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L'Infâme

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Extrait : "Le 24 janvier 185., ce qu'on appelle tout Paris se poussait, se foulait et se culbutait au bal de ces gens-là. L'hôtel des Gautripon, qui recevait tous les mercredis, était cité comme un des plus vastes et des plus somptueux de l'avenue des Champs-Élysées. Le suisse et le premier palefrenier se partageaient vingt louis par semaine, rien qu'à montrer les écuries et les mangeoires de marbre blanc."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

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I-1
ILe 24 Janvier 185., ce qu’on appelle tout Paris se poussait, se foulait et se culbutait au bal de ces gens-là. L’hôtel des Gautripon, qui recevait tous les mercredis, était cité comme un des plus vastes et des plus somptueux de l’avenue des Champs-Élysées. Le suisse et le premier palefrenier se partageaient vingt louis par semaine, rien qu’à montrer les écuries et les mangeoires de marbre blanc. On lisait dans le Guide de l’étranger que tel jour, à telle heure, les Anglais pouvaient voir la galerie de tableaux, et notamment l’incomparable Passion d’Albert Dürer. Mme Gautripon allait aux courses en voiture de gala, comme une reine ; elle achetait les chevaux que l’impératrice avait trouvés trop chers. Ses émeraudes jouissaient d’une réputation européenne depuis l’exposition de Londres, où Webster et Samson les avaient étalées dans une vitrine à part, entre deux policemen. Le train de cette maison bourgeoise représentait au bas prix cent mille francs par mois. Un seul détail vous permettra de mesurer la prodigalité gautriponne : les enfants avaient chacun son service et ses équipages ; or l’aîné marchait sur sept ans et le plus jeune était âgé de dix-huit mois. Le monde était témoin de ces magnificences, et le monde parisien, qui sait tout, savait que Gautripon (Jean-Pierre) n’avait pas hérité d’un centime. Ses compagnons d’enfance n’étaient pas morts ; on l’avait vu boursier à la pension Mathey, puis maître d’étude en chapeau râpé, bottes béantes, puis expéditionnaire à dix-huit cents francs. Mme Gautripon, née Pigat, était élève à Saint-Denis, fille d’un vieux capitaine d’infanterie. Son père, honnête Breton de Morlaix, avait laissé le renom d’une droiture et d’une brutalité antiques : dans son ancien régiment, le 62e, on dit encore : « roide comme Pigat. » Mais, comme il n’avait pris aucun Palais d’Été, ce vertueux sauvage n’avait pu donner à sa fille que la dot réglementaire apportée vingt ans plus tôt par sa femme, c’est-à-dire douze cents francs de rente. Les splendeurs de cette maison ôtaient donc une énigme proposée à la sagacité de Paris. Personne n’avait entendu dire qu’un oncle d’Amérique eût légué ses dollars à l’ancien maître d’étude ou à la belle Émilie, sa femme. Quelques habitués du logis, par acquit de conscience et pour décrotter le pain qu’ils mangeaient, allaient disant : « Gautripon a le génie des affaires, il spécule, tout lui réussit ; » mais aucun agent de change n’avait acheté ou vendu trois francs de rente pour le compte de Gautripon. En revanche, il était notoire que la maison possédait un commensal riche et généreux comme un roi. On le nommait Léon Bréchot ; il avait hérité de tous les millions de son père, Nicolas Bréchot, terrassier, puis contre maître, puis entrepreneur, et en dernier lieu fournisseur de toutes les grandes compagnies de l’Europe. Cet Auvergnat presque illettré, mais calculateur de première force et doué d’un coup d’œil infaillible, vous livrait des chemins de fer et des canaux sur commande, comme un cordonnier livre une paire de bottes : simple, rond, honnête en affaires, camarade de ses ouvriers jusqu’à les battre, et plus dur au travail que le meilleur d’entre eux. Le travail, qui est le seul roi inamovible depuis un certain temps, peut seul édifier des fortunes royales. Quand le père Bréchot, gros mangeur comme tous ceux qui dépensent leurs forces sans compter, prit son indigestion finale, on évaluait son actif à plus de cinquante millions. Le fait est que personne, pas même lui, n’aurait pu en dresser l’inventaire. Ce gros conquérant de millions était, comme Alexandre, Charlemagne et Bonaparte, mieux organisé pour prendre que pour garder ce qu’il avait pris. Ses gains énormes s’étaient logés au hasard ; il y avait de tout dans la succession : des lingots empilés à la Banque, des valeurs de premier ordre en portefeuille avec énormément d’actions véreuses ; des placements hypothécaires, cinq ou six maisons Paris, ferme en Sologne, une mine de mercure en Espagne, une carrière de marbre en Algérie, une forêt de dix lieues carrées en Russie, un cru fameux dans le Médoc, une fabrique d’allumettes à Bade, des parts de commandite à Saint-Étienne et force reconnaissances souscrites sur papier à chandelle par de petits emprunteurs peu solvables. Le panorama de ces richesses, brusquement étalé sous les yeux d’un héritier de vingt-cinq ans, avait dû l’éblouir comme un nouveau trésor de Monte-Cristo, car il sortait d’une éducation sévère. Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, son père l’avait tenu coffré dans une pension célèbre, chez l’invincible Mathey, terreur du concours général. Élève médiocre et bachelier Dieu sait comment, il quitta la pension pour les bureaux paternels, et fit longtemps la besogne d’un employé à dix-huit cents francs. Il est vrai que son père le logeait, l’habillait, lui prêtait des chevaux et lui servait cent louis par mois pour ses gants et ses cigares ; mais ce père bourru ne payait en dehors que les dépenses motivées ; il défendait le jeu, il bondissait à l’idée que Léon pourrait signer une lettre de change, et disait en fronçant ses gros sourcils : « Avise-toi d’escompter ma mort, et je te déshérite au profit de mes ouvriers ! » Ces rigueurs invraisemblables dans un temps aussi relâché que le nôtre avaient allumé chez l’adolescent une soif de dépense et une impatience de jouir qui n’attendit pas même la fin du grand deuil. Il aborda la vie en homme qui ne sait pas le chiffre de sa fortune. Ses compagnons de jeu et ses rivaux du sport lui donnèrent d’emblée un surnom qui rappelait l’industrie paternelle : on le nommait l’entrepreneur de sa ruine. Il le sut, et dit un jour assez plaisamment : « Impossible ! Mon père était plus fort dans son genre que moi dans le mien. » Ce fou n’était pas s*t ; il ne manquait pas de repartie. À certain journaliste apprenti qui se vantait trop tôt d’être le fils de ses œuvres, il répondit : « Pardon, mon cher ; vos œuvres sont bien jeunes pour avoir déjà de grands enfants. » Son esprit, sa gaminerie tardive et surtout sa prodigalité trouvèrent grâce devant le monde des viveurs, où il se jeta tête baissée. Paris lui pardonna ses millions à la condition tacite qu’il ne les garderait pas longtemps. Il ne devait être que l’usufruitier de sa fortune ; on le rangeait de confiance parmi les décavés de l’avenir. Cette réputation se fonda si vite et si bien que pas une mère ne fit le geste de lui offrir sa fille. Quant à celles qui ont pour spécialité de s’offrir elles-mêmes, elles tournèrent quelque temps autour de lui, et l’abandonnèrent à son heureux sort dès qu’il fut avéré que son cœur n’était pas disponible. On sut ou l’on crut savoir que Bréchot était accaparé par une famille bourgeoise et qu’il vivait en tiers dans le ménage Gautripon. Le fait parut d’autant plus probable que le train des Gautripon grandissait à vue d’œil. L’ancien caissier de Bréchot père, homme riche et considéré, raconta que M. Léon avait voulu épouser une grisette mais que le patron s’était mis en travers. Le bruit courut que le fils aîné de la bette Émilie était venu avant terme ; mais la preuve manquait, Mme Gautripon ayant fait ses premières couches en Italie. Une autre légende voulait que le capitaine Pigat fût mort de sa propre main, pour survivre le moins possible à l’honneur de la famille. À ces imputations mal démontrées, mais qui se soutenaient en l’air par la force de leur vraisemblance, les amis de la maison répondaient : « Bréchot et Gautripon se sont liés de bonne heure ; ils étaient inséparables à la pension Mathey. Gautripon fils, lorsqu’il perdit son père, eut pour correspondant le père de son ami. Léon Bréchot, un an et plus après sa sortie du collège, venait voir Gautripon chez Mathey et lui conter ses amourettes. Jean-Pierre lui rédigeait sur commande des vers bien tournés et surtout corrects, dont l’autre se faisait honneur dans un certain monde. Est-il donc étonnant que le fils de famille, en prenant possession de sa fortune, ait pensé à un camarade si ancien et si cher ? Vous le voyez qui jette les millions par la fenêtre, et vous demandez qu’il crie à Gautripon tout seul : Gare dessous ! Quand une maison brûle, les voisins ont plus chaud que les autres, et personne ne les accuse d’avoir volé cette chaleur. Nous ne prétendons pas que Gautripon spécule avec l’argent de son patrimoine ; il emprunte pour jouer, mais ce qu’il gagne est bien à lui. » Ce système de défense était le seul possible. Le moyen d’assimiler Mme Gautripon à ces nonnes pauvres qui comptent deux cents francs un cachemire de mille écus ? Il n’y a pas au monde un Jean-Pierre assez naïf pour croire qu’on nourrit douze chevaux sur douze cents francs de rente. Or la communauté n’avait pas d’autre revenu démontré, et l’on ne connaissait pas à monsieur d’autres moyens d’existence, sauf sa profession de mari. Il était donc montré au doigt ; il portait sur les épaules une charge de mépris qui eût écrasé cinquante éléphants. Le vulgaire rit volontiers d’un mari trompé par sa femme, les gens de cœur qui raisonnent un peu le prennent en pitié ; mais sur le vil complaisant qui vend sa part de bonheur et de dignité il n’y a qu’une opinion : tout le monde s’accorde à le noter d’infamie. Après sept ans de mariage, Gautripon ne s’appelait plus Jean-Pierre ; il était pour tout Paris l’infâme Gautripon. Lorsqu’il faisait une emplette pour madame et qu’il donnait son nom et son adresse, le caissier du magasin levait la tête, le commis qui l’avait accompagné jusqu’au comptoir le regardait en face, les acheteurs entrants ou sortants se retournaient, et tout ce monde semblait dire : « Ah ! ah ! voilà comme il est fait ! » Ses domestiques, mieux payés que des chefs de bureau, le servaient par grâce, et Dieu sait en quels termes on parlait de lui à l’office ! Un jour sa femme achète une paire de chevaux. Le garçon d’écurie qui les avait amenés s’éloigne avec deux louis de pourboire. Un palefrenier de la maison court après lui, l’arrête et lui dit : « J’espère que tu payes à déjeuner ? – Sur quoi ? sur quarante malheureux francs ? – On ne t’a donné que ça ? – Ma parole ! – Qui ? – Monsieur. – Ah ! tu m’en diras tant ! Madame a dû donner cinq louis, mais l’infâme en aura mis trois dans sa poche. » Ce détail en dit plus dans sa brutalité que tout ce qu’on pourrait écrire. La façade était en pierre blanche et polie comme le marbre. Presque tous les matins la servante du suisse y lavait à grands coups d’éponge le mot « infâme » tracé au charbon par les vertueux polissons du quartier. » Au point de vue de la morale absolue, la trinité de ce ménage était uniformément criminelle. Le mari qui vend, l’amant qui achète et la femme qui se livre comme une marchandise inerte, mériteraient d’être tous enveloppés du même dégoût ; mais la morale et l’opinion sont deux. L’opinion souriait à Bréchot comme à tous les vainqueurs ; elle se serait attendrie pour un rien sur le malheureux sort d’Émilie ; elle écrasait Gautripon seul. Bréchot était un heureux gaillard, pas autre chose, un homme qui avait bien choisi sa maîtresse et qui se faisait honneur de son argent. Émilie, sacrifiée par un indigne mari, semblait presque aussi intéressante que Joseph vendu par ses frères. Pour Gautripon, les honnêtes gens s’indignaient que le Code pénal n’eût pas un seul article à l’adresse de ce coquin-là. Si du moins il avait pratiqué ces façons qui désarment la rigueur du monde ! Il y a mille accommodements avec le puritanisme de Paris. On passe bien des choses aux scélérats qui ment vivre. Les escrocs obligeants, les faussaires polis obtiennent à la longue une espèce de réhabilitation charitable : la vertu même finit par leur donner la main, de guerre lasse, quitte à se laver après ; mais Gautripon n’avait jamais trouvé mille francs dans sa poche pour assister un malheureux. Autant madame était prodigue, autant il se montrait tenace à garder son ignoble salaire. Lorsqu’un ancien compagnon de détresse allait sonner chez lui, monsieur n’y était pas. Ceux qui lui écrivaient pour demander quelque service d’argent obtenaient un refus piteux, enveloppé de longues phrases filandreuses. Son attitude dans le monde n’était rien moins qu’avenante. Il parlait peu, répondait par monosyllabes, regardait d’un air froid et semblait se tenir en garde contre un affront toujours suspendu. « Ce pauvre M. Gautripon ! disait un soir la comtesse Mahler, on croirait qu’il se promène dans une avenue de soufflets. » S’il assistait aux bals de sa femme, c’était avec une indifférence si marquée que plusieurs invités, dans les commencements, se crurent mal reçus. Il saluait les gens d’un sourire contraint, puis s’effaçait dans le coin le moins éclairé jusqu’à ce que le bruit de la fête et la distraction du public lui permissent de s’évader Incognito. Cette étrange façon de recevoir finit par trouver grâce ; on passa par-dessus la triste originalité de l’infâme. On ne le saluait plus que par acquit de conscience, et parmi les jeunes gens qui dansaient le cotillon dans son hôtel quelques-uns se vantaient de n’être pas présentés à lui. Les joueurs le connaissaient encore moins, car il ne touchait jamais une carte ; il ne montait pas même à la galerie du premier étage, où l’on dressait les tables de jeu. Ces messieurs du baccarat, du lansquenet et du rubicon venaient là comme au cercle. Léon Bréchot ne se faisait pas faute d’inviter sans cérémonie ses connaissances du club et du foyer de l’Opéra. Ceux qui étaient venus trois fois dans la maison ne craignaient pas d’en amener d’autres. Au milieu de cette anarchie et de cette prodigalité, tout le monde, excepté Gautripon, était chez soi. Quand il donnait à dîner, les convives étaient choisis avec un peu plus de discernement, mais par madame ou par Bréchot. On les présentait tous au mari, mais il avait si peu de mémoire ou de politesse qu’il ne les reconnaissait pas le lendemain dans la rue. Au milieu des repas les plus somptueux et les plus exquis, il paraissait honteux de son appétit : à peine s’il avalait un potage et quelques bouchées de viande ; mais il cassait et grignotait furtivement son pain par un mouvement machinal qui ne cessait qu’au dessert. Il buvait son eau pure. Peut-être aussi les vins de cette cave célèbre semblaient-ils insipides à un ancien buveur de vin bleu. L’ancien maître d’étude de la pension Mathey ne pouvait guère apprécier les chefs-d’œuvre du grand Coulard, ce prodige de science volé au prince de Metternich par la diplomatie de Bréchot. Quelques moralistes insinuaient que les goûts bas contractés dès la jeunesse ne se désencanaillent jamais : on accusait Gautripon de se livrer dans l’ombre à des orgies de gras double et de soupe à l’oignon. Cette hypothèse fut confirmée par un témoignage aussi curieux qu’imprévu. Le valet de pied du général péruvien don Pablo Puchinete jura qu’il connaissait M. Gautripon pour avoir déjeuné dix fois auprès de lui dans un bouillon de cochers, rue de la Vieille-Estrapade. La chose était un peu trop forte pour obtenir créance chez les gens qui raisonnent ; il en resta pourtant je ne sais quelle odeur de crapule autour de l’accusé. La simplicité de ses goûts, la vétusté de ses habits toujours râpés et toujours propres, la grosse toile de ses mouchoirs, la modeste percale de sa chemise, toutes ces habitudes d’épargne et de retranchement personnel qui devaient racheter dans une certaine mesure le luxe outrageux de sa maison, furent autant de charges contre lui. On décida que cet homme était ignoble en tout, et le monde ne le vit plus qu’à travers une opinion détestable. Pour ceux qui auraient pu l’envisager autrement, sa personne n’était ni laide ni repoussante. C’était un grand garçon de trente-deux ans, svelte et bien pris, mais un peu courbé en avant sous le poids de son infamie. Les traits du visage étaient fermes, le nez un peu grand, mais de forme élégante et fière, la bouche petite, les dents belles, le front haut et les sourcils noblement dessinés. Il rasait sa barbe avec soin et portait les cheveux taillés en brosse. Ces cheveux du plus beau noir s’argentaient visiblement sur les tempes, et ce rayon de vieillesse anticipée adoucissait tout son visage. Le misérable, à qui l’on ne donnait la main que par pitié, avait lui-même une main nerveuse, sèche, chaude, une de ces mains qui vous attirent, vous retiennent, et qui s’empareraient de votre amitié, si l’on n’était pas averti. L’ami de la maison, ce Léon Bréchot que vous savez, était un admirable type d’homme heureux. Ni trop grand ni trop petit, ni gras ni maigre, ni brun ni blond, ni beau ni laid, il se citait lui-même comme le mieux équilibré de tous les mortels. La bonne humeur et la santé rayonnaient sur sa figure ronde et colorée ; ses yeux gris scintillaient ; son nez court, bien ouvert et légèrement retroussé, humait avec une joyeuse avidité le parfum dis bonnes choses. La barbe multicolore, blonde aux racines, rousse au milieu, brune au bout, s’épanouissait en éventail pour achever cette figure épanouie. Une coiffure imperceptiblement olympienne relevait ses cheveux châtains du front à l’occiput en deux masses frissonnantes. Buveur solide et beau mangeur, il avait pris juste assez d’embonpoint pour donner une courbure harmonieuse à ses plastrons de batiste, sous le gilet superbement ouvert. Un Lavater aurait lu dans sa physionomie la franchise, la bienveillance, la générosité, le mépris des richesses, l’ignorance du danger, l’ardeur des passions : ce qui manquait un peu, c’était la persévérance, le dévouement, le sérieux, le solide, la force de vouloir et la faculté de souffrir ; mais à quoi bon ? Est-ce que les oiseaux ont besoin de nageoires ? L’homme aimé, riche, heureux, a-t-il affaire de cette énergie farouche qui lutte corps à corps avec le malheur ? La femme qui se partageait (disait-on) entre ces deux messieurs ne peut être comparée à aucune autre, ni même à aucune créature vivante ; mais on se rendrait compte de sa beauté vraiment particulière, si l’on avait la patience d’étudier avec attention une poupée de grand prix. Les poupées ne représentent ni des femmes ni des enfants, mais un âge intermédiaire : il en était ainsi de Mme Gautripon, quoiqu’elle fût mère de deux garçons et d’une fille. Ses cheveux, plus fins que la soie et d’un blond presque blanc, rappelaient cette toison d’agneau qui coiffé les poupées Huret. Toutefois, le corps n’avait pas la raideur et la sècheresse de la gutta-percha durcie : les mains, les bras, les épaules, tout ce qu’on voit au bal était d’une blancheur uniforme, absolue, comme le corps des poupées de peau. Les yeux noirs, d’un émail étincelant, illuminaient des traits ronds, moelleux, un peu fondus, et doucement colorés comme la cire. La bouche était trop petite, les yeux trop grands, les pieds et les mains presque invisibles, conformément à l’esthétique professionnelle des bimbelotiers. Ses toilettes étaient des costumes aussi riches et aussi bigarres que ceux que Marcelin, l’admirable fantaisiste, dessine au 1er janvier pour la devanture de Siraudin. Elle portait aussi des dentelles trop hautes et des pierreries mal proportionnées à sa taille. L’aménité de son accueil, le charme de sa voix, l’inaltérable douceur de son langage, vous forçaient de penser à ces statuettes du nouvel an qui sont des boites de bonbons. Cette petite femme était la fraîcheur même et la suavité en personne, avec certain je ne sais quoi qui éveillait des idées de cherté fabuleuse et de fragilité déplorable. On enviait le bonheur de l’homme qui avait pu se donner un tel joujou pour ses étrennes, et l’on disait aussi : Pourvu qu’il n’aille pas la casser ! car on ne la voyait pas sans la désirer peu ou prou ; c’était une nature aimantée qui attirait sinon les cœurs, au moins les convoitises du s**e qui se dit fort. Ses manières n’avaient rien de décourageant ; elle n’était ni courtisane, ni même coquette, et pourtant elle semblait facile. Pourquoi ? Par cent raisons, mais surtout parce qu’elle ne témoignait pas plus d’amour à Léon qu’à Jean-Pierre, qu’il n’était pas défendu de lui supposer le cœur libre, et que son laisser-aller, ses grâces nonchalamment sensuelles, la désignaient comme un être désarmé. Il eût été paradoxal de la croire infaillible, et plus paradoxal encore de supposer qu’elle ne faillirait plus. Le gros Merryman, qui fait courir, disait à ce propos : « Je connais pas mal de chevaux qui ne sont jamais tombés sur les genoux, mais je n’en sais pas un qui n’y soit tombé qu’une fois, » L’espérance attirait donc un peuple autour d’elle. On y voyait de tout, depuis les princes et les gros banquiers, jusqu’aux sous-lieutenants de la littérature, de l’art et de l’armée, les uns prêts à faire des sacrifices énormes, par cela seul que Léon Bréchot en avait déjà fait, les autres dans l’espoir qu’il n’y en aurait plus à faire, et qu’Émilie était assez riche pour se donner le luxe d’un amour désintéressé.

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