IIVers midi, Lysis de la Ferrade fut éveillé par son n***e, qui portait deux cartes sur un plateau. Deux cartes, je devrais dire deux carrés longs de papier doré sur tranche où l’on avait écrit à la main : « RASTOUL, aux Villes-de-Saxe, rue Saint Jacques, 254. » – « MONPAIN, au Val-de-Grâce. De la part de M. Jean-Pierre. »
Le jeune homme se frotta les yeux et se demanda un instant s’il n’achevait pas quelque rêve.
« Que diable est-ce que ces gens-là ?
– Deux messieurs décorés.
– Ah !… prie-les de m’attendre un instant et offre-leur des journaux, des cigares, des biscuits, du vin de Xérès. »
Le n***e sortit, et le maître sauta dans un pantalon en murmurant :
« Jean-Pierre ? De la part de M. Jean-Pierre ? Il me semble en effet que Bréchot et les autres le désignent quelquefois sous ce nom-là. Nous verrons bien ; mais ces cartes dorées sur tranche ? Où diable a-t-il péché ses témoins et quelle espèce de chrétiens m’a-t-il envoyés ? Comment l’ami de la maison n’est-il pas de la partie ? Dieu sait comment ça finira, mais ça commence drôlement. »
Tout en faisant ces réflexions, il endossait une jaquette de taffetas gris-perle, ouatée et piquée comme la robe de chambre d’une petite-maîtresse. Lorsqu’il fut présentable, il passa dans son boudoir, où deux robustes gaillards boutonnés jusqu’au menton l’attendaient debout, devant le guéridon servi et intact. À leur moustache, au nœud tout fait de leur cravate, à leurs gants noirs, à la solidité de leur chaussure, à la largeur du ruban neuf qui décorait leur redingote, le marquis devina deux sous-officiers en retraite. C’étaient d’ailleurs deux beaux hommes et deux honnêtes figures.
« Mille pardons ! messieurs, dit le marquis.
– Il n’y a pas d’offense, répondit l’un.
– Parfaitement, ajouta l’autre.
– Veuillez donc vous asseoir, je vous en prie.
– Nous ne sommes pas fatigués, dit le premier ambassadeur.
– Parfaitement, dit le deuxième. »
Toutefois le jeune homme insista si poliment que l’orateur de cette étrange députation finit par prendre place au bord d’un siège et que l’autre en fit autant, « ne voulant pas désobliger monsieur le marquis. »
Mais quand le maître du logis fit le geste de leur offrir des cigares, ils reculèrent avec une sorte d’effroi. Ce fut bien pis lorsqu’il les pria d’accepter une larme de son vieux vin de Xérès. Le premier témoin, M. Rastoul, rougit comme si cette politesse eût été une injure personnelle.
« Faites excuse ! dit-il ; ce n’est pas pour trinquer que nous sommes ici, c’est pour vous proposer la botte. »
L’infirmier-major ouvrait la bouche pour approuver ; il l’ouvrit bien plus grande en voyant que le jeune homme lui coupait la parole et lui prenait son mot :
« Parfaitement, messieurs, dit le créole, avec une grâce exquise. Je suis tout à vos ordres, et j’accepte d’avance les propositions que vous me faites l’honneur de m’apporter ; mais l’usage n’interdit pas les rapports de courtoisie entre gens qui vont se couper la gorge, et vous pouvez accepter le vin que je vous offre sans faillir au mandat que vous remplissez si dignement. »
S’il y avait une pointe d’ironie sous la leçon, elle n’effleura pas l’épiderme des deux honnêtes sous-officiers. M. Rastoul se relâcha un peu de sa raideur, et répondit en tournant ses pouces :
« Si ça se fait… ?
– Je vous assure que ça se fait.
– Eh bien ! ce sera donc en vous remerciant de votre politesse. »
M. de la Ferrade emplit deux verres jusqu’aux bords, et laissa tomber quelques gouttes dans le sien-Les deux sous-officiers trinquèrent ensemble et avec l’ennemi. Chacun d’eux vida son verre d’un trait, après quoi M. Monpain prit un mouchoir à carreaux bleus dans le fond de son chapeau et s’essuya la boucha, tandis que M. Rastoul épongeait ses deux moustaches en les tirant par un geste tout guerrier.
Ils acceptèrent ensuite les cigares et le feu que M. de la Ferrade leur offrit de ses mains blanches.
« Et maintenant » messieurs, dit le jeune homme, je vous écoute.
– Monsieur le marquis, dit Rastoul, parlons peu, mais parlons bien. M. Jean-Pierre est un digne homme.
– M. Gautripon, voulez-vous dire ?
– M. Gautripon si vous voulez. Chez nous, on ne l’appelle que M. Jean-Pierre. Il paraît que vous lui avez fait,… je suis trop poli pour dire une crasserie, mais enfin… une chose qui ne se fait pas. Il nous a dit, à moi et à mon camarade, qu’il voulait aller sur le terrain, et du moment que M. le marquis paraît être consentant de s’aligner, l’affaire peut marcher rondement, d’autant plus, je vous l’avouerai, que nous n’avons pas trop de temps, moi et mon camarade, attendu les permissions, qui ne s’obtiennent pas comme on veut.
– Effectivement, dit le camarade. Tant qu’aux armes, je sais où l’on pourrait se procurer des lattes, des fleurets, des pistolets de cavalerie, enfin tout.
– Ne vous donnez pas tant de peine, messieurs. J’ai des armes, et si vous les récusiez par hasard, les armuriers sont là. À ce que je comprends, vous êtes militaires ?
– J’ai ma pension réglée, dit Rastoul. Maintenant je suis aux Villes-de-Saxe, ouvreur.
– Plaît-il ?
– C’est moi qui me tiens à l’entrée du magasin et qui ouvre la porte aux dames. Il n’y a pas de s*t métier, et on recherche les légionnaires pour çà, vu que ça pose une maison.
– J’entends, monsieur. Encore une larme de ce vin de Xérès, je vous prie. Vous m’excuserez d’ailleurs si je cherche à deviner par quel concours de circonstances M. Gautripon, que vous appelez Jean-Pierre, a été conduit à mettre ses intérêts entre vos mains : non qu’il pût s’adresser à des personnes plus dignes, mais le rang qu’il tient dans le monde, la fortune…
– Pardon, monsieur le marquis, les explications nous sont interdites. Si je vous ai mis au courant de mes affaires, ça n’est pas une raison pour que je vous conte les siennes, dont au reste j’ignore foncièrement. Je sais qu’il est un digne homme et qu’il nous a donné la commission de vous mener sur le pré. Si vous n’en voulez pas, dites-le ; M. Jean-Pierre saura ce qui lui reste à faire.
– C’est bien ça, dit l’infirmier. Des explications après coup, il n’en faut plus. Bon, si on s’expliquait avant : on aurait peut-être la main moins leste.
– Plaît-il ?
– On ne taperait pas, quoi !
– Vous croyez donc qu’il y a eu des voies de fait échangées entre nous ? »
M. Rastoul devina que la seule phrase prononcée par son camarade avait été une sottise, et se hâta de tout réparer.
« Monpain vous dit, monsieur le marquis, que ceux qui parlent trop vite tapent souvent en paroles, sur le tiers et le quart. »
Le créole sourit dans sa moustache et reprit :
« Allons, messieurs, avouez franchement, en loyaux militaires, que vous ne savez pas le premier mot de la querelle ?
– Eh bien ! oui, je l’avoue, répondit Rastoul. Après ? S’il ne nous a pas plu de savoir pourquoi M. Jean-Pierre y allait ? Je sais que je l’estime, que vous lui avez manqué, et qu’il est pressé d’en découdre. Ça me suffit, à moi, et à mon camarade.
– Parfaitement, dit l’infirmier.
– Alors, messieurs, je m’abandonne au cours des évènements sans plus chercher le mot d’une énigme qui commençait à m’intriguer. Mes témoins seront chez vous dans une heure. Vous plaît-il de les attendre aux Villes-de-Saxe, rue Saint-Jacques ?
– Ah ! mais non ! s’écria M. Rastoul, c’est cela qui ferait un grabuge à tout casser !
– Alors au Val-de-Grâce, chez M. Monpain ?
– Eh ! diantre non ! dit Monpain. Si vous croyez que le Val-de-Grâce est fait pour des esclandres pareils !… Il faudrait prendre rendez-vous chez quelqu’un… Où ? chez Fignot par exemple…
– Non ! dit Rastoul. Des messieurs comme ces messieurs ne seraient point à leur place dans un cabinet de marchand de vin. Tenez ! monsieur le marquis, si ça vous était égal, nous irions chez messieurs vos témoins nous-mêmes, et de cette façon-là tout serait décidé en deux temps.
– À votre aise, messieurs. J’aurai l’honneur de vous mettre en relation avec le vicomte d’Entrelacs, mon parent, et le général Puchinete, un étranger de distinction. Il est une heure, ces messieurs doivent déjeuner ensemble à l’hôtel d’Entrelacs, rue de la Ville-l’Évêque, à deux pas d’ici. Permettes que j’écrive l’adresse, et agréez mes excuses pour vous avoir retenus si longtemps. »
Les deux légionnaires étaient déjà dans l’escalier quand le n***e descendit quatre à quatre et les pria de rentrer un moment chez son maître.
« Messieurs, dit le créole, un contretemps dont je suis pour le moins aussi désolé que vous-mêmes ! Veuillez lire le billet qu’on vient de m’apporter. »
La lettre était de M. d’Entrelacs, et voici ce qu’elle disait :
« Mon cher Lysis, le diable s’en mêle. J’ai vu le général hier soir ; il m’a refusé net pour des raisons assez délicates, que je comprends sans les adopter. Comme le temps pressait un peu, je me suis rabattu sur le premier gars un peu solide que j’ai trouvé à ma main ; c’était Gérand. Autre histoire ! Il m’oppose une fin de non-recevoir qui, bien que curieuse ai digne d’être méditée, ne supporte pas la discussion. Je me retourne immédiatement et je tâte en moins d’une heure Violin, Patry, Sinalis, Randot, Morhange, Lespinois ; tous, mon cher, sans en excepter un, m’envoient au diable, et jurent que rien au monde ne les décidera à figurer dans une affaire Gautripon. Morhange s’est prononcé si carrément et j’étais moi-même monté à un tel diapason, que nous avons failli déplacer le problème. Somme toute, je suis rentré bredouille, et ce matin encore, après avoir couru tout Paris, réveillé une demi-douzaine d’honnêtes gens et rompu un fagot de lances, je demeure le seul témoin sur qui je puisse compter, mais je ne me tiens pas pour battu : le temps de manger un morceau, et je reprends la campagne. Cherche de ton côté, et si tu reçois la visite, fais en sorte d’ajourner l’entrevue à six heures du soir ou à demain midi. À tout évènement, viens dîner avec ton vieil oncle et ton solide ami,
CÉSAR D’ENTRELACS. »
M. Rastoul lut attentivement la lettre et la rendit en disant : « C’est drôle que des personnes comme il faut se fassent tant prier quand elles ne risquent rien. Moi et Monpain, nous avons dit oui tout de suite, et pourtant si ça se savait, je perdrais peut-être ma place, et il irait pour sûr au bloc. Enfin ! chacun son idée. Nous allons rentrer chacun chez nous, et nous reviendrons demain à midi avec votre permission. Si les messieurs pouvaient s’y trouver par complaisance, nous monterions le coup pour dimanche, et de cette façon l’ouvrage ne souffrirait pas. »
Sur cette réflexion, il se retira poliment comme il était entré, et poussa son camarade devant lui.
Eux partis, le jeune homme resta un peu troublé et médiocrement satisfait de lui-même : non qu’il se reprochât d’avoir prolongé l’entrevue au-delà des limites normales et fait jaser deux braves gens ; sa curiosité lui semblait légitime. Est-ce que tout n’est pas permis pour pénétrer de tels mystères d’infamie ? En présence des coquins triomphants qui éclaboussent la foule honnête, l’homme de bien se sent investi d’un pouvoir discrétionnaire, sa conscience l’institue juge d’instruction ; mais il eût fallu, pour bien faire, que l’enquête n’arrêtât pas l’action. Le marquis s’était trouvé beau, tandis qu’il dirigeait le débat d’un air dominateur, s’intéressant aux détails les plus singuliers de l’affaire et reléguant au second plan le duel, cette vétille et cette banalité. La lettre de M. d’Entrelacs altérait quelque peu la physionomie du rôle : en ajournant la rencontre, elle prêtait à ce petit interrogatoire si leste et si fier une couleur de temporisation. M. de La Ferrade se demanda avec une sorte d’angoisse quelle opinion les deux légionnaires emportaient de lui. Un homme de cœur n’est jamais insensible à l’estime des honnêtes gens, quelque supériorité qu’il s’arroge sur eux en lui-même. Celui-ci aurait mieux aimé recevoir cent coups d’épée à la fois que d’entendre ces simples mots prononcés par un garçon de boutique : « Le jeune homme cause bien, mais il n’est pas pressé d’en découdre. » La seule idée que deux hommes pourraient le mal juger pendant vingt-quatre heures lui fit bouillir le sang ; il allait et venait, relisant la lettre et se creusant la tête pour savoir où trouver M. d’Entrelacs. Il songea un moment à se passer de son oncle et de tous les gens raisonnables que le vicomte avait dans son intimité. Faire seller un cheval, courir au bois de Boulogne et arrêter deux fous de son âge, par exemple, deux compagnons de son équipée nocturne, c’était l’affaire d’un instant ; mais il avait cent raisons de ménager cet oncle, qui était presque toute sa famille : d’ailleurs rien ne prouvait que M. d’Entrelacs n’eût pas trouvé depuis midi l’homme qu’il cherchait. Cependant, par quel complot de hasards ce recrutement du deuxième témoin était-il devenu si difficile ? « Mon oncle a vingt amis qui sont les miens, et pas un dans le nombre ne consent à marcher avec nous ! Est-ce parce que j’ai tort ? Parbleu ! je le sais bien. J’ai fait une gaminerie, soit ; mais dès que je m’offre à la réparer comme un homme, l’amitié les oblige tous à me prêter les mains. Non ! s’ils se font prier, c’est parce qu’il leur répugne d’avoir affaire à Gautripon. Mais les mille ou quinze cents personnes qui se gobergeaient chez lui, pas plus tard qu’hier au soir, n’ont certes pas la même excuse. Et que le diable m’emporte si cet vieux muscadin de Puchinete n’y était pas ! Ah ! tant pis ! j’en aurai le cœur net, puisque le iénéral ne sort jamais avant trois heures !
Il s’habilla et se fit mener rue Balzac, chez le vénérable ami de son oncle. Le général Puchinete, qui vit encore, est un riche émigré péruvien ; N’était son accent, on le prendrait pour un Français de 1781. Les écrivains du dix-huitième siècle, qu’une importation presque récente a popularisés dans l’Amérique du Sud, ont été ses maîtres favoris. Sa mémoire est farcie de petits vers badins que personne en Fiance ne sait plus ; il les roucoule galamment à l’oreille des dames, et cette poésie aux couleurs effacées a pour plus d’une le charme rétrospectif des éventails pâlis. Dans les réunions d’hommes, il débite volontiers des tirades éloquentes sur les libertés imprescriptibles de ceux-ci et les iniquités incorrigibles de ceux-là. Belles façons, le geste harmonieux, le menton ras, la tabatière en main, la bonbonnière en poche, jabot souple et manchettes coquettement fripées, il poudrerait sa tête, si le temps ne s’était chargé de la besogne ; au demeurant, le plus galant homme du monde, et vous allez en juger.
« Mon garçon, dit-il au marquis, je t’attendais. Oui, je t’aurais consigné dès demain à la porte de mon cœur, si tu n’étais pas venu de prime saut me chercher querelle. Te voilà furieux, c’est parfait. Noble courroux ! laves brûlantes de la jeunesse ! Goûte-moi ces violettes pralinées, et dis-moi si mon confiseur n’a pas cristallisé le printemps en personne.
– Général, tout à l’heure deux braves gens sont venus chez moi. Je leur ai offert du vin de Xérès comme vous m’offrez des bonbons, et ils m’ont répondu ; « Nous ne sommes pas ici pour goûter votre vin, mais pour savoir si vous avez du sang dans les veines. » le leur ai dit : « À vos ordres ! » et je leur ai donné l’adresse de deux hommes en qui je croyais comme en Dieu. Mais devinez un peu la honte qui m’était réservée ?
– Enfant ! Ce n’était pas une honte, c’était une leçon.
– Vous me permettrez de vous dire qu’il n’est plus d’écoliers à mon âge.
– Tarare ! Écoute-moi. Je suis d’avis que tu dois une réparation par les armes, et je me fais non seulement un devoir, mais une fête de t’accompagner sur le terrain…
– Alors !…
– Patience ! Et si j’ai un regret, c’est que la mode ne soit plus d’intéresser les témoins dans la partie ; mais, cher ami, l’affaire est si malencontreusement engagée que l’honneur nous commande de l’asseoir sur une autre base. Je l’ai dit hier soir à ton oncle, et il n’a pas trouvé un mot à répondre. Tu es un gentilhomme, et le sieur Gautripon est un vilain…
– Très vilain ; mais qu’importe ?
– Il importe que vous restiez chacun dans votre rôle. Or si demain l’on disait à Paris que deux messieurs se sont rencontrés à propos d’une femme, que le sieur Gautripon se battait pour elle et le marquis de La Ferrade contre elle, c’est le marquis, mon cher, qui serait un vilain, et le vilain qui deviendrait un gentilhomme. Comprends-tu !
– Il s’agit pardieu bien de Mme Gautripon ! C’est le mari que j’ai insulté, c’est lui qui me provoque, c’est contre lui que vous refusez de me conduire sut le terrain !
– Cher ami, les jeunes gens n’ont pas le coup d’œil juste, et la preuve, c’est que tu as cru n’encourir qu’un coup d’épée en touchant au lit d’une femme. Tu as commis un crime de lèse-faiblesse et mérité un blâme autrement redoutable que toutes les vengeances des maris. La femme doit passer avant tout, et dès que tu l’as effleurée, le mari recule au second plan.
– Alors, quoi ? Qu’ai-je à faire pour réparer mes torts envers cette poupée ?
– Rien que de mettre sa personne hors de cause et d’arranger une autre querelle avec son mari. C’est ce que j’ai dit à ton oncle, et s’il avait voulu m’écouter, nous aurions déjà fait les trois quarts du chemin. Gautripon ne manquerait pas de se prêter à la chose…
– Il est si complaisant !
– Laisse sa complaisance en paix, et cherchons un prétexte avouable. Il n’en manque pas, Dieu merci ! Le jeu, les paris de course, le ballon d’une danseuse, la politique, une théorie littéraire, la couleur d’une cravate ou la coupe d’un gilet, tout est matière à querelle pour deux hommes qui veulent et qui doivent se rencontrer.
– Vous croyez cela, vous ? mais Gautripon n’est d’aucun cercle, il ne fréquente aucun théâtre, il ne joue pas, ne parie pas, ne discute pas, ne parle pas, et l’on ne sait par où le prendre, excepté par sa femme, que l’on prend comme on veut ! Que fait-il ? où va-t-il ? où se tient-il, ce personnage ténébreux qui traverse la vie comme l’égout collecteur traverse les dessous de Paris ? Lui savez-vous une habitude ? lui connaissez-vous un ami ? Devines quels témoins ce monsieur m’a envoyés tout à l’heure ? Un garçon de magasin et un infirmier du Val-de-Grâce, un matassin d’hôpital !
Le général ouvrit de grands yeux, et s’apprêtait à demander les détails de l’entrevue, quand M. d’Entrelacs fit son entrée avec le colonel Chabot.
« C’est encore moi, dit-il au général Puchinete en lui tendant la main. Tiens ! Lysis avec vous ! À merveille ! nous ferons d’une pierre deux coups. Ton affaire se corse, mon enfant. Voici Chabot qui soutient une thèse nouvelle, et nous défend de dégainer sous aucun prétexte. Entendez-vous, général, sous aucun prétexte !
– Pour le coup, dit le Péruvien, c’est moi qui vais être étonné.
– Et moi donc ! s’écria M. de La Ferrade. En vérité, messieurs, j’admire que vous preniez si grand soin de ma peau. Suis-je un fus de famille élevé dans le coton ? Oubliez-vous que j’ai mené à bonne fin une demi-douzaine d’affaires ? »
Le colonel Chabot coupa la tirade par un geste d’une autorité irrésistible.
« Monsieur, dit-il » c’est justement votre courage, votre habitude des armes et vos preuves trop souvent faites qui autorisent le débat. Si vous étiez un jouvenceau tout neuf et sujet à caution, nous ferions peut-être la sottise de vous conduire sur… Eh bien, non ! pas même alors ! Le duel est une affaire d’honneur, sacrebleu ! Il faut donc des gens d’honneur pour jouer la partie. Avant de se mesurer avec un homme, on doit prévoir deux choses : la première, c’est qu’on peut être obligé de faire prendre de ses nouvelles ; la seconde, c’est qu’on peut être conduit à lui serrer la main. Serrer la main d’un Gautripon ! envoyer chez un Gautripon !
– Mais, colonel, j’y suis allé moi-même, et M. Puchinete aussi.
– Pour vous amuser, soit ; cela n’engage à rien. Est-ce que mes soldats ne vont pas se distraire où bon leur semble ? Est-ce qu’ils ne se querellent jamais après boire avec les Gautripons de Vincennes ? Est-ce qu’on leur permettrait de dégainer sur le terrain contre ces débitants d’honnête hospitalité ?
– Le cas est différent : ils payent.
– Moins cher que vous, monsieur, car ils ne donnent que leur argent, et vous prêtez l’éclat de votre nom et le prestige de votre personne aux soirées de ce faquin-là ! Confiez-moi le soin de votre honneur : vous ne craignez pas, je suppose, qu’il périclite entre mes mains ?