CHAPITRE IISymptômes– Ah ! Dieu soit loué ! s’écria Stello en levant la tête, voici un vivant. Et c’est vous, vous qui êtes le médecin des âmes, quand il y en a qui le sont tout au plus du corps, vous qui regardez au fond de tout, quand le reste des hommes ne voit que la forme et la surface ! – Vous n’êtes point un être fantastique, cher docteur ; vous êtes bien réel, un homme créé pour vivre d’ennui et mourir d’ennui un beau jour. Voilà, pardieu, ce que j’aime de vous, c’est que vous êtes aussi triste avec les autres que je le suis étant seul. – Si l’on vous appelle noir dans notre beau quartier de Paris, est-ce pour cela, ou pour l’habit et le gilet noir que vous portez ? – Je ne le sais pas, docteur, mais je vous veux dire ce que je souffre, afin que vous m’en parliez ; car c’est toujours un grand plaisir pour un malade que de parler de soi et d’en faire parler les autres : la moitié de la guérison gît là-dedans.
Or, il le faut dire hautement, depuis ce matin j’ai le spleen, et un tel spleen que tout ce que je vois, depuis qu’on m’a laissé seul, m’est en dégoût profond. J’ai le soleil en haine et la pluie en horreur. Le soleil est si pompeux, aux yeux fatigués d’un malade, qu’il semble un insolent parvenu ; et la pluie, ah ! de tous les fléaux qui tombent du ciel, c’est le pire à mon sens. Je crois que je vais aujourd’hui l’accuser de ce que j’éprouve. Quelle forme symbolique pourrais-je donner jamais à cette incroyable souffrance ? – Ah ! j’y entrevois quelque possibilité, grâce à un savant. Honneur soit rendu au bon docteur Gall (pauvre crâne que j’ai connu) ! Il a si bien numéroté toutes les formes de la tête humaine que l’on peut se reconnaître sur cette carte comme sur celle des départements, et que nous ne recevrons pas un coup sur le crâne sans savoir avec précision quelle faculté est menacée dans notre intelligence.
Eh bien ! mon ami, sachez donc qu’à cette heure, où une affliction secrète a tourmenté cruellement mon âme, je sens autour de mes cheveux tous les diables de la migraine qui sont à l’ouvrage sur mon crâne pour le fendre ; ils y font l’œuvre d’Annibal aux Alpes. Vous ne les pouvez voir, vous : plût aux docteurs que je fusse de même ! Il y a un farfadet grand comme un moucheron, tout frêle et tout noir, qui tient une scie d’une longueur démesurée, et l’a enfoncée plus d’à moitié sur mon front ; il suit une ligne oblique qui va de la protubérance de l’idéalité, n° 19, jusqu’à celle de la mélodie, au-dessus de l’œil gauche, n° 32 ; et là, dans l’angle du sourcil, près de la bosse de l’ordre, sont blottis cinq diablotins, entassés l’un sur l’autre comme de petites sangsues, et suspendus à l’extrémité de la scie pour qu’elle s’enfonce plus avant dans ma tête ; deux d’entre eux sont chargés de verser, dans la raie imperceptible qu’y fait leur lame dentelée, une huile bouillante qui flambe comme du punch, et qui n’est pas merveilleusement douce à sentir. Je sens un autre petit démon enragé qui me ferait crier, si ce n’était la continuelle et insupportable habitude de politesse que vous me savez. Celui-ci a élu son domicile, en roi absolu, sur la bosse énorme de la bienveillance ; tout au sommet du crâne ; il s’est assis, sachant devoir travailler longtemps ; il a une vrille entre ses petits bras, et la fait tourner avec une agilité si surprenante que vous me la verrez tout à l’heure sortir par le menton. Il y a deux gnomes d’une petitesse imperceptible à tous les yeux, même au microscope, que vous pourriez supposer tenu par un ciron ; et ces deux-là sont mes plus acharnés et mes plus rudes ennemis : ils ont établi un coin de fer tout au beau milieu de la protubérance dite du merveilleux ; l’un tient le coin en attitude perpendiculaire, et s’emploie à l’enfoncer de l’épaule, de la tête et des bras ; l’autre, armé d’un marteau gigantesque, frappe dessus, comme sur une enclume, à tour de bras, à grands efforts de reins, à grand écartèlement des deux jambes, se renversant pour éclater de rire à chaque coup qu’il donne sur le coin impitoyable ; chacun de ces coups fait dans ma cervelle le bruit de cinq cent quatre-vingt-quatorze canons en batterie tirant à la fois sur cinq cent quatre-vingt-quatorze mille hommes qui les chargent au bruit des fusils, des tambours et des tamtams. À chaque coup, mes yeux se ferment, mes oreilles tremblent, et la plante de mes pieds frémit. – Hélas ! hélas ! mon Dieu, pourquoi avez-vous permis à ces petits monstres de s’attaquer à cette bosse du merveilleux ? C’était la plus grosse sur toute ma tête, et celle qui me fit faire quelques poèmes qui m’élevaient l’âme vers le ciel inconnu, comme aussi toutes mes plus chères et secrètes folies. S’ils la détruisent, que me restera-t-il en ce monde ténébreux ? Cette protubérance toute divine me donna toujours d’ineffables consolations. Elle est comme un petit dôme sous lequel va se blottir mon âme pour se contempler et se connaître, s’il se peut ; pour gémir et pour prier, pour s’éblouir intérieurement avec des tableaux purs comme ceux de Raphaël, au nom d’ange, colorés comme ceux de Rubens, au nom rougissant (miraculeuse rencontre) ! C’était là que mon âme apaisée trouvait mille poétiques illusions dont je traçais de mon mieux le souvenir sur du papier ; et voilà que cet asile est encore attaqué par ces infernales et invisibles puissances : redoutables enfants du chagrin ! Que vous ai-je fait ? – Laissez-moi, démons glacés et agiles, qui courez sur chacun de mes nerfs en le refroidissant, et glissez sur cette corde, comme d’habiles danseurs ! – Ah ! mon ami, si vous pouviez voir sur ma tête ces impitoyables farfadets, vous concevriez à peine qu’il me soit possible de supporter la vie. Tenez, les voilà tous à présent réunis, amoncelés, accumulés sur la bosse de l’espérance ; qu’il y a longtemps qu’ils travaillent et labourent cette montagne, jetant au vent ce qu’ils en arrachent ! Hélas ! mon ami, ils en ont fait une vallée si creuse que vous y logeriez la main tout entière.
En prononçant ces dernières paroles, Stello baissa la tête, et la mit dans ses deux mains. Il se tut, et soupira profondément.
Le docteur demeura aussi froid que peut l’être la statue du czar, en hiver, à Saint-Pétersbourg, et dit :
– Vous avez les diables bleus, maladie qui s’appelle en anglais blue devils.