Cent mille hommes ne suffisent pas à composer un salon, il faut trouver moyen d’attirer les femmes du monde, et ce remplissage est toujours difficile dans une maison aussi diffamée que l’hôtel Gautripon ; il n’est pourtant pas impossible, si les maîtres du logis savent mener le recrutement selon la logique parisienne. Une femme perdue de réputation aurait beau se bâtir un hôtel magnifique, allumer dix mille bougies, réunir l’orchestre du conservatoire et préparer un souper babylonien ; elle n’attirerait personne à ses bals, si elle commençait par inviter les honnêtes femmes de Paris. Plus l’hôtel serait beau, plus l’orchestre serait illustre, plus le souper serait fin, plus on s’honorerait de renvoyer l’invitation comme malséante et impertinente. Une maîtresse de maison qui sait la vie trouve un biais. Elle attire d’abord un certain nombre d’étrangères, et pense avec raison que ces dames n’y regarderont pas de trop près. Ceux qui se dépaysent un moment pour s’amuser, font du plaisir leur principale affaire et prennent leur récréation où ils la trouvent. Ils agissent chez nous comme nous-mêmes en voyage, avec une singulière expansion de tolérance et de facilité. Cela n’engage à rien, pas même à reconnaître au bout d’un an les compagnons ou les distributeurs des plaisirs qu’on a pris. Si une femme du monde est solidaire de celles qu’elle voit dans son pays, elle ne doit compte à personne des relations qu’elle a pu nouer en voyage. Aussi les étrangères accoudent-elles, sans faire se prier, partout où l’on ouvre un salon agréable. Il suffit que la maison ne soit pas formellement déclassée, et qu’on voie flotter sur la porte un lambeau de pavillon conjugal. Les Gautripon ou les Bréchot comprirent qu’il fallait avoir les grandes dames de l’étranger, et que c’était le commencement de la sagesse. En effet, le reste alla de soi. Lorsqu’on sut qu’ils faisaient danser des princesses en i, des marquises en o et des comtesses en a, les Parisiennes à la mode jugèrent qu’il y avait sottise à bouder si bonne compagnie, et plus d’une brigua les invitations qu’elle aurait repoussées l’année d’avant, si on les lui avait offertes. Les familles sévères se tinrent obstinément en dehors, mais cette catégorie n’est pas comptée dans le total hétérogène qui s’intitule tout Paris. Les arts, les lettres, la finance de Paris, de Francfort et de Vienne, la noblesse cosmopolite, un lot de bourgeoisie industrielle et marchande, les deux sexes du sport, la fleur de l’inutilité des clubs, composaient un ensemble plus brillant qu’imposant, mais assez considérable en somme. L’élément masculin était en majorité, mais les femmes jeunes et jolies ne manquaient pas. Les yeux s’écarquillaient aux feux des diamants ; l’écho des noms sonores et des titres plus ou moins authentiques caressait agréablement le snobisme parisien.
Quoi qu’on pût dire de la vertu de madame, quoi qu’on pût insinuer sur la complaisance de monsieur, le 24 janvier 185… l’hôtel Gautripon était encore une maison comme les autres et plus agréable que beaucoup d’autres.
Ce qui donnait un caractère un peu singulier à ces fêtes, c’était, comment dirai-je ? une certaine atmosphère de mépris répandu. On sait que dans le monde, et surtout dans le monde un peu mêlé, le savoir-vivre est réparti par doses inégales. Les femmes en général en ont plus que les hommes, malgré tous les efforts d’une école nouvelle pour renverser la proportion. Les vieillards et les hommes mûrs sont plus polis que les petits jeunes gens. La naissance, l’éducation, la profession, accentuent plus fortement les inégalités marquées par le s**e et par l’âge : mais le point capital où j’ai besoin d’insister ici, c’est que l’individu devient supérieur ou inférieur à lui-même selon le milieu qu’il traverse et le monde qui l’environne. Il y a des instincts grossiers qui constatent la parenté de l’homme avec la bête. L’éducation les refoule plutôt qu’elle ne les anéantit ; ils demeurent emprisonnés dans quelque coin ténébreux de notre être, guettant l’occasion de s’échapper et de s’épandre. Pour les tenir en respect, la volonté d’un seul homme ne suffit pas ; il faut la collaboration d’un certain milieu, la pression des idées et des mœurs ambiantes. La bonne compagnie exerce une salutaire contraints sur ceux-là même qui n’en sont point ; la mauvaise relâche inévitablement les habitudes de l’homme le plus correct et le plus délicat. Le même homme boit, mange, danse, parle et rit diversement, selon qu’il est dans un salon respectable, ou familier, ou équivoque. La retenue des invités croit en raison de leur estime pour la maison qui les reçoit. Un homme bien élevé se gêne un peu, même avec ses amis, quoi qu’en dise le proverbe ; tout le monde en prend à son aise et lâche la bride à ses instincts chez les Gautripons de tous étages.
Ainsi les jeunes gens abusaient étrangement de cette hospitalité banale et décriée. Quelques-uns arrivaient sans scrupule après boire ; quelques-uns montaient au fumoir avant de saluer Émilie, et s’y cantonnaient jusqu’au souper, entre les liqueurs et les cigares. D’autres donnaient l’assaut au buffet avec des poussées formidables. Tout le monde commandait aux serviteurs de la maison, qui devenaient familiers dès minuit, grâce aux libations de l’office. On gaspillait outrageusement les boissons et les mets, et si quelque chose venait à manquer par hasard, les invités s’en étonnaient sur un ton qui voulait dire : « Quoi ! nous daignons aider à la ruine de ces faquins-là, et ils n’ont plus d’asperges à quatre heures ! » Après souper, la jeunesse dansait des pas fantastiques et tenait des discours inouïs, et les dames, acclimatées peu à peu, commençaient à ne plus s’étonner de rien. Les joueurs s’impatronisaient dans la galerie de tableaux jusqu’à midi, voire jusqu’à la soirée du lendemain, et, comme Léon Bréchot était de la partie, on n’essayait pas même de les déloger.
Ils commandaient leurs repas, sans plus de façon qu’à l’auberge, et Mme Gautripon disait en s’éveillant sur les deux heures : « Comment ! ils sont encore là ? Eh bien ! donnez-leur tout ce qu’ils voudront ! » toujours avec son frais sourire de poupée neuve.
Voici comment l’étourderie d’un jeune homme et la fumée de quelques verres de vin de Champagne changèrent ces beaux yeux d’émail en deux sources de larmes.
Le marquis Lysis de la Ferrade était un magnifique créole de vingt-cinq ans, un de ces Apollons exotiques qui ressemblent aux Français de la métropole comme un palmier de l’île Bourbon à un pommier du pays de Caux. Il avait le teint mat, la lèvre pourpre, les cheveux presque bleus, les yeux fendus en amande et noyés dans ce fluide étincelant et doux qui semble fait de courage et d’amour. Noble, riche, vaillant, admirablement souple aux jeux du corps et de l’esprit, il avait vu toutes les portes s’ouvrir à deux battants devant lui, toutes les mains courir au-devant de la sienne. Ce jour-là même, on venait de fêter sa bienvenue dans un club où les millionnaires n’entrent pas comme au moulin. Par malheur il avait terriblement bien dîné : la folie que les Bordelais, les Bourguignons et les Champenois emprisonnent dans leurs bouteilles s’était mêlée en lui au vin de la Jeunesse, qui est le plus absurde et le plus généreux de tous. Il s’était échappé du club à dix heures avec un cortège de Joyeux compagnons ; on avait fait une descente au foyer de l’Opéra et mis en fuite les plus jolis oiseaux et les moins farouches du monde ; puis la brillante cohorte, soulevée par ces ailes invisibles que l’ivresse attache aux pieds des jeunes fous, émoustillée par un vent de bise qui fouettait le visage et piquait les oreilles, s’était abattue à grand bruit sous le péristyle de l’infâme. Là, les cochers de ces messieurs, riant d’un rire philosophique et dissertant entre eux sur l’égalité dans le vin, s’étaient rangés à la file, tandis que les valets de pied pliaient les paletots et que les maîtres envahissaient la maison comme une ville conquise.
Vers minuit, Gautripon se faufila discrètement, à son ordinaire, hors des salons où l’on dansait. Il décrocha, dans un couloir obscur, une vieille pelisse doublée de chat râpé, comme on n’en trouve qu’au Temple, et il se mit en devoir de gagner la petite porte des fournisseurs. Un grand tapage appela son attention vers l’office ; il prêta l’oreille, et entendit les mots « monsieur, madame et Bréchot, » répétés plusieurs fois au milieu d’une hilarité brutale. Il se consulta un instant pour savoir s’il devait passer outre ou boire la turpitude de ses gens jusqu’à la lie. La curiosité fut la plus forte : il écouta tout le récit d’un laquais qui venait de déposer un plateau de verres vides et parlait en se tenant les côtes.
L’orateur avait fini et l’auditoire fiait encore, que Jean-Pierre était déjà loin. Il rentrait dans les appartements, la souquenille sur le dos et le chapeau sur la tête, escaladait le premier étage, traversait la galerie et se jetait dans la chambre à coucher de sa femme avec l’emportement d’un sanglier blessé.
Dès le seuil, il reconnut le spectacle insolent que les rires de l’office lui avaient dénoncé. On avait mis à nu le lit de Mme Gautripon et fait la couverture. Sur deux larges oreillers étalés côte à côte, on avait couché deux têtes de carton, dont l’une représentait un coq et l’autre une chatte blanche. Au-dessus un grand cerf, drapé dans un tapis de table, allongeait deux longs bras et deux mains gantées de frais sur le couple hétéroclite, comme pour le protéger ou le bénir. Les pincettes du foyer et les accessoires du cotillon avaient fourni les principaux éléments de cette scandaleuse mascarade ; l’auteur de la plaisanterie devait avoir prêté ses gants.
L’infâme poussa un son guttural, ses yeux flamboyèrent ; il se redressa de toute la hauteur de sa taille, plongea un regard effrayant dans le petit groupe de rieurs qui s’ébaudissait à ce spectacle, aperçut un jeune homme déganté et lui sauta à la gorge en criant :
« Misérable lâche ! c’est donc toi ? »
M. de la Ferrade bondit sous l’insulte et sous l’étreinte. Il écarta par une torsion désespérée les deux mains qui l’étouffaient, regarda son agresseur, le reconnut sans le connaître, lui rit au nez et répondit d’une voix vibrante :
« Monsieur le Gautripon, vous dites des incohérences : ce n’est ni un misérable, ni un lâche, puisque c’est moi ! »
Cela dit, il repoussa violemment l’infâme, qui chancela un moment, puis s’élança de nouveau ; mais les amis du jeune homme avaient eu le temps de se jeter entre les deux combattants. M. Gautripon lutta contre eux, glissa sur le tapis et se releva sous une pluie de cartes de visite. Le créole avait profité de la bagarre pour fouiller dans sa poche et vider tout son carnet sur la tête de l’ennemi. « À demain, disait-il, on ne donne qu’une carte à un homme seul ; mais vous qui vous appelez légion, vous partagerez le paquet entre vos amis et connaissances ! »
Gautripon demeura comme atterré sous le coup de ce nouvel outrage ; il lui fallut une grande demi-minute pour reprendre ses esprits. Lorsqu’il vint à la riposte, les jeunes gens, au nombre de cinq ou six, étaient déjà au milieu de la galerie. Il prit son élan pour les rejoindre, mais la voix de son ami Bréchot le cloua sur place.
« Je tiens mille louis, disait Léon. »
Les joueurs n’avaient rien vu, rien entendu : ils étaient tout à leur affaire. Le mari se ravisa, rentra la chambre, ferma doucement la porte, fit un paquet des cartes du marquis et les serra dans sa poche. Il revint ensuite au grand lit de Mme Gautripon, ramena la couverture sous le traversin, roula les oreillers en cylindre et les mit au pied du lit, étendit sur le tout le grand couvre-pied de guipure et de satin rose, rangea le tapis de table et les pincettes, jeta les gants au feu et replaça les cartonnages dans la corbeille du cotillon.
Le désordre ainsi réparé, il rouvrit la porte à deux battants et regagna l’escalier de service ; mais, au lieu d’y retourner par le même chemin, il prit à gauche et pénétra sur la pointe du pied dans l’appartement des enfants. Les deux garçons et la fillette dormaient du plus riant sommeil sous leurs rideaux de tulle garni de malines. Un précepteur, une gouvernante et deux bonnes anglaises reposaient auprès d’eux. Leur mère les avait entourés de ces mille brimborions ruineux qu’on donne aux enfants d’aujourd’hui pour leur inculquer dès le berceau la sotte vanité des hommes. Le petit monsieur de sept ans était meublé de bois de rose ; on voyait dans son salon particulier une collection de tableaux enfantins et le portrait de son poney favori peint par un maître. Un trophée de cannes et de cravaches à sa taille décorait un des panneaux de la chambre ; sur une pelote à son chiffre brillait toute une collection de riches épingles à son usage. Rien ne manquait à cette réduction des élégances à la mode, pas même une boite à cigares en argent ciselé, pleine, il est vrai, de cigares de chocolat, Gautripon regarda ce bizarre étalage comme s’il ne l’avait jamais vu ; il haussa les épaule, secoua la tête et vint b****r avec une tendresse plus que paternelle l’enfant qui ressemblait scandaleusement à Bréchot. Sur les trois qu’il embrassa tour à tour, la petite fille seule s’éveilla, ouvrit les yeux à demi, et lui rendit son b****r dans le vide en disant : Je t’aime !
« Et moi aussi, pauvres enfants, je vous aime ! murmurait-il en s’éloignant avec des larmes plein les yeux. »
Il sortit de l’hôtel sans encombre et gagna une maison de piètre apparence vers le bas de la rue de Ponthieu ; le portier, qui ne l’attendait plus, vint lui ouvrir en grommelant : il s’excusa d’un ton modeste et donna dix sous… Sa bougie allumée et sa clé détachée du clou, l’infâme gravit un escalier sale et nauséabond, s’arrêta au cinquième étage, enfila un couloir, passa devant quatre ou cinq portes où les noms de locataires se lisaient sur des écriteaux de carton, et entra finalement dans une mansarde très propre. Les draps du lit et les rideaux de l’unique fenêtre étaient du plus beau blanc ; le papier, à douze sous le rouleau, n’avait ni tache ni égratignure, la couchette de noyer brillait, le carreau de brique rouge miroitait, les humbles flambeaux de la cheminée étincelaient. Six bonnes chaises de paille bien nettes, deux petites tables soigneusement frottées à la cire et un lavabo de quinze francs complétaient l’intérieur honnête et modeste d’un ouvrier qui a de l’ordre ou d’un petit employé.
Gautripon s’y installa comme chez lui. Il s’assit sur une de ces chaises de paille, lut attentivement la carte du beau créole et médita quelques minutes la tête dans ses mains ; puis, souriant à lui-même en homme qui a fait son plan, il se dévêtit, accrocha sa pelisse à un porte-manteau, brossa, plia sa toilette de bal et la serra dans un placard. Cette besogne achevée, il se coucha, souffla sa bougie et s’endormit d’un profond sommeil.
Cependant M. de la Ferrade, un peu dégrisé, se faisait conduire au cercle des colonies, et arrachait son oncle, M. d’Entrelacs, aux plaisirs mathématiques du whist.
M. d’Entrelacs était un homme de cinquante ans, très jeune de visage, d’esprit et de courage. Il ressemblait à son neveu, mais en grand et en gros. Sa figure bronzée, d’une consistance un peu molle, offrait la teinte et le relief arrondi du cuir gaufré. L’onde avait fait parler de lui ; on citait ses amours et ses duels à Bourbon, voire à Paris. Sur le chapitre du point d’honneur, il n’avait plus de leçons à prendre, et personne mieux que lui n’était capable d’en donner. Les amateurs qui rendent cinq coups de bouton sur dix aux prévôts de salle, les habitués du tir qui coupent des balles en deux sur une lame de rasoir, le citaient comme un maître. Il avait assisté son neveu dans trois ou quatre affaires, et le blason des la Ferrade ne s’en était pas mal trouvé.
Le récit du jeune homme n’émut pas l’homme mûr. « Cela se dessine nettement, dit-il ; il n’y a pas matière à controverse. Tu as insulté, tu as provoqué, tous les torts viennent de nous « donc nous laissons le choix des armes ; c’est à ce monsieur à nous dire s’il aime mieux héberger dans sa peau quelques pouces de fer ou une demi-once de plomb. Adresse-moi ses témoins dès que tu les auras vus. J’attends ici le général Puchinete ; tu le connais, c’est un gaillard dans mon genre. À nous deux, nous mènerons lestement l’affaire, et les petits journaux n’auront pas le temps de la galvauder. Va dormir ; un bon somme vous fait mieux la main que le tir et le maître d’armes. »