Chapter 4

1206 Words
CHAPITRE IVHistoire d’une puce enragéeC’était à Trianon ; mademoiselle de Coulanges était couchée, après dîner, sur un sofa de tapisseries, la tête du côté de la cheminée, et les pieds du côté de la fenêtre, et le roi Louis XV était couché sur un autre sofa, précisément en face d’elle, les pieds du côté de la cheminée, et tournant le dos à la fenêtre : tous deux en grande toilette des pieds à la tête ; lui, en talons rouges et bas de soie ; elle, en souliers à talons et bas brodés en or ; lui, en habit de velours bleu de ciel ; elle, en paniers, sous une robe d’étoffe damassée rose ; lui, poudré et frisé ; elle, frisée et poudrée ; lui, tenant un livre à la main et dormant ; elle, tenant un livre et bâillant. (Ici Stello fut honteux d’être couché sur son canapé, et se tint assis.) Le soleil entrait de toutes parts dans la chambre, car il n’était que trois heures de l’après-midi, et ses larges rayons étaient bleus, parce qu’ils traversaient de grands rideaux de soie de cette couleur. Il y avait quatre fenêtres très hautes et quatre rayons très longs ; chacun de ces rayons formait comme une échelle de Jacob, dans laquelle tourbillonnaient des grains de poussière dorée, qui ressemblaient à des myriades d’esprits célestes, montant et descendant avec une rapidité incalculable, sans que le moindre courant d’air se fit sentir dans l’appartement le mieux tapissé et le mieux rembourré qui fût jamais. La plus haute pointe de l’échelle de chaque rayon bleu était appuyée sur les franges du rideau, et la large base tombait sur la cheminée. La cheminée était remplie d’un grand feu, ce grand feu était appuyé sur de gros chenets de cuivre doré, représentant Pygmalion et Ganymède ; et Ganymède, Pygmalion, les gros chenets et le grand feu brillaient et étincelaient de flammes toutes rouges dans l’atmosphère céleste des beaux rayons bleus. Mademoiselle de Coulanges était la plus jolie, la plus faible, la plus tendre et la moins connue des amies intimes du roi. C’était un corps délicieux que mademoiselle de Coulanges. Je ne vous assurerai pas qu’elle ait jamais eu une âme, parce que je n’ai rien vu qui puisse m’autoriser à l’affirmer ; et c’était justement pour cela que son maître l’aimait. – À quoi bon, je vous prie, une âme à Trianon ? – Pour s’entendre parler de remords, de principes, d’éducation, de religion, d’honneur, de sacrifices, de regrets de familles, de craintes sur l’avenir, de haine du monde, de mépris de soi-même, etc., etc., etc. ? Litanies des saintes du Parc-aux-Cerfs, que l’heureux prince savait d’avance, et auxquelles il aurait répondu par le verset suivant, tout couramment. Jamais on ne lui avait dit autre chose en commençant, et il en avait assez, sachant que la fin était toujours la même. Voyez quel fatigant dialogue : – Ah ! sire, croyez-vous que Dieu me pardonne jamais ? – Eh ! ma belle, cela n’est pas douteux : il est si bon ! – Et moi, comment pourrai-je me pardonner ? – Nous verrons à arranger cela, mon enfant, vous êtes si bonne ! – Quel résultat de l’éducation que je reçus à Saint-Cyr ! – Toutes vos compagnes ont fait de beaux mariages, ma chère amie. – Ah ! ma pauvre mère en mourra ! – Elle veut être marquise, elle sera duchesse avec le tabouret. – Ah ! sire, que vous êtes généreux ! Mais le ciel ! – Il n’a jamais fait si beau que ce matin depuis le 1er de juin. Voilà qui eût été insupportable. Mais avec mademoiselle de Coulanges, rien de semblable, douceur parfaite… c’était la plus naïve et la plus innocente des pécheresses ; elle avait un calme sans pareil, un imperturbable sang-froid dans son bonheur, qui lui semblait tout simplement le plus grand qui fût au monde. Elle ne pensait pas une fois dans la journée, ni à la veille, ni au lendemain ; ne s’informait jamais des maîtresses qui l’avaient précédée, n’avait pas l’ombre de jalousie, ni de mélancolie ; prenait le roi quand il venait, et, le reste du temps, se faisait poudrer, friser et épingler, en racine droite, en frimas et en repentir ; se regardait, se pommadait, se faisait la grimace dans la glace, se tirait la langue, se souriait, se pinçait les lèvres, piquait les doigts de sa femme de chambre, la brûlait avec le fer à papillotes, lui mettait du rouge sur le nez et des mouches sur l’œil ; courait dans sa chambre, tournait sur elle-même jusqu’à ce que sa pirouette eût fait gonfler sa robe comme un ballon, et s’asseyait au milieu en riant à se rouler par terre. Quelquefois (les jours d’étude) elle s’exerçait à danser le menuet avec une robe à panier et à longue queue, sans tourner le dos au fauteuil du roi ; mais c’était là la plus grave de ses méditations, et le calcul le plus profond de sa vie ; et, par impatience, elle déchirait de ses mains la longue robe moirée qui lui avait donné tant de peine à traîner et à faire circuler dans l’appartement. Pour se consoler de ce travail, elle se faisait peindre au pastel, en robe de soie bleue ou rose, avec des pompons à tous les nœuds du corset, des ailes au dos, et un carquois sur l’épaule, un papillon noyé dans la poudre de ses cheveux : on nommait cela Psyché ou Diane chasseresse, et c’était fort de mode. En ses moments de repos et de langueur, mademoiselle de Coulanges avait des yeux d’une douceur incomparable ; ils étaient tous les deux aussi beaux l’un que l’autre, quoi qu’en ait dit M. l’abbé de Voisenon dans des mémoires inédits venus à ma connaissance ; monsieur l’abbé n’a pas eu honte de soutenir que l’œil droit était un peu plus haut que l’œil gauche, et il a fait là-dessus deux madrigaux fort malicieux, vertement relevés, il est vrai, par monsieur le Premier-Président. Mais il est temps, dans ce siècle de justice et de bonne foi, de montrer la vérité dans toute sa pureté, et de réparer le mal qu’une basse envie avait fait. Oui, mademoiselle de Coulanges avait deux yeux, et deux yeux parfaitement égaux en douceur ; ils étaient fendus en amande, et bordés de paupières blondes très longues ; ces paupières formaient une petite ombre sur ses joues ; ses joues étaient roses sans rouge ; ses lèvres étaient rouges sans corail ; son cou était blanc et bleu, sans bleu et sans blanc ; sa taille, faite en guêpe, était à tenir dans la main d’une fille de douze ans, et son corps d’acier n’était presque pas serré, puisqu’il y avait place pour la tige d’un gros bouquet qui s’y tenait tout droit. Ah ! mon Dieu, que ses mains étaient blanches et potelées ! Ah ! ciel, que ses bras étaient arrondis jusqu’au coude ! ces petits coudes étaient entourés de dentelles pendantes, et son épaule fort serrée par une petite manche collante. Ah ! que tout cela était donc joli ! Et cependant le roi dormait. Les deux jolis yeux étaient ouverts tous deux, puis se fermaient longtemps sur le livre. (C’était les Mariages Samnites de M. Marmontel, livre traduit dans toutes les langues, comme l’assure l’auteur.) Les deux beaux yeux se fermaient donc fort longtemps de suite, et puis se rouvraient languissamment en se portant sur la douce lumière bleue de la chambre ; les paupières étaient légèrement gonflées et plus légèrement teintes de rose, soit sommeil, soit fatigue d’avoir lu au moins trois pages de suite ; car, de larmes, on sait que mademoiselle de Coulanges n’en versa qu’une dans sa vie, ce fut quand sa chatte Zulmé reçut un coup de pied de ce brutal M. Dorat de Cubières, vrai dragon, s’il en fut, qui ne mettait jamais de mouches sur ses joues, tant il était soldatesque, et frappait tous les meubles avec son épée d’acier, au lieu de porter une excuse à lame de baleine.
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