CHAPITRE IIIConséquences des diables bleusStello reprit d’une voix basse :
– Il s’agit de me donner de graves conseils, ô le plus froid des docteurs ! Je vous consulte comme j’aurais consulté ma tête hier au soir, quand je l’avais encore ; mais puisqu’elle n’est plus à ma disposition, il ne me reste rien qui me garantisse des mouvements violents de mon cœur ; je le sens affligé, blessé, et tout prêt, par désespoir, à se dévouer pour une opinion politique et à me dicter des écrits dans l’intérêt d’une sublime forme de gouvernement que je vous détaillerai…
– Dieu du ciel et de la terre ! s’écria le docteur Noir en se levant tout à coup, voyez jusqu’à quel degré d’extravagance les diables bleus et le désespoir peuvent entraîner un poète !
Puis il se rassit, et remit sa canne entre ses jambes avec une fort grande gravité, et s’en servit pour suivre les lignes du parquet, comme s’il eût géométriquement mesuré ses carrés et ses losanges. Il n’y pensait pas le moins du monde ; mais il attendait que Stello prît la parole. Après cinq minutes d’attente, il s’aperçut que son malade était tombé dans une distraction complète, et il l’en tira disant ceci :
– Je veux vous conter…
Stello sauta vivement sur son canapé.
– Votre voix m’a fait peur, dit-il ; je me croyais seul…
– Je veux vous conter, poursuivit le docteur, trois petites anecdotes qui vous seront d’excellents remèdes contre la tentation bizarre qui vous vient, de dévouer vos écrits aux fantaisies d’un parti.
– Hélas ! hélas ! soupira Stello, que gagnerons-nous à comprimer ce beau mouvement de mon cœur ? Ne peut-il pas me tirer de l’état lugubre où je suis ?
– Il vous y enfoncera plus avant, dit le docteur.
– Il ne peut que m’en tirer, reprit Stello ; car je crains fortement que le mépris ne m’étouffe un matin.
– Méprisez, mais n’étouffez pas, reprit l’impassible docteur ; s’il est vrai que l’on guérisse par les semblables, comme les poisons par les poisons mêmes, je vous guérirai en rendant plus complet le mal qui vous tient. Écoutez-moi.
– Un moment, s’écria Stello ; faisons nos conditions sur la question que vous allez traiter et la forme que vous comptez prendre.
Je vous déclare d’abord que je suis las d’entendre parler de la guerre éternelle que se font la Propriété et la Capacité l’une pareille au dieu Terme et les jambes dans sa gaine, ne pouvant bouger, regardant en pitié l’autre qui porte des ailes à la tête et aux pieds, et voltige, autour d’elle, au bout d’un fil, souffletant sans cesse sa froide et orgueilleuse ennemie. Quel philosophe me dira jamais laquelle des deux est la plus insolente ? Pour moi, je jurerais que la plus bête est la première, et la plus sotte la seconde. – Voyez donc comme notre monde social a bonne grâce à se balancer si mollement entre deux péchés mortels, l’orgueil, père de toutes les aristocraties et l’envie, mère de toutes les démocraties possibles !
Ne m’en parlez donc pas, s’il vous plaît ; et quant à la forme, ah ! seigneur, faites que je ne la sente pas, s’il vous est possible, car je suis bien las des airs qu’elle se donne. Pour l’amour de Dieu, prenez donc une forme futile, et contez-moi (si vos contes sont votre remède universel), contez-moi quelque histoire bien douce, bien paisible, qui ne soit ni chaude ni froide ; quelque chose de modeste, de tiède et d’affadissant, comme le Temple de Gnide, mon ami ! quelque tableau couleur de rose et gris, avec des guirlandes de mauvais goût ; des guirlandes surtout, oh ! force guirlandes, je vous en supplie ! et une grande quantité de nymphes, je vous en conjure ! de nymphes aux bras arrondis, coupant les ailes à des amours sortis d’une petite cage ! – des cages ! des cages ! des arcs, des carquois, oh ! de jolis petits carquois ! Multipliez les lacs d’amour, les cœurs enflammés et les temples à colonnes de bois de senteur ! – Oh ! du musc, s’il se peut, n’épargnez pas le musc du bon temps ! Ô le bon temps ! veuillez bien m’en donner, m’en verser dans le sablier pour un quart d’heure, pour dix minutes, pour cinq minutes, s’il ne se peut davantage ! S’il fut jamais un bon temps, faites-m’en voir quelques grains, car je suis horriblement las, comme vous le savez, de tout ce que l’on me dit, et de tout ce que l’on m’écrit, et de tout ce que l’on me fait, et de tout ce que je dis, et de ce que j’écris et de ce que je fais, et surtout des énumérations rabelaisiennes, comme j’en viens de faire une, à l’instant même où je parle.
– Cela pourra s’arranger avec ce que j’ai à vous dire, répondit le docteur, en cherchant au plafond, comme s’il eût suivi le vol d’une mouche.
– Hélas ! dit Stello, je sais trop que vous prenez lestement votre parti sur l’ennui que vous donnez aux autres. – Et il se tourna le visage contre le mur.
Nonobstant cette parole et cette attitude, le docteur commença avec une honnête confiance en lui-même.