I-2

3050 Words
– Alors, vous les avez vus ? – À peine. Mon père, qui est très souffrant, avait laissé la grille ouverte, afin de n’avoir pas à se déranger… et je viens seulement de la refermer. Ça fait que ce monsieur et cette dame ont passé sans s’arrêter. Ils payeront en descendant. – Vous croyez donc qu’ils sont encore là-haut ? – Certainement. – Vous vous trompez, mademoiselle. La dame n’y est plus. Elle s’est jetée en bas de la tour des cloches… ou bien on l’a jetée. – Ah ! mon Dieu ! – Comprenez-vous maintenant pourquoi on cherche le monsieur ? Avant que Rose, toute pâle d’émotion, eût le temps de répondre, le brigadier reparut sur le seuil du corridor en maugréant contre le gardien. – J’en étais sûr, disait-il entre ses dents ; il est ivre-mort, l’animal ! En voilà un qui vole son traitement ! On le paye pour surveiller les tours, et, quand sa fille n’y est pas, on y entre comme dans un moulin et l’on en sort de même. Tant pis pour lui ! Je mettrai ça sur mon rapport. – Oh ! monsieur, je vous en prie… – Silence ! dit à demi-voix Daubrac. On descend. Tout le monde se tut, et l’on entendit distinctement un bruit de pas dans le haut de l’escalier, le pas d’un homme finement chaussé et très pressé de s’en aller. Le brigadier prit Rose par le bras, la poussa dans le logement du gardien, fit signe à ces messieurs de se serrer pour barrer le passage, et se planta tout seul sur une marche en avant de la grille. Un instant après, l’individu qui descendait se montra et s’arrêta court en l’apercevant. Daubrac et Mériadec le reconnurent immédiatement. C’était bien le cavalier de la dame au voile bleu. Il avait une belle tête, une tournure élégante, l’air et la tenue d’un homme du meilleur monde. Il paraissait contrarié de trouver l’escalier obstrué, mais il attendait patiemment que le groupe se rangeât pour le laisser passer. Il changea d’attitude, lorsque le brigadier lui cria d’avancer. – Est-ce à moi que vous en avez ? demanda-t-il en se redressant fièrement. – Oui, à vous. J’ai deux mots à vous dire. Entrez avec moi chez le gardien. – Vous me prenez pour un autre, sans doute. Je consens à vous suivre et à vous entendre, mais finissons-en, je vous prie. Le brigadier lui montra l’entrée du corridor et le fit passer devant. Le père Verdière, étendu sur son lit, dormait du lourd sommeil des ivrognes. Sa fille se tenait debout à son chevet. Mériadec, Daubrac et l’artiste entrèrent après le brigadier, qui commença ainsi : – C’est bien vous qui êtes monté avec une femme ? L’inconnu pâlit et répliqua sèchement : – Que vous importe ? – Ces messieurs vous ont vu traverser le parvis, bras dessus bras dessous… Mademoiselle vous a vu passer dans l’escalier, devant la porte du logement où nous sommes en ce moment. – Et quand ce serait vrai ? – Alors, vous avouez ? – Quoi ? et de quel droit m’interrogez-vous ? – Je vous demande ce que cette femme est devenue. – Elle est partie. – Seule ? – Oui ; si vous ne me croyez pas, allez voir là-haut. – Oh ! ce n’est pas la peine. Je sais où elle est, et je vais vous y conduire. Nous verrons si vous la reconnaîtrez. Ces derniers mots troublèrent visiblement l’inconnu. – Il me semble que vous vous moquez de moi, dit-il d’une voix moins assurée. Je vous somme de vous expliquer nettement. Que me voulez-vous ? – Vous le saurez tout à l’heure. Marchez devant moi, conclut le brigadier, en montrant l’escalier au monsieur, qui répondit : – Soit ! je cède à la force. Mais je vous déclare que vous payerez cher l’abus que vous faites de votre autorité. Où prétendez-vous me mener ? – Tout près d’ici. À l’Hôtel-Dieu. – À l’Hôtel-Dieu ! s’écria l’inconnu. Est-ce qu’il est arrivé un accident à… – À cette dame ? ricana le brigadier. Mais oui. Ça vous étonne ? – Un accident grave ? – Farceur ! vous savez bien à quoi vous en tenir. – Je le sais si peu que je vous prie de me conduire vite auprès d’elle. – Vous êtes si pressé que ça ? Soyez tranquille, ce ne sera pas long. Descendez, vous autres, et dites à mes hommes de faire ranger le monde, ajouta le brigadier en s’adressant aux trois compagnons qui l’avaient amené là. Et à Rose Verdière : – Quant à vous, si votre père est dégommé de sa place, ça lui apprendra à laisser ouverte la grille de l’escalier. Il avait eu quelque peine à croire au crime dénoncé par l’homme au béret rouge, cet excellent brigadier, mais il était lancé maintenant, et il ne doutait plus d’avoir mis la main sur un assassin. Il espérait même que cette capture lui vaudrait de l’avancement. Mériadec et Daubrac ne savaient trop que penser, mais Fabreguette triomphait. – Hein ! disait-il, j’ai eu du nez de m’en mêler. Sans moi, ce vieux brisquard de brigadier serait encore à verbaliser auprès du cadavre, et l’assassin aurait filé, tandis que, grâce à moi, nous le tenons. – En êtes-vous bien sûr ? grommela Daubrac. Ce monsieur n’a pas du tout la mine d’un scélérat. – Pourquoi ? Parce qu’il est habillé à la dernière mode ? Ça ne prouve rien. – Et il ne paraît pas très effrayé, appuya Mériadec. – Il paye d’audace ; mais nous verrons la tête qu’il fera tout à l’heure quand on le mettra face à face avec sa victime. – Vous croyez donc qu’on vous laissera assister à la confrontation ? – Parbleu ! je suis le seul témoin oculaire. Ma présence est indispensable, dit le peintre en se rengorgeant. En échangeant à demi-voix ces propos et quelques autres, ils arrivèrent à la sortie, et Fabreguette se chargea de transmettre aux deux sergents de ville de planton les ordres de leur supérieur. Il en était venu d’autres, car la nouvelle de ce tragique évènement s’était répandue dans la Cité avec la rapidité de l’éclair, et le commissaire de police du quartier venait d’être averti par des gens zélés, comme il s’en trouve toujours dans ces occasions-là. Mais l’attroupement avait grossi, et les agents eurent quelque peine à contenir la foule pendant le court trajet de la rue du Cloître à l’hôpital. Ils entourèrent l’homme arrêté qui marchait la tête haute à côté du brigadier. Le dénonciateur et les deux amis emboîtaient le pas, et, en dépit des poussées, le cortège atteignit sans être entamé le perron de l’Hôtel-Dieu. Le commissaire, ceint de son écharpe, attendait sous le péristyle. Il commanda aux gardiens de la paix de barrer le passage aux curieux, après avoir laissé monter les quatre intéressés, et il entra en conférence avec le brigadier qui le mit au courant de l’affaire. Pendant ce colloque, Mériadec et Daubrac eurent le temps d’examiner l’accusé mieux qu’ils n’avaient pu le faire dans un escalier mal éclairé. Il paraissait avoir trente-cinq ans ; il était très brun, très vigoureusement taillé ; il portait de longues moustaches et des favoris coupés militairement au niveau de l’oreille. – Il a l’air d’un officier en bourgeois, dit tout bas Daubrac. À ce moment, le commissaire, ayant fini d’écouter le rapport de son subordonné, passa dans une salle attenante au péristyle, après avoir donné l’ordre d’y amener ces messieurs. Quand ils y pénétrèrent, conduits par le brigadier, ils trouvèrent le magistrat assis devant une table, et l’homme arrêté prit la parole, sans attendre qu’on l’interrogeât. – Monsieur, dit-il, avec une violence contenue, je compte que vous allez mettre fin à une odieuse et absurde persécution. Vos agents m’ont traîné ici comme un malfaiteur, et je n’ai pu obtenir de leur chef aucune explication. Veuillez me dire enfin de quoi l’on m’accuse. – Je vais vous l’apprendre, si tant est que vous l’ignoriez, dit sévèrement le commissaire, mais je vous invite d’abord à répondre aux questions que je vais vous poser. – Je les prévois, ces questions. Vous allez me demander, comme l’a déjà fait ce brigadier, si je suis entré avec une femme dans l’escalier des tours. Eh bien ! je ne le nie pas. – Cela vous serait difficile. Plusieurs témoins vous ont vu. Qu’alliez-vous faire là ? – Ce qu’y vont faire tous les jours beaucoup d’autres visiteurs : admirer le panorama de Paris. – Alors, vous êtes monté jusqu’à la plate-forme qui surmonte la tour du sud ? – Non, monsieur. L’ascension eût été trop rude pour la personne que j’accompagnais. Nous nous sommes arrêtés à la galerie qui s’étend sur toute la façade de l’église, à la base des deux tours. – Vous y avez stationné longtemps ? – Fort peu de temps, au contraire. Un quart d’heure tout au plus. Il faisait un vent très désagréable, et cette dame n’a pas pu y tenir. Elle s’est décidée à descendre. – Je comprends cela ; mais ce que je ne comprends pas, c’est que vous n’ayez pas fait comme elle. Pourquoi êtes-vous resté sur cette galerie où l’on était si mal ? L’inconnu fit attendre sa réponse et finit par dire, en hésitant comme un homme qui n’a rien trouvé de mieux : – Le vent ne me gênait pas. La raison était si mauvaise que les deux amis échangèrent un coup d’œil qui signifiait : Il patauge, il va s’enferrer. – Comment ! s’écria le commissaire, vous promenez une dame, vous montez avec elle sur cette galerie… elle s’y trouve incommodée, elle veut quitter la place, et vous la laissez partir seule !… vous la plantez là, en un mot. Convenez que c’est inadmissible de la part d’un homme qui appartient comme vous aux classes élevées de la société. – C’est cependant ainsi ; elle avait des raisons pour s’en aller sans moi. – Quelles raisons ? – Je ne les connais pas. – Ainsi, elle vous a quitté comme cela, brusquement et sans vous dire pourquoi ! C’est étonnant ! – Trêve de railleries, monsieur ! Je ne suis pas tenu de répondre à des questions dont je n’aperçois pas le but. – Vous pouvez du moins me dire si cette femme était la vôtre ? – Je ne suis pas marié. – Alors, vous étiez avec votre maîtresse ? – Croyez cela si vous voulez. – Et cette maîtresse, vous craignez de la compromettre en vous expliquant davantage. Vous refusez, bien entendu, de la nommer ? – Absolument. – Elle est sans doute mariée, elle, et, en vous taisant sur son compte, vous agissez en galant homme. C’est très bien. Seulement je vous avertis que votre discrétion ne m’empêchera pas de savoir qui elle est. L’inconnu tressaillit. Le commissaire avait touché le point faible, et il reprit d’un ton presque bienveillant : – Je le saurai avant la fin de la journée. Vous feriez donc mieux de me dire son nom… de me le dire à moi seul… Si vraiment vous n’êtes pas coupable, je pourrais vous garder le secret… tandis que, si vous persistez à vous taire… – Coupable de quoi ? Voilà dix fois que je le demande à votre agent et à vous. J’ai bien le droit de le savoir, avant de vous répondre. Encore une fois, de quoi m’accuse-t-on ? – D’avoir assassiné cette femme. – En vérité, c’est trop bête. Je ne puis pas admettre que vous plaisantiez dans l’exercice de vos fonctions de magistrat. J’aime mieux croire que je suis victime d’une méprise, et je n’ai pas besoin de me justifier. J’attendrai que l’erreur soit reconnue. – Alors, décidément, vous refusez de me fournir aucune explication ? – Plus que jamais. Le commissaire se leva, et fit signe au brigadier, qui alla, au fond de la salle, ouvrir une petite porte. – Entrez là, dit-il, en la montrant à l’homme arrêté. Puis, s’adressant aux trois témoins : – Veuillez me suivre, messieurs. L’inconnu marcha vers la porte, sans donner la moindre marque d’émotion, passa le premier dans une salle où il n’y avait que les quatre murs et, au milieu, une grande table sur laquelle gisait un corps recouvert d’une toile cirée. – Très bien, dit-il froidement. Vous allez me mettre en présence d’un cadavre. Vous auriez pu, monsieur, vous dispenser de cette mise en scène, car elle ne m’effraye pas. Sur un geste du commissaire, le brigadier enleva la toile, et la femme apparut, couchée sur le dos. L’inconnu pâlit et recula d’horreur, mais il maîtrisa vite ce mouvement instinctif. Il se précipita vers la morte, regarda de près ses traits défigurés et dit, en se parlant à lui-même : – Je ne la connais pas… J’ai cru un instant que c’était elle… Je me trompais, Dieu merci ! Il y eut un silence. Le commissaire, qui avait manqué son effet, se mordait les lèvres ; les deux amis ne savaient que penser du sang-froid de l’accusé, et Fabreguette lui-même se prenait à douter d’avoir mis la main sur le meurtrier. – Je comprends maintenant, reprit l’inconnu. Vous me soupçonnez d’avoir jeté cette malheureuse du haut de la tour. Je ne sais si elle s’est suicidée ou si quelqu’un l’a poussée, mais je suis certain de ne l’avoir jamais vue. Au lieu de contester cette affirmation, le commissaire se mit à interroger les témoins, après avoir pris leurs noms et leurs adresses. Daubrac et Mériadec déclarèrent qu’ils reconnaissaient l’accusé pour l’avoir vu passer sur le parvis avec une femme au bras, mais ils n’étaient pas sûrs que le cadavre fût celui de cette femme. Fabreguette répéta qu’il avait vu, de la berge où il pêchait à la ligne, la scène de la plate-forme : un homme enlevant par les jambes une femme qui se débattait et la lançant dans le vide. Mais il avait vu de trop loin pour distinguer les figures. Il ne pouvait donc pas jurer que l’auteur du crime fût le monsieur arrêté dans l’escalier tournant. Ces dépositions ne concluaient pas contre l’inconnu, qui les écouta avec une satisfaction très visible. Mais le commissaire ne se tint pas pour battu. – Vous avez entendu, dit-il ; ces messieurs ne veulent pas prendre sur eux d’affirmer que c’est vous, mais j’arriverai sans peine à établir l’identité de cette femme. Alors même qu’on ne trouverait sur elle ni carte de visite, ni papiers, elle sera certainement reconnue à la Morgue, où je vais l’envoyer. Je ne vous demande plus son nom, puisque vous prétendez ne pas la connaître, mais rien ne vous empêche, je suppose, de me dire le vôtre. Comment vous appelez-vous ? où demeurez-vous ? quelle est votre profession ? – Je ne veux répondre ni à ces questions, ni à aucune autre, répliqua résolument l’inconnu. – Soit ! le juge d’instruction saura bien découvrir qui vous êtes. – Je le lui dirai peut-être… À vous, je ne dirai rien… surtout ici, devant les gens qui m’ont fait arrêter. – Il ne me reste donc plus qu’à vous envoyer au Dépôt. Je vais vous y conduire moi-même. Brigadier, faites avancer un fiacre… Vous veillerez ensuite à ce que le corps de cette femme soit porté immédiatement à la Morgue. Vous, messieurs, vous pouvez vous retirer, mais vous voudrez bien vous tenir à la disposition du magistrat qui instruira cette affaire… Vous serez probablement appelés demain au Palais. Cette invitation que leur adressait le commissaire équivalait à un ordre, et les trois témoins sortirent immédiatement de la salle où gisait la morte. Ils n’étaient pas fâchés du reste de s’en aller, quand ce n’eût été que pour échanger leurs impressions sur les scènes auxquelles ils venaient d’assister. Ils s’arrêtèrent sous le péristyle de l’Hôtel-Dieu pour en conférer, et il se trouva que tous trois différaient d’opinion sur l’étrange affaire où ils avaient joué un rôle important. Fabreguette, qui l’avait suscitée, persistait à soutenir que l’homme arrêté était l’assassin ; Daubrac ne se prononçait pas, et Mériadec penchait à croire que ce monsieur était victime d’une erreur. L’interne mit fin au colloque en déclarant que l’heure de la visite du soir avait sonné, et s’en alla prendre son service à la salle de chirurgie. Mériadec resta seul avait ce singulier artiste qui passait son temps à pêcher dans la Seine, au lieu de peindre dans son atelier, et ils descendirent ensemble sur la place encore pleine de curieux. Fabreguette paraissait très disposé à faire plus ample connaissance, mais Mériadec n’y tenait pas beaucoup. Il en voulait un peu à ce garçon de l’avoir embarqué dans une aventure où il craignait d’avoir fait fausse route dès le début, et il se souciait médiocrement de prolonger l’entretien. Il s’aperçut bientôt qu’on ne se débarrassait pas facilement de l’homme au béret rouge, et il lui fallut écouter une foule de propos saugrenus, sans compter l’histoire du personnage, qui était un vrai bohème, vivant au jour le jour, insouciant et gai comme un moineau franc ; un gamin de vingt-cinq ans, pas méchant et plein de bonnes intentions, mais pas sérieux du tout. Ce Fabreguette en dit tant qu’il finit par intéresser Mériadec, qui l’invita à le venir voir chez lui, rue Cassette. Ils étaient destinés à se rencontrer ailleurs, puisqu’ils devaient être tous les deux cités comme témoins, et l’excellent baron pensait qu’il pourrait aider ce pauvre diable d’artiste incompris à se tirer de la gêne où il végétait. Il n’en fallait pas plus pour qu’il lui ouvrît sa porte. On se quitta bons amis. Fabreguette, sans se préoccuper autrement des suites de l’arrestation d’un inconnu, s’en alla chercher sa canne à pêche qu’il avait oubliée sur la berge, et laissa Mériadec à ses réflexions. Elles étaient assez sombres, les réflexions de l’ami de Daubrac, car, tout au rebours de l’artiste en rupture d’atelier, il avait pris l’affaire à cœur, et il craignait d’avoir contribué à faire incarcérer un innocent. Ce monsieur, que le commissaire venait d’expédier si lestement au Dépôt, s’était défendu comme doit se défendre un honnête homme. Mériadec trouvait aussi qu’on s’y était bien mal pris pour connaître la vérité dans cette étrange affaire. D’abord, on avait accepté, sans la contrôler, la déclaration de Fabreguette, qui prétendait avoir vu de très loin la scène de la plate-forme et qui pouvait se tromper. Il ne s’agissait peut-être que d’un suicide, et si vraiment la femme avait été précipitée du haut de la tour par des mains criminelles, on aurait dû, avant tout, s’assurer que la dame à la voilette bleue et son cavalier étaient seuls là-haut, à l’instant de la catastrophe. Or, on venait d’empoigner, sans hésiter, le premier individu rencontré dans l’escalier, au moment où il descendait. Ce malavisé visiteur avait répondu, il est vrai, de façon à aggraver les soupçons, et il en était venu ensuite à refuser toute explication au commissaire qui l’interrogeait. Mais ce n’était pas une raison pour qu’il fût coupable. Mériadec penchait même à croire qu’il ne tarderait pas à se justifier complètement devant le juge d’instruction. En attendant que ce magistrat l’appelât lui-même en témoignage, Mériadec songeait à compléter, pour sa satisfaction personnelle, une enquête qui lui semblait beaucoup trop sommaire, et l’idée lui vint aussitôt d’aller visiter ce qu’on appelle, en style judiciaire, le théâtre du crime. Peut-être le désir de revoir l’ange du bourdon était-il pour quelque chose dans la résolution qu’il prit instantanément de grimper jusqu’à la plate-forme où l’on ne pouvait arriver qu’en passant devant le logement du gardien. Rose Verdière l’avait charmé, et il se sentait attiré vers cette blonde jeune fille par un sentiment qu’il ne définissait pas encore très bien, mais qui ressemblait fort à un amour naissant. À trente-huit ans qu’il avait, c’était presque ridicule de s’éprendre à première vue d’une mineure dont il aurait pu être le père. Mais le dernier des Mériadec était d’une complexion très tendre, prompt à s’enflammer pour deux beaux yeux, tout autant qu’à se dévouer pour son prochain. C’était un trait de ressemblance de plus avec don Quichotte, le redresseur de torts et l’amoureux de Dulcinée. Sa vie, comme celle de son héros, s’était passée à défendre les opprimés et à adorer des femmes qui se souciaient fort peu de lui. Il était né, tout au fond de la Bretagne, dans le pays de Concarneau, d’un père de vieille race qui voulait faire de lui un gentilhomme campagnard, habitant son manoir et améliorant ses terres, et ce père l’avait empêché de suivre sa vocation. Le jeune Médéric aurait voulu être marin ou soldat ; il dut se résigner à ne rien faire que chasser, monter à cheval et rêver de guerre et d’amour. Quand il se trouva maître de vivre à sa guise, il avait passé l’âge où l’on peut encore entrer dans l’armée, et il lui fallut se contenter de voyager, à la recherche d’aventures qui ne se présentèrent point. En 1870, il se fit volontaire, mais les occasions de se distinguer lui manquèrent, et, après la guerre, il se fixa définitivement à Paris, où il se fit une existence conforme à ses goûts.
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