1.Indiscipline
— Non, encore une fois, non que je vous dis !
— Voyons, mon adjudant !…
— Inutile d’insister. Jamais je ne vous donnerai une autorisation pareille, quand c’est votre tour de prendre le service.
— Mais puisque je serai revenu à temps pour le prendre, mon service !
— On ne sait jamais. Et puis la consigne est formelle : défense d’aller dans les villages voisins ; il y a encore trop de patrouilles allemandes qui passent la Moselle la nuit et qui viennent rôder par ici : ce serait du propre de vous faire pincer le jour de votre arrivée…
— Oui. Mais il y a toujours moyen de se défiler… Je suis sûr que le capitaine ne me refuserait pas, mon adjudant, si je lui expliquais…
— Le capitaine est à l’ambulance avec un éclat d’obus dans la jambe ; le lieutenant est à la tranchée jusqu’à demain matin, et moi je suis seul à la compagnie et je vous dis non… Est-ce compris ?
— C’est bien !
Et Jacques [Tribout] {Tény}, sergent à la compagnie 25/1 {5/20}, du génie, fit demi-tour d’un mouvement rageur, en froissant nerveusement un papier qu’il tenait à la main.
— Mustang — c’était le nom de l’adjudant — le rappela d’un ton sec.
— Ma parole, fit-il, on dirait que vous protestez, que vous faites des gestes ! attention à vous, sergent [Tribout] {Tény} : les gestes je ne les aime pas, et depuis sept ans que j’ai l’honneur d’être adjudant, je ne les ai jamais supportés de personne.
Il y eut un silence et Mustang poursuivit :
— Avouez que, pour un début de relations, vous n’êtes pas heureux, mon garçon : comment, vous arrivez de France, vous n’êtes pas passé par toutes les misères de ce mois de siège, et votre premier mot en arrivant est pour demander une permission !
— Croyez-vous, mon adjudant, que je vous la demanderais si je n’avais pas une raison majeure, une raison…
Le jeune homme cherchait un qualificatif ; le terrible adjudant l’interrompit :
— Je ne connais de raisons majeures que les raisons de service : en campagne, il n’y a que celles-là qui comptent. Or, nous en sommes au moment le plus sérieux pour la compagnie : la période des grandes explosions va commencer : la prochaine est fixée à l’autre nuit ; ça sera quelque chose comme une solennité. Cinq mille kilos de poudre qui ouvriront un entonnoir comme on n’en a vu dans aucun siège, même à Sébastopol, et on dit que le major de tranchée y mettra le feu lui-même… à 4 heures juste. Et vous voudriez risquer de n’être pas là ?
— Mais je ne risque rien, mon adjudant, l’explosion n’est pas pour ce soir, que je sache, et vous pensez bien que si je pouvais craindre de me faire prendre par une patrouille allemande, je n’insisterais pas.
— Alors, vous insistez tout de même, après tout ce que j’ai pris la peine de vous dire ?
— J’insiste, mon adjudant, et il faut que j’y tienne, allez !
— Je vois ce que c’est… il y a un jupon là-bas comme point de direction : eh bien, j’ai dit non, c’est non !
Le sergent quitta la casemate, serrant les dents pour s’interdire une réplique qui lui brûlait les lèvres.
Il était déjà sur le seuil de la porte, quand l’adjudant lui cria une dernière recommandation d’un ton menaçant :
— Et puis n’oubliez pas d’aller vous présenter illico au major de tranchée !
Jacques, sans se retourner, continua son chemin, envoyant in petto à tous les diables le major, l’adjudant et les tranchées.
Tout son être frémissait, et la contrariété subie se peignait avec force sur son visage mobile.
La tête droite, la taille haute, les traits allongés et fins, portant ses vingt-cinq ans avec fierté et souplesse, il donnait au premier abord l’impression d’un beau et solide garçon, et conquérait tout de suite la sympathie qui s’attache à ceux qui conservent longtemps leur jeunesse saine et rieuse. Mais un examen plus approfondi révélait bien vite, dans cette face un peu pâle, quelque chose de décidé et d’énergique, une volonté tenace et même têtue, s’annonçant dans le pli imperceptible qui barrait le front et dans la ligne droite des lèvres pincées, une âme sérieuse, sachant à la fois s’enthousiasmer et se souvenir, car les yeux bleus, malgré leur apparente insouciance, s’ombraient parfois d’une teinte de mélancolie.
Cette physionomie, au masque viril estompé par les grâces encore visibles de l’adolescence, était ainsi singulièrement prenante.
Et pourtant, à cette heure, elle était mauvaise.
Il fallait d’ailleurs que le sergent fut un nouvel arrivé, pour essayer de parlementer avec l’adjudant de la compagnie divisionnaire du génie, et les soldats, qui de loin observaient curieusement le débat, auraient pu par avance lui prédire l’inutilité de sa démarche. Mustang était certes un brave homme, mais dix-huit ans d’obéissance formelle à la consigne le rendaient incapable de comprendre qu’on pût discuter un ordre. C’était par excellence le type « service », comme disaient les troupiers, qui n’avaient pas assez de littérature pour le comparer à Manlius Torquatus, et les fautes contre la discipline lui paraissaient les plus intolérables de toutes.
Heureusement qu’à ce moment son attention fut détournée par l’entrée d’une corvée de travailleurs venant déposer des outils, car il eût bondi d’indignation en entendant le sergent rabroué grommeler entre ses dents, tandis qu’il s’en allait :
— J’irai quand même
* * *
La casemate de l’adjudant Mustang où s’était déroulée cette courte scène s’ouvrait sur une profonde tranchée, qui à quelques pas de là se perdait dans les ténèbres.
Jacques s’y arrêta un instant pour réfléchir.
Au-dessus de sa tête, par intervalles passaient en sifflant des volées de balles qui venaient s’aplatir en rafales régulières et rythmées sur le sol extérieur, ou contre les bords supérieurs d’une gabionnade revêtue de sacs de terre. Quelques ricochets siffleurs, un peu de terre qui s’éboulait, puis le silence reprenait, jusqu’à ce qu’un nouvel essaim meurtrier partit des mitrailleuses du fort allemand, dont le saillant le plus proche se profilait à moins de 150 mètres, comme une bête gigantesque accroupie au bord du plateau du Saint-Quentin.
Car c’était au pied du Saint-Quentin — c’est-à-dire devant Metz — que cette scène s’était passée, que cette tranchée était creusée, que se dessinait cette attaque et se développaient ces parallèles ; devant Metz, qui depuis bientôt un demi-siècle n’avait pas vu de troupes françaises et qui assistait à cette heure, toute à l’espérance, au siège d’un des forts, dont ses vainqueurs d’un jour l’avaient entourée comme d’une ceinture de fer.
A vrai dire, en cette année 1914 {191*}, les événements s’étaient singulièrement précipités.
Jusque-là, l’Europe avait joui d’un repos relatif ; on avait pu croire un instant que le « spectre de la guerre » était définitivement écarté, et qu’on pouvait enfin, suivant la magnifique expression de l’historien, « le rouler dans le lambeau de pourpre où dorment à jamais les choses du passé ».
Et pourtant un œil exercé ne s’y serait pas trompé.
Le calme n’était qu’apparent, plus semblable au repos agité qui chez le malade précède la crise finale, qu’au sommeil réparateur de l’homme sain.
[Au milieu de l’année, en plein été, sous un infime prétexte soulevé par l’Autriche et qui ne tendait à rien moins qu’à l’asservissement de la Serbie, la grande guerre européenne prévue depuis longtemps avait éclaté soudainement. Un ultimatum brutal de l’Allemagne, épousant la cause autrichienne, devait entraîner par contrecoup la Russie, l’Angleterre, le Japon et, bientôt, l’Italie et les balkaniques dans ce conflit sanglant.]
{A la fin de l’année, au début même de l’hiver, sous un infime prétexte soulevé par l’Espagne au Maroc, par l’Espagne devenue depuis quelques années provocatrice de conflits, la guerre avait éclaté soudainement par une attaque brusquée de l’Allemagne, prenant parti pour l’Espagne à laquelle la liait un traité secret.}
[Le formidable assaut donné par les Pangermanistes au gouvernement impérial, accusé constamment de tiédeur et de faiblesse, les crises économiques et financières où se débattait vainement l’empire, enfin des relations qu’une diplomatie brutale et maladroite avait rendues, sinon tendues, du moins difficiles avec la plupart des grandes puissances, avaient décidé l’empereur à ce coup de force capable, s’il réussissait, de consolider la situation intérieure et d’assurer pour longtemps la suprématie commerciale et militaire de la toujours « plus grande Allemagne ».]
{Les assauts formidables donnés au gouvernement impérial par le socialisme grandissant, les crises économiques et financières où se débattait vainement l’empire, enfin les excitations perpétuelles de l’Angleterre, craignant pour sa suprématie maritime de plus en plus menacée, avaient décidé l’empereur à ce coup de force, capable, s’il réussissait, de consolider à la fois le pouvoir chancelant des Hohenzollern, et d’assurer pour longtemps la suprématie commerciale et militaire de la toujours « plus grande Allemagne ».}
En dépit des résolutions adoptées par l’Institut international de Droit qui siégeait à Gand en 1906, les Allemands, sans aucune déclaration de guerre préalable, avaient [envahi le Luxembourg et] jeté sur la Woëvre les 280.000 hommes de leurs {six} corps de couverture maintenus en tout temps à effectifs renforcés.
[En même temps, la masse principale allemande, composée de vingt-six corps d’armée, envahissait la Belgique, en dépit de la signature de l’Allemagne apposée au bas du traité qui garantissait aux yeux du monde entier la neutralité de ce vaillant pays.
« Chiffon de papier », déclara le chancelier de l’empire, et l’armée allemande passa.
Elle triomphait sans peine de la petite armée belge, enlevait, grâce aux canons monstrueux de 420 et de 380 et malgré une héroïque défense, les places de Liége et de Namur, laissant derrière elle des milliers de cadavres. Décidée à jeter à poignées dans la fournaise des assauts tout ce qu’il faudrait de vies humaines pour en finir vite, farouchement résolue d’ailleurs à peser sur les alliés et les neutres par la terreur, le m******e et l’incendie, elle passa.
Dévalant par le nord de la France sur un front qui s’étendait d’Anvers à Verdun, réduisant Maubeuge en quelques jours, grâce à son artillerie lourde, l’armée de Guillaume II prit sa course vers Paris en pivotant sur son aile gauche, essayant d’enlever au passage Nancy et Verdun.
Ce dernier projet échoua, malgré un premier succès de l’ennemi à Morhange. Le général de Castelnau sauva Nancy du déluge germanique par une résistance opiniâtre sur le Grand-Couronné, positions dont les députés de Nancy avaient obtenu, quelques mois avant la guerre, la mise en état de défense, et le Kronprinz, après la destruction de Longwy, petite place sans forts modernes, qui tint héroïquement pendant dix jours, ne parvint pas à investir Verdun.
Un mois à peine après l’ouverture des hostilités, le général von Kluck, formant l’aile marchante de l’énorme armée allemande, arrivait devant Paris par bonds de quarante kilomètres à la fois. Il semblait qu’il n’eût plus qu’à étendre la main pour briser en vingt-quatre heures le front nord du camp retranché à l’aide de ses canons géants, lorsque, soudain il obliqua vers sa gauche pour tomber sur le flanc de l’armée française en retraite, remettant au lendemain la prise de la capitale.
Inspiration funeste pour l’ennemi et qui changea le sort de la campagne, car Paris enlevé, c’était la France décapitée : c’était plusieurs milliards de ressources tombant aux mains des Allemands, le gouvernement obligé de tout diriger de Bordeaux, la France, enfin, obligée d’attendre le salut de l’intervention de ses alliés.
La bataille de la Marne, à cette heure tragique, sauva le pays ; dans un sursaut magnifique, à la voix de leur chef, le général Joffre, les appelant à vaincre ou à mourir, tous les corps français avaient fait tête, assailli les Allemands avec fureur et ceux-ci reculant de cent kilomètres, se terraient dans les tranchées de l’Aisne, détenant quelques départements français, mais incapables de reprendre une offensive désormais brisée.
On sait ce que dura cette période, si longue, de la Grande Guerre, pendant laquelle, par des prodiges d’initiative, l’armée française combla ses lacunes, accrut sa confiance par des attaques incessantes et permit à l’armée britannique, où tout était à improviser, d’apporter à la France le concours d’un million et demi de volontaires.
Le jour vint enfin où fut brisé le cercle de fer et de feu qui trop longtemps avait séparé de la nation les riches provinces du Nord et de l’Est, rançon douloureuse de toutes les guerres, et aussitôt une puissante armée, confiée à l’un des généraux qui s’étaient le plus brillamment révélé au cours de la campagne, le général de Maud’huy, investit le camp retranché de Metz.]
{Avant que fût notifiée au gouvernement français l’ouverture des hostilités, ces troupes avaient franchi la frontière et poussé d’un bond jusqu’à la Meuse. Leur objectif était de bouleverser le front de concentration des troupes françaises, en détruisant les voies ferrées et les quais de débarquement de la région comprise entre Verdun et Pagny-sur-Meuse. Et même un important parti de cavalerie avait poussé jusqu’au tunnel des Islettes, sur la ligne de Verdun à Châlons, pour le faire sauter.
Ce raid audacieux avait échoué.
Du côté français, on veillait, averti depuis deux ans déjà par les symptômes d’une tension inquiétante.
Certes l’heure avait été bien choisie par l’Allemagne, puisque c’était celle où l’une des deux classes de l’armée active venait d’être libérée et où les effectifs français étaient à l’étiage le plus bas.
Mais les hommes de la classe libérée avaient tous emporté leurs effets militaires et reçu un ordre d’appel individuel, pour rejoindre immédiatement le régiment qu’ils venaient de quitter.
En trente-six heures, tous les régiments de couverture avaient été ainsi remis sur pied de guerre et, grâce à l’énergique résistance et aux sanglants sacrifices des bataillons de chasseurs à pied, tenus constamment à effectifs renforcés, la marche des corps d’invasion avait été retardée sur dix points différents.