assit près de sa femme, celle-ci, anxieuse, s’agrippa à son bras.
— Yves, t’es sûr ? J’ai été bien ?
— Parfaite, ma chérie, la rassura-t-il. Il n’y a rien à redire !
Souriante, Rose décrispa sa main.
— C’est ce soir qu’on me verra à la télé ?
— Ah ça, que non ! Monsieur Castel me l’a dit. Pas avant le mois d’avril. Le temps de faire le montage et de programmer l’émission. Il voudrait qu’elle passe juste avant le journal télévisé du soir.
Rose soupira.
— Quand est-ce qu’on mange ?
Yves fronça les sourcils.
— Tu as encore faim ? Pourtant, tu as bien déjeuné ce midi, avant que l’équipe de télévision n’arrive…
— Ah ? fit Rose dubitative.
C’est alors que Marc Castel sonna l’heure du départ. Lui et ses assistants devaient gagner Morlaix où ils avaient rendez-vous, en fin d’après-midi, avec un autre conteur.
Le journaliste prit le temps de saluer et de remercier ses hôtes, en particulier Rose Le Postic.
Sur le seuil de sa porte, alors que l’équipe montait dans son énorme 4x4, la frêle silhouette se retourna vers son mari.
— Dis-moi, Yves. C’est ce soir qu’on me verra à la télé ?
*
Les sabots de Titan avaient redessiné les reliefs des crêtes, du Roc’h Trédudon en passant par le Roc’h Trévézel, comme un enfant, sur une page blanche, aurait, d’un trait de crayon, séparé le ciel de la terre. Chevaucher sur l’épine dorsale de ses « montagnes » procurait à Roxane un plaisir proche de l’extase amoureuse. Elle avait dominé le point culminant de la Bretagne ce qui, au demeurant, aurait fait mourir de rire un Vosgien conversant sur le sujet avec un Jurassien sous la tutelle condescendante d’un berger des hauts alpages.
Mais, peu importait la modestie de « son Roc’h ». En toutes circonstances il savait redresser la tête, c’était cela qui comptait. Sur ses versants, la lande blanche ou rousse coulait comme la barbe d’un Viking jailli d’une onde granitique. La puissance de ce paysage viril tenait à son dénuement. Juste une épure. Juste l’essentiel.
Avant de redescendre dans le village encaissé de Botmeur, Roxane voulut prolonger cet instant de grâce et dépassa la ferme paternelle située aux limites du lieu-dit Kerbarguen Traon.
Elle engagea Titan, au pas sur la petite route pierreuse qui menait au lac, empruntée le plus souvent par des randonneurs et des cavaliers. Quitter cette route balisée pouvait se révéler dangereux au promeneur non averti. Quelques années auparavant, le père de Roxane avait perdu l’un de ses chiens de chasse, englouti dans le ventre mou et noir de la tourbière. Impuissant devant les abois déchirants de sa bête, Francois Gonidec avait assisté à son agonie, heureusement rapide. Dans un affreux bruit de succion, la terre cannibale avait eu tôt fait d’avaler Rex. L’endroit portait bien son nom : les Portes de l’Enfer. Mais pour mieux séduire, le diable, ce Janus au double visage ou « démon du passage », savait aussi montrer à sa future proie sa face riante. Le gardien des Portes jouait ici de sa beauté légendaire. À travers les taillis de noisetiers, de saules et de blanche aubépine, le promeneur percevait sans mal le chant de la terre. Ce doux ramage provenait d’un entrelacs de « ribin », petits ruisseaux aux veines innombrables qui allaient porter source de vie aux entrailles de la tourbière.
Quand Roxane déboucha sur le lac, elle mit pied à terre et attacha son cheval aux branches d’un saule riverain. Maussade, Titan renifla les herbes hautes des touradons sans y toucher. Ces énormes touffes d’herbes folles dont les racines, en pourrissant, produisaient la précieuse tourbe, figuraient un peu les masques échevelés de quelque tribu sauvage amazonienne.
Roxane soupira de contentement en embrassant du regard le lac de son enfance qui s’étendait au pied des Monts d’Arrée sur près de cinq cents hectares. La splendeur de ce site vierge ne tenait qu’à la lumière. C’est elle qui façonnait le paysage selon son humeur. Quand elle faisait grise mine, en regardant, face à soi, le Mont Saint-Michel, flanqué au sommet, de sa chapelle, on pouvait aisément se croire en Écosse.
En cette belle après-midi hivernale, il en allait tout autrement. Une lumière laiteuse baignait les Monts, gommant leurs contours. L’eau du lac, en revanche, avait pris une teinte profonde, d’un bleu outremer. Malgré le froid piquant, Roxane s’imagina accoster sur la côte de Namibie, hérissée à perte de vue de dunes sableuses.
Si la jeune femme n’avait guère eu l’occasion de quitter la France, c’est ici, près de son lac, qu’elle avait fait les plus beaux voyages. Et comme Roxane avait la chance d’être chauvine, ses pérégrinations oniriques comblaient toutes ses attentes.