I-3

2367 Words
Il avait vendu ses domaines ; il en avait déposé le prix à la Banque de France, et il s’était installé rue Cassette, dans un petit appartement où il ne recevait personne et où il se faisait servir par une femme de ménage. Son unique occupation consistait à chercher des infortunes à soulager. Il aspirait à remplacer l’homme au petit manteau bleu, de légendaire mémoire, et c’était en visitant les hôpitaux qu’il s’était lié avec l’interne Daubrac. Mais il n’avait encore rencontré que des misères tout unies qui se laissaient assister, sans qu’il lui en coûtât d’autre peine que celle d’ouvrir sa bourse. Il trouva bien parfois l’occasion de risquer sa vie en arrêtant un cheval emporté ou en se jetant à l’eau pour repêcher quelque désespéré qui venait de sauter dans la rivière ; mais ces incidents ne suffisaient pas à satisfaire la soif de dévouement qui le dévorait. Il rêvait des générosités impossibles, et le travail incessant qui s’opérait dans son cerveau maintenait ce Breton exalté dans un état de surexcitation très nuisible à son repos. Il usait son cœur, à force de le gonfler pour de nobles causes, et son cerveau, à force de le tendre sur des projets héroïques. Il rêvait aussi d’aimer et d’être aimé ; mais il ne trouvait pas le placement des ardeurs qui le consumaient, car il n’était pas homme à nouer de ces liaisons passagères qui suffisent à presque tous les Parisiens ; et les années passaient sans le calmer. La rencontre de Rose Verdière se présentait tout à point, et, en cherchant à la revoir, il pouvait espérer qu’il allait découvrir quelque moyen de venir en aide à un homme injustement accusé. Après le départ de Fabreguette, il s’achemina donc vers la rue du Cloître-Notre-Dame. L’émotion s’était calmée, et le parvis commençait à reprendre son aspect accoutumé, quoiqu’il y eût encore des gens assemblés à l’endroit que la malheureuse femme avait inondé de son sang. Deux sergents de ville étaient restés de planton pour garder l’entrée de l’escalier des tours, et Mériadec se dit qu’ils avaient dû recevoir la consigne de ne laisser personne entrer ni sortir. Il en conclut que, si le vrai coupable était encore là-haut, il ne pourrait pas s’en aller sans fournir des explications que les agents ne manqueraient pas de lui demander ; mais que, d’autre part, ces mêmes agents ne le laisseraient pas passer, lui, Mériadec, sans une autorisation qu’il ne voulait pas aller demander au commissaire. Il allait renoncer à son projet, mais il se souvint tout à coup qu’il y avait dans la nef une autre entrée de l’escalier. Il revint sur ses pas, pénétra dans l’église, aperçut à sa gauche une inscription qui indiquait l’entrée des tours, et monta sans perdre de temps Les gardiens de la paix postés dans la rue ne le virent pas, et en quelques enjambées il arriva à la grille, qu’il ne fut pas fâché de trouver fermée. Si elle eût été ouverte, il n’aurait peut-être pas osé entrer dans le logement du gardien, tandis qu’en sonnant, il allait certainement faire sortir la jeune fille, et elle ne refuserait pas de causer avec lui. Elle vint, au bruit de la sonnette, comme il l’avait prévu, et elle s’empressa de lui ouvrir, mais il fut frappé de l’altération de ses traits. Elle était pâle, et l’on voyait qu’elle venait de pleurer. – Qu’avez-vous, mademoiselle ? lui demanda-t-il affectueusement. – Ce n’est rien, murmura-t-elle ; cette scène m’a bouleversée… Est-ce donc vrai, monsieur, que cette pauvre femme… – Trop vrai, hélas ! je viens de voir son corps brisé par la chute. – Et c’est cet homme qui l’a précipitée ? – J’en doute, mais il est arrêté, et je ne sais s’il parviendra à se justifier. Je le souhaite pour lui et pour vous, mademoiselle, car s’il était coupable, on rendrait peut-être votre père responsable du malheur qui est arrivé. – C’est ce que je crains, et s’il perdait sa place, je ne sais ce que nous deviendrions. – Vous auriez toujours un ami, dit vivement Mériadec, et je vous supplie de compter sur moi… Tout ce que je possède est à votre disposition, et je suis prêt à vous défendre contre tous ceux qui chercheraient à vous nuire. Excusez-moi de vous parler ainsi, sans avoir le bonheur d’être connu de vous… et ne me prêtez pas d’autres intentions que celle de vous servir en toute occasion. Daubrac vous dira que je suis un honnête homme, incapable d’abuser de votre confiance. La jeune fille fronça le sourcil à cette déclaration inattendue. Elle se rassura en regardant la loyale figure de Mériadec, et elle lui dit en souriant : – Je vous remercie, monsieur, et je ne craindrais pas d’avoir recours à vous. Mais… est-ce pour m’offrir votre appui que vous avez pris la peine de grimper jusqu’ici ? – Non, je l’avoue, répondit franchement Mériadec. Je voudrais monter sur les tours et m’assurer qu’il n’y a personne. C’est ce qu’aurait dû faire ce brigadier, avant d’arrêter le premier qui s’est présenté dans l’escalier. Consentez-vous à me laisser passer ? – Oui, certes… à condition que vous n’en direz rien. On me reprocherait ce qu’on reproche déjà à mon père. – Personne ne saura même que je vous ai parlé. Je suis entré par la porte qui communique avec la nef, et je m’en irai par le même chemin. En descendant, je vous rendrai compte de mon expédition. Ayant dit, Mériadec se mit à escalader les degrés de pierre. Grâce aux longues jambes dont la nature l’avait pourvu, il ne mit pas beaucoup de temps à grimper, et il monta si vite qu’en débouchant sur la galerie, il fut obligé de s’arrêter pour reprendre haleine. Elle était déserte, cette galerie, et, comme l’avait dit le monsieur arrêté, le vent y soufflait avec une violence fort incommode. Mériadec s’y aventura pourtant, après une courte pause. Arrivé au milieu, il s’adossa à la balustrade, leva les yeux vers le haut des tours, n’y vit personne et se retourna pour regarder la place, où stationnaient encore des groupes de curieux. Ce spectacle l’intéressait peu ; mais, en se penchant sur le garde-fou de granit, il fit une découverte singulière. Immédiatement au-dessous de lui, accrochée à une gargouille en s*****e, flottait une voilette bleue qu’il reconnut parfaitement. C’était bien celle que portait la femme qu’il avait vue passant sur le parvis au bras de l’homme qu’on accusait de l’avoir tuée, et Mériadec se demanda tout d’abord comment cette voilette avait pu se fixer là. Le crime ayant été commis sur la plate-forme de la tour du sud, elle aurait dû tomber du même côté que la malheureuse victime précipitée par un scélérat, et, en supposant qu’elle se fût détachée pendant la chute, le vent, qui venait du nord, ne l’aurait pas portée sur la façade qui regarde l’ouest. Quoi qu’il en fût, c’était là une pièce à conviction assez importante pour que Mériadec prît la peine de la recueillir. Sa canne avait une poignée en forme de crochet, et la gargouille se trouvait à sa portée. En manœuvrant adroitement, il réussit à ramener à lui la voilette, et il put l’examiner de près. Mais il n’y découvrit aucun signe particulier. Tous ces chiffons de gaze se ressemblent. Celui-là était tout neuf, et il devait avoir été acheté le jour même, car une étiquette minuscule était encore attachée au cordonnet qui avait servi à la nouer au chapeau, une étiquette portant, écrite à la main, l’indication du prix de l’objet. Mériadec serra précieusement la voilette dans sa poche, en se promettant bien de la montrer au juge d’instruction, et, encouragé par cette trouvaille, il reprit son voyage d’exploration. L’escalier qu’il avait suivi est dans la tour du nord, mais, pour continuer, il faut traverser la galerie et reprendre l’ascension par la tour du sud, celle où se trouvent les cloches, y compris le fameux bourdon. Mériadec allait y entrer, lorsqu’il en vit sortir un enfant dont l’aspect l’étonna. Cet enfant, qui le regardait fixement, pouvait avoir de huit à neuf ans. Il était coiffé d’une mauvaise casquette et d’une blouse grise, comme un apprenti d’imprimerie, mais son visage n’était pas celui d’un gamin de Paris. Il avait le teint blanc d’un fils de bonne maison, de grands yeux bleus très vifs et très ouverts, des cheveux blonds très fins, coupés carrément sur le front, et un air hautain qui jurait absolument avec son costume. – Qu’est-ce que tu fais là, toi ? lui demanda Mériadec, assez intrigué de cette rencontre. L’enfant rougit, cambra sa petite taille et répondit par des mots que le baron ne comprit pas, mais qui, au ton sur lequel ils furent lancés, pouvaient bien être des injures. – Quelle langue parles-tu donc, mon petit ami ? reprit doucement Mériadec, de plus en plus ébahi. – La mienne, répondit le gamin en français, mais je sais aussi la vôtre, et je vous défends de me tutoyer. Je ne vous connais pas. Mériadec tombait de son haut, mais il commençait à entrevoir que cet étrange petit bout d’homme pouvait lui fournir d’utiles renseignements, peut-être même éclaircir le mystère qu’il voulait pénétrer, et il se décida sans peine à le prendre par la douceur. – Ne vous fâchez pas, jeune homme, lui dit-il en souriant. Je cherche des personnes qui sont montées jusqu’ici, et je puis bien vous demander si vous les avez vues : un monsieur et une dame. – Je n’ai vu que papa et maman, répliqua l’enfant. Je suis venu avec eux, mais j’étais trop fatigué pour monter là-haut. – Alors, ils y sont ? – Oui, puisque je les attends. Maman m’a dit de m’amuser à regarder la grosse cloche, mais j’en ai assez ; j’en ai vu une plus grosse à Moscou. – Vous êtes Russe ? – Oui ; cela vous étonne, parce que je suis habillé comme les polissons de Paris. C’est moi qui ai voulu me déguiser pour m’amuser. Je croyais que c’était l’époque de votre carnaval… Papa me l’avait dit. Il s’était trompé, et je ne m’amuse pas du tout. Mais, ce soir, je reprendrai mon beau costume neuf. Mériadec resta stupéfait. Il devinait que les parents de ce pauvre petit l’avaient amené là dans l’intention de l’y abandonner, et que le père avait jeté sa femme du haut de la plate-forme. Ce misérable n’était assurément pas l’homme que le commissaire de police venait d’envoyer au dépôt, puisque le couple que Mériadec et Daubrac avaient vu passer n’était pas accompagné d’un enfant. Mais que faire ? Impossible d’apprendre au fils que sa mère venait d’être assassinée… et par qui ! L’excellent baron résolut de n’en venir là qu’à la dernière extrémité, mais il ne renonça point à découvrir le meurtrier, qui n’avait sans doute pas eu le temps de gagner la rue. – Ils ne peuvent pas tarder à descendre, dit-il de sa voix la plus douce. Voulez-vous que nous allions à leur rencontre ? L’enfant toisa Mériadec et lui demanda : – Qui êtes-vous ? Je ne vais pas avec le premier venu. – Je suis le baron de Mériadec. – Alors, vous êtes gentilhomme. Je veux bien monter avec vous. – Merci d’avoir confiance en moi, répondit le brave Breton, qui n’en revenait pas d’entendre un bambin de neuf ans tenir un pareil langage. Il le fit passer devant, et il eut quelque peine à le suivre, tant ce jeune Russe était leste. Ils ne trouvèrent personne sur la plate-forme. Mériadec s’y attendait, car il ne supposait pas que l’assassin fût resté là mais l’enfant pâlit, et ses yeux se remplirent de larmes. – Maman ! qu’est devenue maman ? murmurait-il. Mériadec n’avait garde de lui dire la vérité. – Elle vous cherche sans doute, répondit-il. Je gagerais que vous n’êtes pas resté à la place où elle vous a laissé. – C’est vrai… j’ai fait tout le tour de la grande chambre où sont les cloches… Je m’y suis même perdu, et j’ai eu beaucoup de peine à retrouver la porte par laquelle j’étais entré. – Eh bien ! votre maman, ne vous voyant pas, aura cru que vous étiez descendu, et elle en aura fait autant. Nous la retrouverons en bas… à la porte de l’église. – Alors, menez-moi vite là où vous croyez qu’elle est, dit l’enfant, qui avait déjà repris courage. Mériadec ne demandait pas mieux. Il pensait que l’assassin devait être caché dans quelque coin des tours, ou des galeries qui en entourent la base et qui communiquent par des escaliers aériens avec d’autres chemins suspendus le long de la toiture de la nef. Et ce n’était pas le moment de lui donner la chasse, au péril de la vie de l’orphelin que le généreux baron venait de prendre sous sa protection. Mieux valait sauver l’enfant d’abord et l’emmener, en recommandant à Rose Verdière de laisser la grille fermée et de se barricader dans son logement pour se préserver d’une attaque. Les agents finiraient bien par recevoir l’ordre de visiter les combles de Notre-Dame, et c’était leur affaire d’y découvrir l’assassin que Mériadec comptait bien retrouver par un procédé moins prompt, mais plus sûr. Il descendit précipitamment l’escalier avec l’enfant, qui ne se défiait plus de lui, et il s’aboucha avec Rose pour lui expliquer brièvement la situation qu’elle comprit à merveille. Cinq minutes après, il arriva dans la nef, et il s’empressa de sortir de l’église. L’enfant vit que sa mère n’était pas là et se reprit à pleurer. – Ne vous désolez pas, mon jeune ami, lui dit affectueusement Mériadec. Je vais vous reconduire chez votre mère. Où demeure-t-elle ? – Dans une auberge… Nous sommes arrivés à Paris cette nuit. – Comment s’appelle cette auberge ? – Je n’ai pas remarqué… Je dormais quand nous y sommes descendus, et je ne me suis réveillé qu’à midi… Nous sommes sortis tout de suite. – Mais vous la reconnaîtriez, si je vous y menais ? – Je crois que oui. – Eh bien ! nous la chercherons ensemble. Vous n’avez plus peur de moi, n’est-ce pas ? – Je n’ai peur de personne. – Alors vous ne craignez pas de venir vous reposer chez moi, en attendant que je puisse me mettre en campagne pour retrouver cet hôtel ? – Je veux bien… Seulement, je suis si fatigué que je ne peux plus marcher… et j’ai faim. – Nous allons prendre une voiture, et j’ai à la maison de quoi satisfaire votre appétit, dit Mériadec. Si nous ne parvenions pas à découvrir l’hôtel, nous emploierions un autre moyen. Comment vous appelez-vous, mon cher enfant ? – Sacha. – C’est votre nom de famille ? – Je n’en ai pas d’autre. Ça veut dire en français : Alexandre. – Et quel est celui de votre mère ? – Xénia. Elle est comtesse. – Xénia, c’est son prénom ; mais votre père ?… – Mon père s’appelle Paul Constantinowitch. – Encore des prénoms, pensa Mériadec. Évidemment ce pauvre petit n’en sait pas plus long, il est inutile que j’insiste. Il héla un fiacre, il y monta avec Sacha, et il dit au cocher de les mener rue Cassette. Il avait d’abord songé à conduire l’enfant chez le commissaire de police, mais qu’aurait-on fait de ce malheureux abandonné ? On lui aurait appris brutalement la mort de sa mère, et on l’aurait logé provisoirement au dépôt de la préfecture, avec les jeunes vagabonds et les filous précoces. C’était ce que ne voulait pas Mériadec, et il serait toujours temps de raconter cette étrange histoire au juge d’instruction, qui ne pouvait pas manquer de le faire appeler bientôt. Et Mériadec n’avait garde de manquer cette occasion de protéger un être faible. Il avait déjà résolu de mener l’enquête à lui tout seul, de découvrir l’assassin, de venger la morte et de rendre à l’orphelin une fortune dont un exécrable père voulait probablement le dépouiller. L’enfant dormait sur son épaule. Il dormait si bien qu’en arrivant rue Cassette, Mériadec fut obligé de le porter dans ses bras jusqu’à son appartement, et il l’y porta sans le réveiller. – Enfin ! murmurait-il en montant l’escalier, je vais donc avoir un intérêt dans ma vie. J’ai un enfant à aimer. Il ne me manque plus qu’une femme qui m’aime.
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