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2045 Words
Quand les divisions mobilisées, suivies de près par des divisions de réserve, arrivèrent à la rescousse, les troupes allemandes, qui avaient déjà franchi la Meuse en trois points, durent se replier en hâte pour n’être pas coupées sur leurs derrières. Elles furent rejointes par sept corps d’armée allemands, mobilisés derrière Metz, et alors se livra cette première bataille de Neufchâteau qui dura cinq jours et dans laquelle, pour la première fois, grâce à la valeur des troupes et aux heureuses dispositions du commandant de nôtre aile droite, la fortune des combats nous redevint favorable. Ce succès presque inespéré — car les pessimistes en France étaient légion — avait galvanisé le pays et retourné l’opinion de l’Europe : un élan général avait aussitôt fourni quatre milliards de ressources, partie en or, partie en papier, et le nerf de la guerre qui devait manquer aux Allemands après deux mois de lutte, se trouva assez fort, pour que l’armée du Tzar, du Tzar demeuré, en dépit de toutes les excitations et de toutes les fautes, notre unique et fidèle allié, pût entrer hâtivement en campagne. L’attitude résolue de la Belgique et de la Hollande avait d’autre part fait échouer le fameux mouvement tournant par le Nord, sur lequel avaient compté les Allemands pour disperser nos forces et s’ouvrir le chemin le plus direct sur Paris. Enfin l’Italie qui devait, par une mobilisation réglée depuis longtemps de concert avec le Grand état-major allemand, retenir sur sa frontière des Alpes deux corps d’armée français, avait suspendu ses armements au lendemain de la victoire de Neufchâteau et, suivant une tactique qui lui avait souvent rapporté, même après une défaite de ses propres troupes, des avantages et des provinces, elle attendait pour se décider que le sort des armes lui désignât plus nettement le vainqueur pour se ranger de son côté. Et maintenant les Français, redevenus enthousiastes comme aux beaux jours de leurs triomphes d’antan, répondaient aux avances de la fortune par une offensive hardie et rapide. Moins de sept semaines après le commencement des hostilités, la Lorraine allemande était déjà en partie envahie par leurs troupes ; Metz était cernée, investie, puis régulièrement assiégée sur tout son front occidental.} * * * Depuis un mois que le premier équipage de siège français était arrivé sur les hauteurs de Gravelotte et de Verneville et avait forcé de haute lutte en moins de dix jours les Ouvrages de l’Impératrice, l’attaque avait été conduite sur le Saint-Quentin{, objectif principal du général de Mald’huy, commandant du corps de siège,} avec une incomparable vigueur. Le Saint-Quentin, couronné par les ouvrages de Frédéric-Charles, était la clef du camp retranché : à tout prix il fallait l’enlever. Chaque nuit, on avait gagné sur le saillant du fort qui regarde Scy, et maintenant une dernière parallèle, la quatrième, l’enveloppait complètement : à courte distance et au-delà de cette parallèle, le génie avait creusé une profonde tranchée dénommée le « logement des mines » : de là s’enfonçaient sous terre, dans la direction du saillant attaqué, des galeries de mine, tentacules invisibles, qui permettraient de porter jusque sous le flanc du fort et notamment sous sa caponnière de flanquement, l’explosif auquel rien ne résiste. Ce n’était pas sans des pertes cruelles que ce résultat considérable avait été obtenu et les douze compagnies du génie qui avaient commencé le travail de sape sur les premières pentes étaient déjà à demi décimées. Mais des détachements venaient d’arriver de France pour en combler les vides : l’un d’eux, arrivé d’Angers le matin même, avait été de suite affecté aux travaux de mines les plus avancés de l’attaque. Le sergent [Tribout] {Tény} en faisait partie et son premier contact avec l’adjudant Mustang le laissait furieux, désemparé, prêt à la révolte. Dans son irritation, il retournait en tous sens le papier qu’il tenait à la main, et le relisait fébrilement comme pour y trouver une solution ou une excuse. Ce billet était ainsi conçu : Vaux (Les Lierres). Jeudi. Mon cher petit Jacques, Te voilà donc enfin dans notre Lorraine hier encore annexée, à quelques kilomètres de cette ville de Metz où je débutais jadis comme jeune officier du génie ; et tu y viens, non plus comme autrefois, en te cachant, en te déguisant, pour y passer quelques heures fugitives et inquiètes, mais en vainqueur, avec ta compagnie, avec ta division, avec les troupes françaises ! Il y a donc une justice immanente : le grand jour luit enfin ! Eh bien, en prévision de ce jour, j’ai moi aussi travaillé, et le résultat de ce travail, je veux te le confier, mon cher enfant ; je veux que le commandant de votre corps de siège le reçoive des mains de mon petit-fils. Je veux que le vieil officier du génie que je suis soit perpétué par toi, et contribue à la prise de ce fort du Saint-Quentin que, depuis mon départ en retraite, j’ai sous les yeux, comme un reproche et un remords de mon pays. Viens le plus vite possible avant de prendre ton service, car une fois dans la tranchée, on ne sait plus quand on en sort. Tu ne peux t’imaginer avec quelle impatience je te désire. Moi, qui ai attendu pendant près d’un demi-siècle, sans une minute de défaillance, le retour du drapeau français dans notre cher pays, je compte avec fièvre les heures qui s’écoulent trop lentement depuis que je te sais tout près de moi. Tu connais la maison. Depuis cinq nuits, nous n’avons pas eu de patrouilles allemandes. En arrivant par le sentier qui longe le jardin, tu trouveras la petite porte jaune ouverte. Si elle était fermée, c’est que des Allemands seraient à la maison. Sois prudent, et ne parle pas de cette visite. Encore une fois, je t’en conjure, viens vite ! Ton vieux grand-père, Jérôme [Tribout] {Tény}. P.-S. — Yvonne est avec nous. Ta sœur Odile va bien et t’embrasse avec moi. Cette nouvelle lecture avait porté à son paroxysme le trouble du jeune homme. Dans son âme se heurtaient mille sentiments confus. Quel pouvait bien être ce travail mystérieux dont lui parlait son grand-père, et que ce dernier voulait à toute force lui communiquer ? Sans doute quelque secret concernant la défense du camp retranché de Metz. Et cette révélation devait être infiniment précieuse, car le vieil officier du génie s’y connaissait. Elle permettrait certainement d’épargner des vies, et, chose encore plus précieuse en temps de guerre, des heures. De plus, {Car} la chute de Metz aurait une répercussion considérable sur la marche des événements. Et, qui sait ? Peut-être était-ce aussi pour lui, Jacques, l’occasion si ardemment désirée depuis le début des hostilités de se signaler, de conquérir par des services exceptionnels le grade de sous-lieutenant. Officier ! Et brusquement ce mot qui avait pour lui une consonance prestigieuse évoqua au fond de son cœur le post-scriptum de la lettre : « Yvonne est avec nous ». Sans que le jeune homme s’en rendît bien compte, le désir de courir à Vaux s’aviva en lui, et son hésitation prit fin. Il irait à Vaux ; il en serait revenu à temps pour prendre son service de nuit : nul ne connaîtrait et ne pourrait lui reprocher son absence. Si audacieuse qu’elle fût, cette fugue lui semblait maintenant toute naturelle, et les raisons ne manquaient pas, qui la justifiaient à ses yeux. Si le capitaine eût été présent, Jacques [Tribout] {Tény} lui eût lu le passage de la lettre de son grand-père qui l’appelait, et devant le motif invoqué par le vieil officier du génie, le commandant de la compagnie divisionnaire n’eût pas élevé la moindre difficulté ; il ne pouvait en être de même vis-à-vis de cet adjudant avec qui venait d’avoir lieu la désagréable escarmouche aboutissant à un refus : c’était un de ces « chiens de quartier » qui ne savent que mordre, esclaves aveugles du règlement et de la consigne. Avec de telles gens, on ne discute pas. Il s’expliquerait le lendemain avec le lieutenant Chrétien, son lieutenant, actuellement de service dans les travaux de sape profonde. Il savait déjà que celui-là était un chef accueillant, adoré à la compagnie : auprès de lui ses raisons triompheraient d’autant plus sûrement qu’il rapporterait de Vaux et lui communiquerait les précieux documents annoncés par Jérôme [Tribout] {Tény}. Car nous sommes ainsi bâtis, que souvent l’esprit est en nous la dupe du cœur. Laborieusement notre logique aligne des arguments qu’elle croit siens, quand elle ne fait que parer de dehors raisonnables nos caprices et nos désirs. * * * Le parti de Jacques [Tribout] {Tény} est définitivement pris : il ira à Vaux. Il ne s’agit plus maintenant que d’organiser l’aventureuse expédition. Toutefois, il ne peut se dispenser de se présenter au major de tranchée, comme l’ordre lui en a été donné par l’adjudant. Tout gradé nouvellement arrivé et participant aux travaux de sape ou de mine doit se présenter à lui le jour de son arrivée. Sa montre marque 14 {2} heures et demie. Les corvées de sape se relèvent après la soupe du soir, à 18 {6} heures 30 {½}. La visite au major est une formalité qui prendra un quart d’heure. Et encore, peut-être aura-t-il la chance de ne pas le trouver. Avec les trois heures et demie de liberté restantes, il aura le temps d’aller jusqu’à Vaux, qui se trouve à 2 kilomètres environ dans le fond de la vallée et il sera de retour pour prendre auprès de l’implacable adjudant son service de nuit. A ce moment, une exclamation joyeuse le tire de ses calculs. — Tiens ! c’est toi, [Tribout] {Tény} ! Qu’est-ce que tu fais par ici ? C’est un de ses anciens camarades de collège qui l’interpelle, sergent lui aussi, mais aux chasseurs à pied. — Oui, c’est moi. Bonsoir, [Remteaux] {Perrin}… Comme on se retrouve ! Une vigoureuse poignée de mains et Jacques explique comment il est venu avec le détachement d’Angers {de Lille}, pour combler les vides de son arme. — Oui, il paraît que vous avez déjà perdu pas mal de monde, opine le chasseur ; au point du siège où nous en sommes arrivés, c’est à vous qu’incombe le principal rôle et j’imagine que ça ne doit pas être drôle de travailler comme des taupes dans le noir, d’être toujours à l’affût d’une explosion et de se trouver aplati dans un boyau. Et pourtant vous, au moins, vous servez à quelque chose. Tandis que nous ici ! Des gardes, encore des gardes, toujours des gardes ! Des agents de police, quoi ! Autant rester au quartier. Pas moyen de tirer un coup de fusil. Car les Allemands n’ont pas encore tenté une sortie et, en attendant le jour de l’assaut où le beau rôle nous revient, nous n’aurons guère affaire à eux ; alors, on nous occupe à un service de surveillance intérieure qui commence à devenir monotone. Ma parole, j’envierais jusqu’à ton métier de contremaître au milieu de tes équipes de terrassiers. Tu devrais un jour me faire visiter cela. — Volontiers, quand je saurai m’y retrouver moi-même ; mais votre tour va venir, si j’ai bien compris ce que m’a dit l’adjudant tout à l’heure : on fait exploser une mine de 5.000 kilos après-demain, paraît-il : ce sont les fantassins qui la couronneront et peut-être, si l’entonnoir est assez grand pour jeter bas la contrescarpe, l’assaut du saillant suivra-t-il de près. Or, l’assaut, c’est votre revanche, à vous autres ! — A parler franc, je voudrais qu’il soit donné tout de suite, que Metz soit prise le lendemain et que nous filions d’ici : la vie en rase campagne, vois-tu, il n’y a que ça… Mais Jacques n’écoute plus, car le temps presse ; et tout à son idée, il interrompt son camarade : — Dis donc, tu sais où reste le major de tranchée ? Voudrais-tu m’y conduire ? — Oh ! oh ! Monsieur rend visite au « Vieillard » ! Pas besoin de gants avec lui, il est tout rond… une tête de percepteur en retraite, qui ne pense plus qu’à faire son bridge au café du Commerce, sur la Grand-Place… — Paraît qu’il faut se présenter à lui, quand on arrive… — M’étonne pas ! Il aime à connaître ses hommes, surtout les gradés. Ainsi, l’autre jour, sans crier gare, il m’est tombé sur le dos. — Ecoute, je suis pressé, tu me raconteras ton histoire le long du chemin… — Bon ! Par ici, alors… C’est là-bas, tout au bout. Et tout en poursuivant son récit, où se trouvait dépeints la vigilance du « Vieillard » et aussi son travers de répondre « amen » à tout ce qui venait d’un supérieur, le sergent de chasseurs remonta avec Jacques le long de la tranchée dite « logement des mines ». C’était une tranchée profonde de 3 mètres {de 2 à 3 mètres}, et large de 2 {4}. Elle était creusée au fond d’un pli de terrain dont la dépression, parallèle au saillant attaqué, rompait la pente régulière qui montait vers le fort. Moitié à ciel ouvert, moitié enfouie sous le talus du ravin, protégée en outre par un parapet constitué par le déblai des terres, elle défiait les plus puissants calibres de la forteresse. Jacques s’en félicita. — Ce n’est pas trop de précautions, lui fit remarquer son compagnon. Il faudrait une carapace de béton pour résister aux obus-torpilles qu’on nous envoie de là-haut. Et d’ailleurs, ici sont installés les principaux services. Voici, tout près, notre poste de garde, et à côté un poste de réserve et d’ambulance. Assez peu confortable, rien d’un palace-hôtel, tu sais !
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