— Et le matériel du génie, où est-il logé ?
— Ces quatre casemates là-bas lui sont affectées. La première, celle devant laquelle nous allons passer, c’est le dépôt des outils ; puis un atelier de réparation des bois, le magasin à poudre ; enfin la chambre des moteurs, avec les ventilateurs…
— Tu es au courant de tout cela comme un véritable sapeur !
— C’est pas malin à savoir. On y prend assez souvent la garde, devant tous ces locaux ! Et il y a des consignes spéciales pour chacun.
Tout en devisant, les deux hommes étaient parvenus devant une brèche qui s’ouvrait dans la paroi de la tranchée, sur la plaine, et où venait aboutir un chemin aux ornières profondes, durcies par la gelée.
Séduits par la clarté, leurs yeux fatigués du demi-jour de la galerie s’arrêtèrent un instant sur la campagne.
C’était un paysage d’hiver, morne et triste, endormi sous la neige, et tout en grisaille ; ses ondulations lentes et molles se perdaient dans la brume à l’horizon, où se préparait un coucher de soleil empourpré. Des feux rares fumaient dans la plaine, autour des villages, au milieu des vergers et des jardins.
Aux environs de la tranchée, la terre toute blanche était trouée d’alvéoles noirâtres : c’étaient les excavations creusées dans le sol par les marmites allemandes {obus allemands}.
Un peu plus bas, un repli de terrain abritait quelques croix de bois, qui s’érigeaient sur de modestes éminences.
— C’est là que sont enterrés ceux qui ont été tués dans la tranchée, expliqua le fantassin, et encore tous ne sont pas là !
— Il y a un autre cimetière ?
— Non. Mais les galeries ont servi de tombeau à un grand nombre… Tu penses bien qu’on ne les retrouve pas tous…
— Comment cela ?
Les deux hommes redescendirent dans la tranchée et se remirent en route.
— C’est un de mes plus tristes souvenirs ici, reprit le sergent… Il y a de cela environ quinze jours. On allait faire sauter les fourneaux de mine qui devaient, en explosant, creuser des entonnoirs où serait établie la quatrième parallèle. Quelques heures avant la mise à feu, alors qu’une douzaine de sapeurs achevaient le bourrage du dernier fourneau, un obus-torpille arrivant sous un grand angle a atteint le fourneau lui-même et l’a fait partir : les douze mineurs ont été ensevelis.
— Et on n’a rien fait pour les sauver ?
— Tu penses bien que si, et ce ne sont pas les sauveteurs qui ont manqué. J’ai été appelé avec mon poste pour établir un cordon de police à l’entrée de la galerie et empêcher qu’on y entrât, car elle était encore pleine de vapeurs asphyxiantes, et quelques-uns y étaient déjà restés. Malgré cela, j’ai eu toutes les peines du monde à faire respecter ma consigne. Ils voulaient tous porter secours à leurs camarades, malgré la mort certaine… Il est vrai que c’était horrible. Les tuyaux de ventilation n’avaient pas été détruits par l’explosion, et par là ou entendait les cris et les râles des camarades. Pendant deux heures ils ont hurlé à la mort… et il n’y a pas eu moyen d’arriver jusqu’à eux assez vite. Le général de [Maud’huy] {Mald’huy} est venu : quand il a vu qu’on n’arriverait plus à temps, il a fait venir le curé de Lessy, qui s’est avancé aussi loin que possible dans la galerie éboulée. Et là, pendant que, derrière lui, nous rendions les honneurs, le prêtre a dit les prières des morts et a béni le rempart de terre qui murait les malheureux… Puis… on a creusé ailleurs un autre rameau… Alors, tu vois, ceux-là, leur cimetière, c’est la mine !…
Jacques écoutait pensif. C’était peut-être aussi le sort que lui réservait cette guerre souterraine, celle que son destin et aussi le choix de sa carrière l’appelait à connaître : son imagination ardente lui faisait revivre les dernières heures de ces malheureux asphyxiés ou broyés sur l’heure, plus heureux d’ailleurs que les matelots enfermés dans les flancs d’un sous-marin naufragé, condamnés à attendre la mort pendant de longs jours dans les ténèbres et l’épouvante.
Mais son loquace compagnon, moins sensible, et chez qui les émotions étaient de courte durée, l’arracha à sa sombre méditation par de banales réflexions qui satisfaisaient du moins son besoin de parler.
— Ah ! si l’on pouvait prendre les forts de loin, sans se déranger…
— Il faudrait pouvoir agir à distance, par télémécanique, répondit Jacques en se remettant avec effort au ton de son interlocuteur.
— Par la télémécanique ?
— Oui, c’est-à-dire en commandant à distance les appareils…
— Oh ! alors, les Allemands doivent savoir en jouer, de la télémécanique ! car ils nous envoient, sans se déranger, des torpilles aériennes.
Ce fut au tour de Jacques de s’étonner.
— Qu’est-ce que ce nouvel engin ?
— Une espèce de petit dirigeable, dont la nacelle remplie d’explosifs se détache quand elle arrive au-dessus de son objectif.
— Mais qui fait manœuvrer l’appareil ?
— Voilà justement ! Il n’y a personne à bord de ce maudit ballon. Et pourtant son hélice de propulsion fonctionne, car on l’entend ; son gouvernail aussi, car il évolue dans tous les sens. Les officiers disent que ce sont les ondes électriques émises par le fort qui le dirigent. C’est comme une torpille marine qu’on ferait évoluer à distance.
— Je savais qu’on était arrivé à certains résultats sur mer dans ce sens, mais les torpilles aériennes sont une surprise de cette guerre : elle nous en réserve bien d’autres, sans doute, conclut Jacques en serrant la main de son interlocuteur pour prendre congé de lui, car on était arrivé devant la casemate du major.
— J’espère qu’elle nous ménagera celle de nous rencontrer là-haut, observa [Remteaux] {fit le fantassin}.
— Pas de sitôt, je pense, repartit Jacques. Avant de mourir, il faut penser à vaincre.
— Ah ! expliquons-nous ! Tu ne m’as pas compris. Là-haut, j’ai voulu dire au fort ! Vous, les sapeurs, vous allez arriver par-dessous ; nous, nous passerons par-dessus ; on se retrouvera là-haut…
— Alors c’est un match de vitesse que tu proposes ?
— Oui, et je suis bien persuadé que c’est nous, les chasseurs, qui entrerons au fort les premiers.
— C’est à voir ! fit Jacques en riant.
Et, sur une nouvelle poignée de main, il frappa à la porte de la casemate sur laquelle était écrit : « Major de tranchée ».
— Entrez ! répondit-on aussitôt.
L’officier, penché sur un plan, était en train de donner des explications à un sergent dessinateur{, debout près de lui}. A l’entrée de Jacques, il leva la tête, regarda et ne dit mot.
Jacques alors se présenta d’une voix claironnante, les talons joints, le buste dressé, et les yeux dans les yeux de son supérieur :
— Sergent [Tribout] {Tény}, de la 1re {2e} compagnie du 9e {3e} génie, détachement d’Angers {de Lille} !
— Bon ! bon ! mon garçon, je ne suis pas sourd, fit le major d’un ton jovial.
Au même instant, une sonnerie de téléphone retentit, et l’officier se pencha vers l’appareil, laissant au sergent, planté comme un piquet au milieu de la pièce, tout loisir pour examiner les lieux.
Le téléphone, tout d’abord, intéressa Jacques par son étrangeté et sa complication Il se composait d’une espèce de grande caisse, surmontée d’un transmetteur ordinaire. De cette caisse sortait tout un réseau de fils, dont les uns venaient aboutir à des bobines de toutes dimensions ; les autres à un tableau de résistances ; d’autres encore à une boîte métallique, de laquelle s’échappaient des sons musicaux très aigus, sur une seule note, au rythme extrêmement rapide et régulier. Et, trouant le plafond, un fil à grosse section semblait rattacher tout l’appareil à une antenne extérieure.
Jacques finit par reconnaître un poste radiotéléphonique, c’est-à-dire de téléphonie sans fil. On avait beaucoup parlé, avant la guerre, des expériences des lieutenants de vaisseau Colin et Jance, dont les efforts, couronnés de succès, avaient enfin donné une solution pratique au problème de la transmission de la voix par les ondes hertziennes. L’emploi de cet instrument était naturellement indiqué dans les circonstances présentes, car les patrouilles allemandes auraient eu beau jeu à interrompre les communications du major de tranchée avec le quartier général en coupant continuellement les conducteurs téléphoniques.
Dans le coin opposé au téléphone, travaillait le dessinateur plié en deux sur sa planche à dessin. En face de lui, un chronomètre de précision à régulateur électrique voisinait avec des engins de mise de feu, marquant placidement et inlassablement les secondes, de son aiguille baladeuse.
Jacques ne put s’empêcher de frémir à la pensée qu’à l’heure indiquée par ce chronomètre, si indifférent avec son air d’éternité, le courant libéré par les appareils exploseurs irait provoquer la déflagration des milliers de kilogrammes de poudre enfouis sous terre. Une légère pression du doigt, le simple déplacement d’une manette, et des remparts s’effondreraient, des centaines d’existences seraient supprimées, et la route s’ouvrirait à l’assaut triomphal et s******t.
Cependant, le major avait terminé sa conversation. Il revint vers Jacques et familièrement lui posa la main sur l’épaule.
— [Tribout] {Tény}, m’avez-vous dit : sergent [Tribout] {Tény}, n’est-ce pas ? je ne me trompe point : eh bien, mon ami, vous portez là un beau nom. C’est celui d’un vaillant officier du génie, que j’ai bien connu, alors que j’étais encore tout jeune sous-lieutenant.
— C’est peut-être de mon grand-père que vous voulez parler, mon commandant.
— Attendez… oui, je crois qu’il était du pays messin. Il avait pris part à la guerre de 70, et aimait à nous raconter les épisodes de la défense de Metz…
— C’est bien cela, mon commandant ; mon grand-père se nomme Jérôme [Tribout] {Tény}, et demeure tout près d’ici, à Vaux, son village natal, où il s’est retiré. Je serais même heureux…
Mais le major lui coupa la parole, et reprit l’éloge de son vieux collègue.
— C’était un officier de valeur, un brillant élève de cette ancienne école du génie de Metz, qui a formé tant d’illustres mineurs, un disciple ou un contemporain des Monge, des Bossut, des Favart d’Herbigny, des Boisgérard, des Carnot, de tous ces célèbres ingénieurs, qui furent la gloire de nos armées sous la République et l’Empire… Voilà des modèles, jeune homme, qu’il vous faut imiter… car je pense que vous avez l’ambition de devenir officier, vous aussi.
— C’est mon plus cher désir, mon commandant ; je préparais l’examen quand la guerre est arrivée.
— Parfait, mon jeune ami ! Votre examen, vous le passerez au bruit du canon et, quant aux vieilles traditions de l’armée, c’est auprès de votre grand-père qu’il faudra les apprendre…
Jacques saisit l’invitation au vol :
— Précisément, mon commandant, mon grand-père m’écrit qu’il serait très désireux de me voir le plus tôt possible, pour…
— Oh ! mon cher, il ne faut pas y penser pour le moment…
— Mais, mon commandant, je vous assure…
D’une voix sèche et tranchante, le major l’interrompit aussitôt :
— Sergent, le corps du génie s’est toujours distingué par son sentiment du devoir… Vous devez comprendre qu’il n’y a pas lieu d’insister…
Décontenancé, Jacques se tut. Malgré son allure bourgeoise, le major était peu commode, et le sergent, que la rondeur de l’officier avait d’abord enhardi, dut reconnaître qu’il s’était lourdement trompé.
— D’ailleurs, reprit le commandant d’une voix radoucie, mais non sans ironie, je vous engage à être très exact dans votre service, surtout aujourd’hui et demain. Voilà notre soleil, au corps de siège, réglez-vous sur lui. Il n’y a pas d’autre heure que celle-là dans les tranchées, les rameaux et les galeries : le général de [Maud’huy] {Mald’huy}, lui-même, a fait régler sur lui la montre de son chef d’état-major à cinq secondes près.
Et du doigt, il désigna le chronomètre.
Subjugué, Jacques obéit machinalement, et régla sa montre.
— Là, voilà qui est bien. Comme cela, vous ne risquez pas d’être surpris par l’explosion…
— Par l’explosion ? reprit Jacques comme un écho.
Il l’avait déjà oubliée. Sa pensée était ailleurs ! Et, intérieurement, il maudissait le temps perdu en conversations inutiles.
— Comment, vous êtes arrivé au corps depuis ce matin, et vous ignorez qu’après-demain, à 4 heures précises du matin, pas une seconde avant ni après, 5.000 kilogrammes de poudre vont exploser à l’extrémité de la galerie n°3. Vous ignorez que demain se joue la première scène du dernier acte : celui des grandes explosions qui aboutit au renversement de la contrescarpe. Car, jusqu’à présent, nos entonnoirs n’étaient que de simples fondrières. Vous allez voir celle-là !…
— Je me moque pas mal de son explosion ! murmura rageusement le sergent. Il faut que j’aille à Vaux et j’irai !
— Tenez, voyez ! ajouta le major en s’animant, et sa bonne face ronde prit un air tragique. Pour être plus sûr de ne pas manquer l’heure, ce sera mon chronomètre lui-même qui fera la mise du feu ! Regardez ! Je mets cet index sur 4 heures et, avec cette clef, je ferme le circuit ! Pour une explosion, ce sera une belle explosion !
Le « Vieillard », comme l’avait appelé le sergent [Remteaux] {Perrin}, s’enthousiasmait, et c’était un curieux contraste de voir cet homme aux allures pacifiques et à la tournure de comptable paisible, se préparant à déchaîner un volcan.
Mais Jacques était de la race des têtus, et la contradiction l’exaspérait.
Loin de le détourner de son projet, les belliqueuses démonstrations du commandant, suivant le refus presque brutal qu’il avait opposé à la prière du sous-officier, l’enfonçaient de plus en plus dans la résolution de partir sans retard pour Vaux.
Il éprouva même une espèce de soulagement à sentir ses dernières hésitations disparaître et sa mauvaise humeur de voir le temps s’écouler fit place à une froide détermination. Il salua largement pour prendre congé de l’officier, fit demi-tour posément et sortit.