Chapitre 5

2952 Words
Philomène avait trouvé une distraction, un soulagement dans des pensées nouvelles auxquelles elle s’était abandonnée. Des idées de mariage lui étaient venues, non point présentes comme une tentation, précises comme un projet, mais confuses, vagues, voilées de la douceur qu’ont au regard les choses lointaines. Elle ne songeait à personne qu’elle eût voulu épouser, elle ne savait point ce qu’était le mariage ; elle était portée seulement par un instinct sans trouble, par un désir sans impatience, vers la pensée de ce que ce pouvait être. Il se levait dans son imagination la pure et blanche image qui reste d’une noce aux yeux des petites filles : la robe blanche et la couronne de fleurs d'oranger. Puis, parfois, elle rêvait au delà de plus grandes douceurs, une communauté d’âme, une existence à deux, un dévouement, de mystérieux bonheurs qu'elle ne connaissait point, qu’elle n'aurait point su appeler par leur nom, mais qui devaient se lever à l’horizon de cette vie… Elle avait toujours une innocence d'enfant, des mots d’ange ; nulle science, nulle prescience ne l’avait encore effleurée. Des naïvetés lui échappaient qui n'étaient plus de son âge, qui étaient à peine de son s**e. Il n’y avait pas longtemps qu'elle s’était trouvée dans un groupe de camarades dont la plus grande était moins grande qu'elle ; l'une se mit à dire : As-tu vu Berthe comme elle a rougi dimanche quand elle a vu son cousin au parloir ? Sûr, elle a quelque chose pour lui… — Tes bête ! reprit une autre, ça ne vous fait pas rougir : on pâlit… — Tiens, dit Philomène, je croyais qu'on ne pâlissait que quand on se faisait mal… Deux grands vides se firent tout à coup dans l’existence de Philomène : la sœur Marguerite obtint d’aller passer quelques mois dans le Midi pour rétablir sa santé; et Céline quitta la maison pour entrer en noviciat à la maison mère des sœurs de Saint-Augustin. Alors le couvent étouffa Philomène. Cette vie lui devint insupportable comme une solitude. Elle eut des envies folles, furieuses, fixes, de partir, de s’en aller avec sa tante. Le temps, les murs, jusqu'au ciel qui était au-dessus de la cour, tout lui pesait. L'ennui lui rongeait le corps comme il lui rongeait l’âme ; elle perdait sa santé. L’inquiétude prit les sœurs, elles permirent à sa tante de la voir plus souvent. L’ordinaire du couvent, dont Philomène semblait dégoûtée et auquel elle touchait à peine, fui remplacé par une nourriture plus délicate. Philomène n’en continuait pas moins à pâlir et à maigrir ; ses yeux avaient toujours plus de fièvre dans son petit visage plus creusé. Enfin au bout de six mois, à une visite de sa tante, se jetant au cou de la vieille femme, et la couvrant de baisers et de larmes, elle la supplia de la faire sortir en lui disant qu’elle s’ennuyait à mourir, qu’elle ne pouvait plus rester, qu’il lui semblait qu’elle allait faire une maladie. La tante eut besoin de tout son courage pour lui répondre que cela était impossible, qu’elle était trop jeune, qu’elle lui promettait de la retirer quand elle aurait vingt ans, qu’alors M. Henry serait sans doute marié, qu'elle serait la femme de chambre de sa femme. Une dernière larme roula sur la joue de Philomène, mais sans un mot. À la fin do la semaine, la tante reçut une lettre où Philomène lui disait qu’elle se repentait de la scène qu'elle lui avait faite, et qu'elle avait attendu plusieurs jours pour savoir si ses bonnes dispositions étaient durables. Elle terminait en lui disant : « … J’espère qu’avec la grâce de Dieu et les conseils de notre bonne mère supérieure, cela n’arrivera plus. Je ne sortirai de la maison qu’avec la volonté de Dieu et la tienne. Peut-être n'en sortirai-je que pour entrer… je n’achève pas, le temps achèvera pour moi. » La tante n’attachant pas de sens à celte dernière phrase fui rassurée par cette lettre. Mais la sollicitude des sœurs était en éveil depuis la mort non encore oubliée de deux ou trois jeunes filles qui s étaient éteintes dans une langueur pareille à celle de Philomène. Elles remarquèrent que Philomène ne mangeait absolument rien au réfectoire : elle la surprirent même cachant dans les manches de sa robe le pain qu’on lui donnait. Le médecin de la maison, aussitôt appelé, déclara, après avoir visité Philomène, qu’il y avait chez elle un commencement de désorganisation de l’estomac. Les sœurs, très effrayées, envoyèrent chercher la tante : au premier mot de ce qu’avait dit le médecin, elle emmenait Philomène dans un fiacre. M. Henry voyageait alors en Italie. La tante eut donc tout le temps de soigner sa nièce, de promener et de distraire sa convalescence ; et montrant à la pauvre enfant un avenir où elles seraient toujours ensemble, lui parlant du besoin que ses vieux jours auraient d’elle, elle ramena lentement et doucement à la vie, et au désir de vivre, ce cœur accablé, celle âme déjà lasse. Un matin, la sonnette sonna un grand coup. C’était M. Henry. — Bonjour, ma vieille, tu vas bien ? fit le jeune homme. Ah ! voilà ta nièce… On se permet d’être pâle comme ça ? Dis donc, ta tante m’a dit que tu étais bigote… comme tous les diables… Et il se mit à rire en l’embrassant sur les deux joues. Philomène tremblait de tout son corps. — Donne-moi des allumettes… Il faut bien te soigner, reprit M. Henry en poussant les premières bouffées d’un cigare, et ne pas te fatiguer… Prépare-moi mes affaires, ma vieille, que j’aille revoir le boulevard… Y a-t-il une lettre de la rue des Martyrs ? Au fait, je t’ai rapporté quelque chose, Philomène… un chapelet, un vrai… de Rome… C'est dans ma malle quelque part… Ah ! pendant que nous y sommes, je vais te charger d’une mission de confiance dans la maison : tu verras s’il ne manque pas de boutons à mes chemises. Là-dessus, M. Henry sortit et ne rentra que le lendemain. Le service de M. Henry devint, de ce jour, la grande occupation du temps et des pensées de Philomène. Elle s’ingéniait è entourer le jeune homme de mille petites attentions, à le surprendre par toute espèce de menues prévenances. Elle travaillait à deviner les habitudes qui lui agréaient, les aises auxquelles il était sensible. Jamais un point ne manquait aux gants de M. Henry ; ses pipes étaient toujours débourrées ; les moindres riens de sa toilette étaient soignés comme si l’œil et l’aiguille d’une mère de province y avait passé. Toutes les babioles de sa chambre, dont la vieille tante en vieillissant respectait le désordre, se trouvaient merveilleusement rangées, en ordre et sous sa main. M. Henry semblait enchanté d’être si bien servi ; mais il n’en remerciait guère Philomène autrement que par un bonjour distrait le matin, ou par quelque grosse parole de bon enfant. Au déjeuner, pendant que Philomène le servait, il était fort absorbé par la lecture de son journal dressé contre son verre, et c’est à peine s’il lui disait : Merci. Le déjeuner fini, après avoir fumé trois pipes sans dire un mot, il prenait son chapeau, et la maison ne le revoyait plus de la journée. Ce ménage de garçon, qui ne donnait guère d’ouvrage à la tante et à la nièce, leur laissait la liberté de toutes leurs soirées. Quand l’hiver vint, ne sachant.que faire pour rester éveillée, la tante prit l’habitude de descendre dans la loge du concierge, où les domestiques de la maison se payaient le thé à tour de rôle. Il y avait là le portier, un petit homme portant un binocle avec lequel il jouait prétentieusement ; engraissé par le veuvage, fort bien renseigné sur les valeurs industrielles, et sachant faire suer son petit argent par toutes sortes de placements et de prêts sournois. Puis, un garçon au teint de pain bis, aux lèvres rouges du vilain rouge d’une plaie, — le groom de l’agent de change du premier, qui, aux encouragements de son maître flatté de son genre, tâchait, avec sa voix enrouée, d'attraper le ton canaille des domestiques des vaudevilles du Palais-Royal. Puis la cuisinière de la dame du second, de cette dame étrangère qui donnait ostensiblement à jouer, et que l'on disait faire de la police au compte de la diplomatie russe ; une grosse cuisinière flamande, toujours un peu allumée d*eau-de-vie, craquant de graisse, crevant de rire, éclatant d'une joie crapuleuse. Assez souvent la Flamande amenait son mari, le plus ignoble type du cocher de coupé luxembourgeois, un homme dont le nez et le front perlaient d'alcool à toute heure, et dont le menton, dévoré par une sorte de lèpre, se cachait mal sous un cache-nez crasseux. Deux ou trois bonnes de lorettes, au bonnet envolé, à la tête de lézard, à la parole cynique et crue, complétaient cette société de la loge, où l’on voyait encore la bonne à tout faire d'une demoiselle du cinquième, pauvre vieille fille de quatre-vingts ans, ruinée par la révolution, et qui s’éteignait lentement et douloureusement dans une chambre d’ouvrier. Le bruit de la maison était que la vieille demoiselle, sans famille, sans défense, désarmée par l’isolement et la solitude, affaissée sous la demi-enfance de l’âge, était tyrannisée et martyrisée par cette bonne, qui la mettait au lit comme un enfant, la faisait jeûner, lui refusait le bois. Et à regarder la bonne, son front bas, ses sourcils rares et raides, ses yeux perçants, sa méchante verrue sur le nez, le bruit paraissait assez vraisemblable. Cela, cette loge pleine, c’était un monde à lever le cœur. Ces hommes, ces femmes puaient, comme on pue le vin de la veille, les corruptions, les envies, les paresses, toutes les hontes de la domesticité. Ce qu’ils avaient d’appétits et d’instincts semblait trempé dans le f****r de l’écurie, les eaux grasses de l’évier, les eaux sales de la chambre. Les vices qu’ils avaient amassés à la table des maîtres en les servant, s’étaient corrompus en eux, ainsi que se pourrit à l’office la desserte d’une orgie. Il ne leur sortait de la bouche, que d’impures professions de foi, des délations abjectes, des vengeances de lettres anonymes, des recettes impudentes de carottage, de gaspillage et de grapillage, d’effrontées théories de vol, la tenue des livres de la cuisine avec les quatre bourses de la cuisinière : la bourse des bas de soie ou des profits sur la graisse, la bourse du sou pour livre, la bourse de la gratte ou des profits de la halle, et la bourse de l’anse du panier. Là dedans tombaient les rires d’ogresse de la Flamande, les gouailleries de voyou du groom, l’argot des bonnes de femmes entretenues, les horribles mots de garde-malade de la bonne du cinquième. C’étaient des voix, des paroles, des gaietés qui faisaient froid : on eût cru entendre un bagne en goguette. Un grand fonds de bêtise, sur lequel Paris n’avait point mordu, sauvait la tante de l’horreur et du dégoût de cette société. Elle riait comme les autres, et avec les autres ; mais son dévouement, sa probité native, son mépris de l’argent, faisaient que rien de ce qu’elle entendait ne pénétrait en elle, et qu’elle vivait dans cette immoralité, non-seulement sans tentation, mais presque sans conscience. Pour Philomène, toute étonnée et toute effarouchée d’abord, troublée de répugnances et de révoltes instinctives, son ignorance lui voilait à peu près le plus laid de ce monde. Il y avait beaucoup de choses qu’elle ne comprenait pas, des mots à double sens qui lui échappaient , des paroles achevées dans un geste obscène dont le dessin ne lui disait rien, des aveux éhontés auxquels elle n’attachait pas plus d’importance qu'à des histoires voleurs. D’ailleurs, pendant quelque temps, on subit un certain respect de sa candeur, de son honnêteté, des innocences de sa jeunesse. Devant elle, le cynisme des propos eut comme une pudeur. Tout le monde d’ailleurs, dans la loge, câlinait, avec de grosses amabilités, la nièce de la gouvernante de M. Henry. Le groom, entendant toujours parler son maître du sens pratique de la vie, avait du premier jour jugé la situation. En voyant la petite, il avait songé que la tante était une vieille domestique de confiance menant un ménage de garçon : épouser la nièce ; entrer par sa femme, et avec une grande philosophie sur son honneur de mari, dans l’intérieur de M. Henry ; s’y établir ; remplacer un jour la tante, qui était mortelle, et tout doucement, avec le temps, devenir le vrai maître dans cette maison où il n’y avait rien à faire, et où le bourgeois passait pour être coulant, tel fut immédiatement son plan : et il se mit à faire la cour à Philomène en lui apportant des bouquets de violettes fanées, et en lui lançant des compliments qui ressemblaient, par leur façon brutale, à des coups de poing dans l’estomac. Aux premières attentions du groom, un invincible dégoût s'empara de Philomène et lui ouvrit les yeux : une perception soudaine lui montra d'un seul coup cet homme et ce monde ; elle se recula quand on voulut l’embrasser. Cependant, comme elle était trop timide pour se prononcer nettement, les gens de la loge attribuèrent à des gyries de petite fille sortant du couvent, sa froideur marquée pour le groom. Sa tante n'avait rien percé de ce qui s'était passé en elle, et elle continuait à la traîner à ces soirées. Un soir que le groom avait eu une loge à la Gaîté par la maîtresse de son maître qui y jouait, il invita la tante et la nièce. Il fallut à Philomène rester là quatre heures, genou contre genou à côté du groom enhardi par l’obscurité du fond de la loge, tandis que, à chaque moment, la Flamande, ivre de la joie que le spectacle donne aux femmes du peuple, l'interpellait tout haut : « T’amuses-tu bien, hé ! ma femelle ?… » Un moment, Philomène espéra se trouver mal. Elle continuait à servir tous les jours M. Henry à son déjeuner : M. Henry mangeait toujours en lisant son journal. Philomène attendait une parole, une question, un mot : elle se fût contentée de la caresse machinale qu’il laissait tomber sur le vieux chat de sa tante sans le regarder. Elle aurait voulu se dévouer, se sacrifier pour ce jeune homme, dont la pensée avait gardé, dans son imagination de jeune fille, la magie et le charme dominateur d’un rêve d'enfance. S’il avait été malade, elle aurait passé les nuits ; si tout à coup il avait perdu ce qu’il avait, elle l’aurait servi pour rien. Elle pensait à toutes sortes de malheurs, de catastrophes, qui lui auraient permis de rendre à cette famille ce qu’elle lui avait donné, et de faire éclater son cœur… La demande d’une assiette ou d’un couteau d’argent pour peler une poire, la tirait brusquement et douloureusement de ces pensées auxquelles elle s'arrêtait comme à de beaux songes, appelant presque ces malheurs, ces catastrophes. De certains jours, elle aurait désiré que M. Henry la grondât, qu’il lui fit un reproche sur son service, qu’il lui témoignât quelque mécontentement ; au moins, elle eût été là pour lui. De la grossièreté des gens qui l'entouraient à l'indifférence de son jeune maître, la jeune fille allait avec toutes sortes de souffrances sourdes. Son malaise était continu ; et tout ce qu’elle respirait autour d’elle ne lui apportait que l'étouffement ou le vide. C’est que chez elle l'esprit seul était demeuré au couvent un esprit peuple, en accord avec sa classe, en harmonie avec son avenir, tandis que tout le reste de ses facultés avait été élevé à une sensibilité supérieure. L’éducation religieuse, avec toutes ses délicatesses, avait raffiné tous les goûts de son âme, et elle avait, par la spiritualité de son essence, emporté l'enfant si loin des instincts et des habitudes morales de ses égaux, que Philomène éprouvait dans ce monde qui était le sien, un froissement, une gêne, une vague sensation de chute, d’exil. La vie, qu’elle touchait là toute vive et toute crue, la blessait dans tous ses sens, sans qu’elle prît habitude de ces blessures. La matérialité des passions, des sentiments, des affections, la brutalité d’impressions, d’actions, de paroles, native chez le peuple ouvrier ou domestique, l’éloignaient des hommes qui lui inspiraient à la fois du mépris et de la peur. Les femmes ne l’attiraient guère plus, et le rapprochement du s**e ne lui semblait pas exister entre elle et ces créatures qui par tous les dehors affectaient une nature différente de la sienne, et lui paraissaient être autrement femmes qu’ellemême. Souvent dans cette basse société, des appétits, des besoins se soulevaient impatiemment en elle. Elle se sentait attirée, comme appelée, vers certaines élégances, certaines douceurs de rapports, certaines apparences convenables qu'elle n'aurait pu définir et qui cependant lui faisaient défaut comme à une personne ayant vécu dans la vraie société, avec des gens bien élevés. Car ce qui la touchait, ce qui l'affectait péniblement, c'était moins l’ignorance des domestiques, moins leur infamie, moins leur mauvaise nature, que la forme dans laquelle se produisait et jaillissait hors d’eux-mêmes celte ignorance, cette infamie, cette mauvaise nature. Le cynisme, tout nouveau pour elle, lui faisait mal, un mal presque physique. Et cette jeune fille qui ne savait guère que lire et écrire, qui manquait d'esprit naturel, dont la tête n’était meublée que de livres de piété et de quelques romans innocents, qui par l’intelligence était inférieure à la plupart de ces hommes et de ces femmes, arriva à se comparer dans celte compagnie à une âme dans le purgatoire, tant elle souffrait de ces souffrances qui étaient toutes d'instinct et de sentiment.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD