Chapitre 3

1329 Words
Chapitre 3 — Ne traîne pas les pieds, Anne-Marie ! Je te l’ai dit cent fois ! Tu abîmes tes chaussures ! Marguerite Vignon ne parvenait pas à se départir de sa mauvaise humeur. La journée, pourtant prometteuse, la fatiguait à présent par avance. Se croyant réprimandée, Anne-Marie s’arrêta net sur le chemin poudreux qui les menait aux marais. Bouche ouverte, son chapeau de toile enfoncé jusqu’aux oreilles, elle prit cette expression butée que Marguerite redoutait tant lorsqu’elle était pressée. La paludière puisa alors dans ses trésors de patience et, tout en soupirant, fit demi-tour vers sa fille. — Tu viens, mignonne ? J’ai rendez-vous avec des instituteurs qui veulent nous voir travailler… Têtue, Anne-Marie s’abîmait dans la contemplation de ses pieds, objets de litige. De l’index, sa mère l’obligea à redresser le visage et à la regarder. Puis, avec un geste tendre, elle essuya les commissures de ses lèvres où perlait un peu de bave. — Maman… grondé. Anne-Marie trop triste pour marcher… — Mais, non, mon petit chat, je ne t’ai pas grondée. Allez, viens ! Maman va te mettre la crème qui sent bon quand on sera arrivées. Même la perspective de cette douceur n’entama pas l’obstination d’Anne-Marie. Sa mère connaissait d’avance l’inanité d’un recours à la force. La jeune femme la dépassait d’une tête et pesait trente kilos de plus qu’elle. Heureusement pour Marguerite, les divagations d’une libellule captèrent l’attention de sa fille qui suivit des yeux l’insecte aux ailes bleues. Une minute plus tard, Anne-Marie avait oublié son différend et, docile, trottinait derrière sa mère en portant son siège pliant. Les deux femmes longèrent ainsi la saline et, parvenues à la plate-forme où s’entassait leur mulon protégé d’une bâche, elles s’arrêtèrent. Marguerite prit le temps d’installer sa fille devant une table de camping, sortit de son sac un cahier et des crayons de couleur. Anne-Marie passait le plus clair de son temps à dessiner. Ainsi, la paludière pouvait travailler dans ses œillets tout en la surveillant. Marguerite se déchaussa, à présent excitée par la justesse de ses prévisions. Le vent d’est s’était levé, condition sine qua non pour la formation des plaques de fleur de sel. L’air chaud charriait des volutes de parfums lourds où l’odeur âcre de la vase se mêlait aux liqueurs des micro-algues en décomposition et au souvenir de la brise marine. Après avoir déposé un b****r sonore sur la joue de sa fille, Marguerite, munie de son panier en osier et de sa tousse, emprunta alors, pieds nus, les fragiles ponts d’argile qui la menèrent jusqu’aux vingt œillets qu’elle exploitait. Arrivée à la première ladure, petite plate-forme circulaire sur laquelle le paludier ramène sa récolte quotidienne, la femme émit un soupir de satisfaction. La saunaison venait à peine de débuter et c’était la première fois, cette année, qu’elle pouvait cueillir la fleur de sel. En effet, le croissant de lune nacré s’était formé à la surface de la saumure. Le jour même de son anniversaire, en voilà un bon augure ! Avec toute la délicatesse qu’exigeait cet exercice, la paludière mania sa lousse et moissonna la fine pellicule. Une goutte d’eau ou un coup de vent intempestif aurait suffi à saborder son travail et envoyer par le fond le trésor des salines. L’œillet, à présent débarrassé de son glaucome, s’ouvrait au ciel telle une géode et faisait miroiter les gemmes de gros sel que récolterait Marguerite, plus tard dans l’après-midi. Après avoir déposé la fine fleur dans le panier en osier où elle finirait de sécher, la femme arpenta à nouveau les ponts afin de recommencer l’opération dans les œillets suivants. Elle était au bout de sa tâche lorsqu’elle entendit les appels gutturaux de sa fille. Relevant la tête, Marguerite aperçut alors Anne-Marie qui lui faisait de grands signes de bras. La jeune femme était en compagnie d’un couple inconnu. Supputant qu’il s’agissait des instituteurs adressés à elle par la Maison des Paludiers, la sexagénaire prit le temps de terminer la première étape de sa récolte avant de regagner la plate-forme. Ils se tenaient debout auprès d’Anne-Marie qui, imperturbable, s’était remise au coloriage. Ils semblaient jeunes ; la trentaine environ. L’homme, un peu plus en retrait, clignait des yeux et paraissait gêné par le soleil. Aussitôt, Marguerite le mit à l’aise. — Remettez vos lunettes, Monsieur. Dans les salines, la luminosité est très forte. Quand on n’est pas habitué… Visiblement soulagé, le visiteur obtempéra, imité par sa compagne. Puis, il tendit une main ferme à Marguerite. — François Lebreton… et Estelle Guyader, ma collègue. C’est gentil à vous de nous accueillir. Comme on vous l’a peut-être dit, nous sommes professeurs des Écoles, nommés tous deux cette année à Guérande. À Marguerite qui s’étonnait un peu que l’on pût s’intéresser à un sujet pédagogique sur l’histoire du sel alors que l’année scolaire touchait à sa fin, Estelle Guyader rétorqua en souriant : — Oh ! Non, Madame ! Nous nous y prenons très tôt, au contraire ! Nous allons passer notre été à mettre sur pied notre projet qui verra le jour l’an prochain. Et, sans vouloir vous déranger, si vous le permettez, nous reviendrons quelques fois… — Si c’est tout là votre bonheur, répliqua gaiement la paludière, ne vous gênez pas ! Je vous demanderai simplement de respecter quelques petites consignes. Pour l’heure, si le cœur vous en dit, suivez-moi ! Je vais vous faire visiter mon domaine… Tandis que Marguerite entraînait les jeunes gens vers la vasière, ces derniers lui posaient des questions sur son métier ou commentaient ce qu’ils voyaient. Estelle Guyader s’arrêta un instant afin de mieux apprivoiser ce paysage insolite. — Quel drôle d’endroit… Je me demande si je pourrais vivre ici… C’est tellement plat ! Et puis, il n’y a pas d’arbres… Vous vous êtes vite habituée, Madame, à cette monotonie ? Ébahie par l’incongruité de cette réflexion pourtant dépourvue de méchanceté, l’enfant du pays, à la façon d’un entomologiste, disséqua du regard cet étrange spécimen aux longs cheveux blonds. — Monotone ? Vous plaisantez, Mademoiselle ? Nous ne sommes pas dans les plaines de la Beauce ! Avez-vous déjà eu la curiosité, lorsque vous étiez petite, de lorgner dans un kaléidoscope ? Ici, c’est pareil ! Un nuage passe et les jardins de la mer se métamorphosent ! Mon pays, c’est pas du solide, du brut comme la forêt de Paimpont ! C’est l’alchimie subtile du soleil, du vent et de l’eau ! Et puis, s’il n’était pas plat, il ne serait pas le miroir du ciel, les salines n’existeraient pas et nous ne nous trouverions pas ici pour en parler ! François Lebreton donna un discret coup de coude à sa collègue qui rougit, confuse. — Excusez-moi, Madame, je ne voulais pas vous vexer… — Me vexer ? s’étonna Marguerite. Mais qu’est-ce que j’ai à faire dans cette histoire ? Mon pays se suffit à lui-même ! Dès que la paludière eut tourné le dos, la pauvre institutrice adressa une mimique désolée à son compagnon qui se contenta de froncer les sourcils. La jeune femme en était encore à se demander quelle bourde irrémédiable elle avait pu proférer que Marguerite, toute gaieté retrouvée, s’adressa à elle : — Penchez-vous, Mademoiselle. Vous voyez cette trappe ? Deux fois par mois, à la période des vives eaux, nous l’ouvrons. L’eau du large, parvenue par le Traict, circule d’abord dans des canaux, les étiers, et arrive jusqu’ici. La vasière est le premier grand réservoir où commence la décantation. Celle-ci alimente trois salines. Ensuite, l’eau va tourner dans différents bassins grâce à de très douces dénivellations et à un système de trappes : les « palis » d’ardoise. Après la vasière, l’eau va s’écouler dans le cobier, puis les fares, les adernes et enfin les œillets où le sel se cristallise. À chaque étape, l’eau de mer se sera concentrée en salure, débarrassée de ses impuretés et nourrie d’oligo-éléments. Ainsi l’eau de mer, dont le degré de salinité est de 34 grammes par litre et qui ne fait guère plus de 21° sur nos côtes, va progressivement se réchauffer en devenant « l’eau-mère ». En bout de course, dans les œillets, cette eau-mère a la température du corps humain : 37° et supporte 270 grammes de sel par litre. Vous comprenez à présent, Mademoiselle, la symbolique de ma terre ? Un peu dubitative, Estelle Guyader hocha malgré tout la tête en guise d’acquiescement, soucieuse de ne pas heurter une fois encore la susceptibilité de leur guide. Mais personne ne pouvait arrêter Marguerite, lancée au galop sur son cheval de bataille. — ... Mon pays, reprit-elle, c’est le corps d’Adam, façonné par la main de Dieu de la plus fine argile ! Mais il n’est rien sans l’eau qui, doucement, va venir réchauffer ses veines, enflammer son ventre ! De leurs amours cosmiques naît le sel, incorruptible comme Abel ou amer comme Caïn ! Mon pays, c’est l’histoire du monde ! Alors, ne venez plus me parler de platitude ! Et excusez une vieille dame car, avec l’âge, je deviens un petit peu chauvine… — Je pense que vous êtes tout sauf une vieille dame, balbutia Estelle, à présent avertie…
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