Chapitre 9

2426 Words
9Isacco passa la première moitié de la journée dans le chariot, puis se transporta dans le deuxième. Les heures passées à se pencher sur les blessés couraient, identiques et toutes terribles, rythmées çà et là dans la campagne par les coups plaintifs des cloches qui annonçaient les prières chrétiennes. Quand le soleil se coucha, Isacco, sans discontinuer, avait scié des os, cautérisé des amputations et des hémorragies, réduit des fractures, recousu des déchirures, extrait des pointes d’arbalète, étalé des emplâtres sur des blessures. Et il avait achevé son travail dans le second chariot. Il descendit l’échelle de bois branlante, suivi par Donnola portant la trousse, et aussitôt dehors il se cambra pour se masser le dos, les yeux tourné vers le soleil pâle voilé par la brume. Ses vêtements étaient trempés de sang. Donnola apporta deux tasses de bouillon chaud, deux saucisses et deux morceaux de pain dur. Isacco prit le bouillon et le pain. « Ah, c’est vrai, votre religion vous interdit de manger du porc, dit Donnola. Vous ne savez pas ce que vous perdez », ajouta-t-il en mordant dans la première saucisse. Isacco acquiesça distraitement, habitué à ce genre de commentaire, et trempa son pain dans le bouillon pour le ramollir. Ils restèrent là debout, dans le froid, mangeant en silence. Puis Isacco respira à fond, deux fois, trois fois. « On n’y pense jamais, mais l’air, ça sent bon », dit-il. Il se remplit encore une fois les poumons, pour en faire provision avant de retrouver la puanteur des chariots. « Je dois faire mes besoins », ajouta-t-il, et il regarda son assistant. Donnola lui rendit son regard sans expression particulière. Puis, voyant que le docteur continuait à le fixer, il dit : « Faites. — Il n’y a pas de latrines ? » demanda alors Isacco, confus. Donnola haussa les épaules. « Le monde entier est une latrine », et il rit. Comme Isacco ne bougeait pas et continuait de le regarder d’un œil indécis, il ajouta : « Vous êtes timide, docteur ? » Isacco se reprit et regarda autour de lui. Avisant un buisson non loin du camp, il se dirigea vers lui. Donnola riait de sa pudibonderie. « Même les meilleurs d’entre nous chient, docteur. Il n’y a pas de quoi avoir honte », lui cria-t-il. Isacco ne se retourna pas pour lui répondre. Il atteignit le buisson, l’inspecta, vérifia qu’il n’y avait personne et qu’on ne le voyait plus. Quand il fut certain d’être bien caché, il déboutonna sa houppelande verte, baissa ses chausses et son caleçon de laine, et s’accroupit. Son visage, en même temps que l’effort, exprima de la douleur. Isacco serra les dents. Il ferma les yeux et poussa un léger gémissement, puis un soupir de soulagement. Alors, sans se lever, il glissa ses mains sous lui et fouilla sur le sol. Il saisit un petit paquet enveloppé qu’il nettoya sur l’herbe. Il dénoua le lacet qui le fermait. C’était un boyau de mouton, à l’intérieur duquel se trouvaient cinq pierres précieuses qui brillèrent à la lumière du couchant quand Isacco les versa dans la paume de sa main. Deux grosses émeraudes, deux gros rubis et un diamant, plus petit que les autres pierres, mais plus précieux encore. À ce moment-là, il entendit un léger bruit. Il tressaillit, et cacha les pierres dans son poing fermé, le regard inquiet. « Qui va là ? », dit-il. Il tendit encore l’oreille. « Allez-vous-en, je suis en train de chier. » Pas d’autre bruit. “Un animal”, pensa Isacco, et il se détendit. Il se nettoya avec de grandes feuilles rêches, remit les pierres dans le boyau, noua solidement le cordon et, pour finir, avec un certain effort, renfila le précieux paquet là où personne ne le trouverait. « Vous sous sentez mieux ? », demanda Donnola quand il le vit revenir. Isacco ne répondit pas, monta dans le troisième chariot, cracha sur les instruments, annonça que la fièvre qui avait tué le précédent chirurgien était conjurée et se consacra aux blessés. Quand la nuit fut tombée, le capitaine Lanzafame monta dans le chariot. Il éclaira avec une lanterne le visage d’Isacco, épuisé de fatigue. « Va te coucher, ordonna-t-il. Je ne peux pas empêcher que la guerre tue mes hommes, mais je peux empêcher un tailleur à moitié endormi de le faire. » Le docteur, comme en rêve, termina le bandage d’un soldat. Le capitaine Lanzafame l’attendait dehors. Il lui indiqua le chariot à vivres. « Ta fille est là. Il y a une couverture et un réchaud à charbon. » Isacco marchait comme un fantôme. Quand ils furent près du chariot, le capitaine ajouta : « Les hommes disent que tu es un boucher ». Isacco baissa la tête. Il avait scié quatre jambes au genou, une presque jusqu’à la hanche – et le soldat n’avait pas survécu à l’hémorragie –, deux bras à la hauteur du coude, une main et une douzaine de doigts. Il avait utilisé les trois rouleaux de fil pour suturer les blessures puis, quand il n’en eut plus, il avait fait découdre un vêtement par Donnola. À la fin, il y avait eu trois morts. Et deux étaient dans une situation critique. « Ils disent que tu es un boucher, répéta le capitaine Lanzafame, en regardant dans l’obscurité de la nuit. Mais dans quelques jours, quand ils embrasseront de nouveau leur famille, ils se rendront compte que tu leur as sauvé la peau, ajouta-t-il avec une grimace de satisfaction. Va dormir. Tu l’as mérité. » Isacco le regarda avec reconnaissance. Il ne dit rien. Se contenta d’acquiescer. Puis, d’un pas lourd, il monta les trois marches qui permettaient d’accéder au chariot à vivres. Seule une petite lampe à huile brûlait. Giuditta se réveilla en sursaut. En le voyant, elle cria et se rencogna entre deux caisses. « C’est moi, dit Isacco. — Tu ressemblais à un soldat », fit Giuditta, qui, la frayeur passée, éprouvait du respect pour cet homme couvert de sang, comme un héros. « Je t’ai mis de la viande de côté, même si elle n’est pas pure. Couche-toi, tu dois être fatigué. » Isacco s’écroula presque sur la paillasse, et sentit la tiédeur de la couverture et du réchaud. Giuditta lui donna le morceau de bœuf sec. Il porta la viande à sa bouche et commença à mâcher mais s’endormit à l’instant même. Giuditta lui sortit le morceau de la bouche et lui baisa délicatement le front. Isacco se réveilla à l’aube. « Je dois y aller », dit-il à sa fille. Il se leva et sortit la tête du chariot. Donnola était déjà là, au pied de l’échelle, enveloppé dans une couverture de cheval, la tête sur la trousse à instruments. Il bondit sur ses pieds, prit deux quarts de vin, deux morceaux de pain, une saucisse de porc et un morceau de bœuf, et ils mangèrent. Puis ils grimpèrent sur le troisième chariot pour finir le travail laissé en suspens. L’un des blessés, pendant ces quelques heures, était mort d’une hémorragie. « J’aurais pu le sauver », murmura Isacco. Donnola couvrit le visage du mort et donna l’ordre à deux soldats de porter le cadavre sur le chariot des morts. « Les Vénitiens, on les ramène à leur famille pour leur donner une sépulture chrétienne, expliqua-t-il. — Amen », dit tout doucement un soldat dans un coin. L’état des blessés de ce chariot était moins grave. Isacco n’eut besoin de la scie que pour le soldat qui avait dit « Amen ». Et celui-là survécut. La neuvième heure avait déjà sonné quand Isacco et Donnola eurent terminé le troisième chariot. Fatigués et intoxiqués par l’odeur du sang et des incontinences des blessés, ils sortirent à l’air libre. Tout était dans la pénombre, une autre journée avait passé. Le soleil proche du crépuscule n’arrivait plus à percer la couche épaisse de nuages et un brouillard désagréable se levait. Les contours des chariots et les silhouettes des hommes s’estompaient. Plus personne ne chantait. Tout à coup, dans ce silence, on entendit un gémissement. Et aussitôt après, un cri : « Ah ! Je t’ai attrapé, sale voleur ! » Isacco et Donnola avancèrent en direction de la voix. « C’est le cuisinier, dit Donnola. — Lâche-moi ! Lâche-moi ! », criait un gamin, dont la voix exprimait plus la colère que la frayeur. À quelques pas du chariot des vivres et du grand baril pansu qui contenait le bœuf salé, laissé ouvert à côté du feu, Isacco et Donnola virent un grand bonhomme qui tenait au collet un gamin squelettique au teint jaunâtre, les cheveux longs et sales. « Arrête de bouger ! », lui ordonna le cuisinier. Mais l’autre se débattait comme un fou, et lui lança un coup de pied dans le tibia. Le cuisinier, de sa main libre, répondit par une violente gifle. Dans l’air dense, on entendit le gamin gémir. « Qu’est-ce qui se passe ? », demanda le capitaine Lanzafame, alerté par le tapage. Giuditta avait sorti la tête du chariot à vivres en entendant ce vacarme ; mais le capitaine lui avait ordonné de rester à l’intérieur et de ne pas se promener dans le camp. Une jolie fille au milieu des soldats aurait entraîné des problèmes. « J’avais déjà remarqué qu’il y avait quelque chose de bizarre, capitaine, expliqua le cuisinier. Maintenant j’en suis sûr, on a un voleur. » Le capitaine regarda le gamin. Il saignait du nez. « Lâche-le », ordonna-t-il au cuisinier. Le bonhomme fut tenté de répliquer mais obéit, lâchant le garçon. Celui-ci s’élança aussitôt pour s’échapper. Mais le capitaine Lanzafame avait prévu la chose : avec une rapidité extraordinaire il se pencha, bras tendu dans une fente de spadassin, et frappa la jambe du gamin, lui faisant ainsi perdre l’équilibre. Le capitaine fut aussitôt sur lui, le prit sous les bras et le souleva d’un coup, sans effort. Puis il le reposa, comme s’il le plantait en terre. « Ne bouge pas », lui intima-t-il. Sa voix était ferme et autoritaire. Le petit voleur resta immobile. « Comment tu t’appelles ? » Le gamin serra les lèvres et regarda autour de lui. « Comment tu t’appelles ? répéta le capitaine, d’un ton plus agressif. — Il s’appelle Zolfo », dit une voix derrière eux. Puis, du néant, surgit un jeune prêtre, avec une longue soutane noire à boutons rouges et un cœur sanglant couronné d’épines brodé sur la poitrine. Il portait un chapeau noir et brillant qu’il souleva en s’approchant. Derrière lui, une jeune fille, radieuse dans sa robe verte. Le capitaine nota sa peau couleur d’albâtre et ses longs cheveux cuivrés. « Qui es-tu ? demanda le militaire, voyant que le prêtre était très jeune lui aussi. — Je m’appelle Mercurio da San Michele », dit-il en venant se mettre sous le nez du capitaine, nullement impressionné. Puis il désigna Zolfo. « Pardonnez-lui, il n’a pas résisté aux affres de la faim. Nous avons marché toute la journée et nous n’avons pas pu trouver d’auberge dans ce brouillard. Nos chevaux et notre voiture nous ont été volés par des brigands, nous sommes vivants par miracle et… — Tu es prêtre ? — Non, je suis un novitium saecularis, je suis promis au Christ, notre Seigneur, répondit Mercurio en souriant. Et je suis le secrétaire de son Excellence Révérendissime l’Évêque de Carpi, Monsignor Tommaso Barca di Albissola, qui nous attend à Venise pour rencontrer ces deux malheureux frère et sœur, de la pieuse congrégation des Orphelins de San Michele Arcangelo, auxquels… — Je ne connais aucun évêque à Venise du nom que tu as dit, fit le capitaine, soupçonneux. — Parce que c’est à Carpi qu’il réside, répondit promptement Mercurio. Mais actuellement son Excellence est en visite à Venise, et c’est là que nous devons le rejoindre. » Le capitaine le fixait en silence. « Nous avons de l’argent pour payer la viande que ce garçon vous a volée », ajouta Mercurio. Lanzafame ne prêta aucune attention à ce détail. « Et pourquoi ton évêque est-il si pressé de rencontrer ces deux orphelins ? demanda-t-il plutôt. — Eh bien… c’est une affaire… ecclésiastique. Et privée. » Le capitaine Lanzafame continua à le fixer. « Il veut dire que ces deux-là sont les bâtards de l’évêque », dit le cuisinier en éclatant de rire, suivi des autres soldats. Le capitaine foudroya ses hommes du regard. « Lequel d’entre vous connaît avec certitude son propre père ? Pourtant je ne vous ai jamais appelés bâtards. » Les soldats baissèrent la tête. Les yeux bleus du capitaine cherchèrent un instant la jeune fille à la peau d’albâtre. Benedetta ne lui sourit pas. Mais son regard montrait du respect. Le capitaine s’adressa de nouveau à Mercurio. Il avait l’air plus détendu. « Il aurait été plus prudent de nous demander de la nourriture. Au pire, vous auriez risqué un refus, mais pas la mort. Vous auriez pu être pris pour des espions ou des ennemis, vous vous en rendez compte ? — Nous ne savions pas si, dans cette partie du monde, il y avait des personnes vivant dans la crainte de Dieu ou bien des barbares, dit Mercurio. — Des barbares ? se mit à rire le capitaine. Tu me parais bien perdu, mon garçon. » Puis il se tourna vers le cuisinier. « Donnez-leur à manger. » Il fit mine de partir mais s’arrêta, revint sur ses pas et posa la main sur l’épaule de Mercurio, en l’emmenant à l’écart. « Tu es prêtre ou pas, en conclusion ? — Pas encore, Excellence. — Quoi qu’il en soit, mes hommes seront réconfortés d’avoir quelqu’un pour les bénir. Ils sont entre la vie et la mort, et ils voient des fantômes. Ils sont épouvantés, ils sentent le souffle du démon sur leur cou. Bénis-les et absous-les de tous leurs péchés. Tu connais bien quelques prières, non ? — Oui, Excellence. — Et cesse avec ton “Excellence”, je suis capitaine de la Sérénissime. — Oui, capitaine. » Lanzafame sourit. Ce petit curé lui plaisait. Il se dit qu’un garçon comme celui-là, prêtre, c’était du gâchis. Mais ce n’étaient pas ses affaires. « Donnola ! », cria-t-il, et quand l’autre apparut, il lui ordonna : « Emmène ce prêtre avec toi. — Venez, mon père… enfin, mon garçon, se corrigea-t-il. — Appelle-le comme un prêtre, Donnola. Sinon tu vas bientôt l’appeler l’Esprit Saint. » Les soldats se mirent à rire. Donnola accompagna le jeune homme jusqu’au chariot où Isacco était déjà au travail. Mercurio s’agenouilla aux côtés de l’homme que le docteur était en train de panser et pria. « Nous te supplions, Saint Michel Archange, que toi et tout le chœur des Archanges et les neuf chœurs des anges, ayez pitié de cet homme dans cette vie présente, et qu’il reste sous ta protection, toi le vainqueur de Satan, qu’il puisse jouir de tes divines bontés, avec toi, dans le Saint Paradis. — Amen, murmura le blessé, et son visage s’apaisa. Merci, mon père. » Puis Isacco se leva et alla vers un autre soldat, qui avait perdu connaissance. Mercurio s’agenouilla de nouveau près de lui. « Tu es fort, mon garçon, murmura Isacco à Mercurio. Mais j’ai l’œil et je sais que tu n’es pas ce que tu dis être. » Mercurio le regarda d’un air interrogateur, en se raidissant un peu. « Tu es un imposteur », dit tout doucement Isacco. Mercurio ne répondit pas. Il continuait de fixer le médecin. « Mais je ne dirai rien, continua Isacco à mi-voix. Ces malheureux ont besoin d’un prêtre. — Merci. » Sur le visage de Mercurio apparut un sourire, à peine esquissé. « J’étais dans les bois quand vous vous êtes mis à l’écart pour satisfaire un besoin naturel. » Il regarda de nouveau Isacco dans les yeux, en silence. « Et moi non plus, je ne dirai rien. » Le sourire de Mercurio s’élargit. « Ces malheureux ont besoin d’un docteur. » Isacco le fixa, examina le jeune imposteur. Ce n’était pas une menace de sa part. Juste une manière de signifier, avec une grande efficacité, qu’il était loin d’être bête. Isacco éclata de rire. Et Mercurio rit avec lui. « Qu’y a-t-il à rire ? », demanda Donnola. Isacco et Mercurio ne répondirent pas. Ils se regardaient dans les yeux et se reconnaissaient, amusés. « Allons, faisons notre travail, dit enfin Isacco. — Oui, dit Mercurio. Faisons notre travail. »
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