10Benedetta et Zolfo avaient été emmenés au chariot des vivres.
« N’allez pas vous promener dans le camp », avait dit le capitaine Lanzafame, en regardant uniquement Benedetta.
Le chariot ressemblait à une petite maison à lui tout seul. Partout s’entassaient des barils noirs et des caisses. Au milieu, une jarre gigantesque en terre cuite était immobilisée par quatre cordes, nouées à des poteaux fixés au plancher et au toit. En temps de guerre, on protège plus le vin que la nourriture.
Benedetta et Zolfo regardèrent autour d’eux et virent Giuditta entre deux rangées de caisses. La jeune fille leur lança un sourire incertain. Elle fit un pas en avant et prit un plat cabossé, en fin métal. Elle le tendit aux nouveaux arrivants.
« Bœuf salé et pain noir, dit-elle. Mangez. » Puis, comme une brave maîtresse de maison, elle montra deux paillasses improvisées sur le sol. « Nous avons aussi un réchaud. Asseyez-vous. »
Benedetta sourit. « Tu es qui ?
— La fille du docteur.
— J’ai faim. » Zolfo se jeta sur le plat et s’assit près du réchaud. Il mordit dans la viande salée. « Pas de saucisses ? », demanda-t-il la bouche pleine, en levant les yeux vers Giuditta.
Elle haussa les épaules.
« Ils n’ont pas de saucisses ? insista Zolfo.
— Je ne sais pas, répondit Giuditta en haussant de nouveau les épaules.
— T’es quoi, juive ? », se mit à rire Zolfo, en replongeant la tête dans le plat. Mais bien vite il s’arrêta et fixa Giuditta qui avait l’air sérieux, ses yeux sombres plus ouverts que la normale. Le regard de Zolfo se promena rapidement à l’intérieur du chariot, tandis qu’il cessait de mâcher. Quand il vit les deux besaces de voyage, il posa le plat, se pencha vers celle d’Isacco et en sortit un bonnet jaune. Il se dressa sur ses pieds, le bonnet à la main. Il cracha ce qu’il était en train de mâcher. « T’es juive ! », dit-il avec agressivité en s’approchant de Giuditta, le bonnet tendu au bout du bras.
« T’es juive ! », répéta-t-il, criant presque, et il le lui lança à la figure. Giuditta recula, effrayée.
« Zolfo, qu’est-ce qui te prend ? fit Benedetta, surprise.
— Vous êtes des merdes ! cria Zolfo. Salauds de Juifs !
— Zolfo, calme-toi ! » Benedetta se mit entre lui et Giuditta. Elle le regarda. Les yeux de Zolfo étaient comme fous, emplis de haine. « Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Ils ont tué Ercole, voilà ce qui m’arrive ! », gronda Zolfo, et il la repoussa, tentant de s’approcher de Giuditta.
Benedetta se mit de nouveau entre eux. « Elle n’a rien fait, elle », dit-elle en haussant la voix dans l’espoir de raisonner Zolfo.
« C’est tous des assassins ! Salauds de Juifs ! »
La porte du chariot s’ouvrit tout à coup.
« Que se passe-t-il ? », demanda le capitaine Lanzafame.
Zolfo se retourna d’un bond. « C’est une Juive ! Moi je reste pas dans un chariot où il y a des salauds de Juifs ! »
Le capitaine jeta un regard à Benedetta, puis attrapa Zolfo et le tira de force à l’extérieur du chariot. « Alors tu dormiras dehors, lui dit-il d’un ton autoritaire. Je ne veux pas de problèmes. Et quand on se remettra en marche, tu suivras à pied. »
Au même moment, Mercurio et Isacco avaient sorti la tête de leur chariot. Le garçon rejoignit le capitaine au pas de course. « Qu’est-ce qui se passe ? »
Isacco l’avait rejoint.
Zolfo pointa le docteur du doigt. « Mercurio, c’est un Juif ! » Et après avoir craché rageusement par terre, il ajouta, la voix tremblante : « Ils ont tué Ercole ! » Puis il éclata en sanglots irrépressibles qui le secouaient comme une tempête.
Benedetta se précipita pour le prendre dans ses bras.
Mercurio ne savait que faire. Il regarda d’abord Isacco, puis Giuditta, puis le capitaine Lanzafame. Et enfin il ouvrit largement les bras. « C’était un ami à lui… », dit-il tout bas, se rendant compte que sa phrase ne voulait rien dire pour ces gens. Depuis qu’ils avaient quitté les fosses communes, Zolfo n’avait jamais pleuré. Il était monté dans la charrette de Scavamorto et le froid de la nuit avait gelé les larmes sur ses joues. Et peut-être aussi dans son cœur. Depuis lors, et jusqu’à maintenant, pas une larme, pas un mot sur Ercole. « Ça va lui passer », dit Mercurio au capitaine, qui attendait en silence, droit et imposant.
Lanzafame hocha la tête, pointant un doigt vers Zolfo. « Je ne veux pas d’histoires, gamin. Tu m’as compris ? Sinon je te chasse à coups de pied au cul ! » Et il s’éloigna.
Benedetta prit Zolfo à part. Le petit garçon n’arrivait pas à calmer ses sanglots. Mercurio fit un pas vers eux, mais Benedetta l’arrêta d’un geste de la main.
Alors Mercurio se tourna vers Isacco. « Je suis désolé », dit-il. Il regarda Giuditta. Elle avait le regard fier, des sourcils noirs légèrement arqués, presque une expression de défi.
Isacco monta les marches et la serra dans ses bras.
Mercurio, malgré le froid et la fatigue, se promena à l’intérieur du camp, seul. Enfin, il prit une saucisse et une tranche de pain noir, s’assit sur un baril vide jeté là, de l’autre côté de la route. Il entendit des pas derrière lui mais ne se retourna pas.
« Tu bois, demi-curé ? lui demanda le capitaine Lanzafame. Il tenait à la main deux quarts en métal remplis de vin.
— Oui, dit Mercurio.
— Tous les prêtres boivent, se mit à rire le capitaine, en regardant les taillis transformés par la nuit en épais fourrés noirs.
— C’est vrai…
— Le sang du Christ », rit encore le capitaine en buvant d’une seule gorgée plus de la moitié de son quart. Puis il fit claquer sa langue. « Le prends pas mal, demi-curé. Je suis un soldat, c’est mon métier de rire de tout. Ça n’est ni contre toi ni contre l’Église. »
Mercurio sourit et but.
« Le gamin, tu es capable de le contrôler ? »
Mercurio acquiesça, même s’il en doutait un peu.
« Demain, on se remet en marche et après-demain on sera à Venise, dit le capitaine. Et avec tout le respect que je dois à ton vœu de chasteté, demi-curé, moi j’ai juste besoin d’un lit et d’une femme pour me remettre sur pied. » Il rit de nouveau. « Le docteur a fini. » Puis, la tête basse, d’une voix sérieuse, il ajouta : « J’en pouvais plus de les entendre hurler. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est pire que la bataille ». Et après une claque énergique sur l’épaule de Mercurio, il se leva et partit.
« Capitaine… l’appela Mercurio, comme si les mots sortaient tout seuls de sa bouche. Qu’est-ce qu’on ressent quand on tue quelqu’un ? » Sa voix tremblait imperceptiblement.
« Rien.
— Rien ? Même la première fois ?
— Je me souviens pas. C’était il y a si longtemps. Pourquoi ?
— Comme ça… »
Le capitaine l’observa en silence. « Tu as quelque chose à me dire ? »
Mercurio sentait la nécessité de partager ce poids avec quelqu’un. Mais le capitaine était un soldat, et il l’arrêterait peut-être.
« Il y a quelque raison… particulière pour laquelle tu as endossé la soutane, mon garçon ? »
Mercurio respira à fond. Le capitaine n’était pas la bonne personne à qui se confier. Il tourna entre ses mains son quart de vin, hésitant. « Ma mère était… une ivrogne. Quand son ventre a grossi, elle ne se rappelait plus de qui j’étais l’enfant. Elle m’a confié aux curés… C’est pour ça que je suis devenu prêtre. Je ne connais pas d’autre métier. Voilà. »
Le capitaine le regarda attentivement. Il acquiesça et s’éloigna.
Mercurio resta seul. Sentant un haut-le-cœur, il s’empressa d’ingurgiter le dernier bout de saucisse et le pain noir. Il ferma les yeux. Dans le noir se chevauchaient les images des soldats blessés, les chairs coupées et recousues, les regards plus stupéfaits que souffrants, la peur de la mort dans leurs yeux. Il se leva d’un bond. Il ne voulait pas rester là, seul, dans ce camp. Il se dirigea d’un pas décidé vers le chariot des vivres.
Il trouva Benedetta et Zolfo au pied de l’échelle.
« Tu t’es calmé ? », demanda-t-il à Zolfo, sans reproche dans la voix.
Celui-ci le regarda. Il avait les yeux rouges. Il ressemblait de plus en plus à un enfant. « Je veux pas dormir avec ces Juifs, dit-il. Moi les Juifs, je les déteste tous. »
Mercurio se glissa dans le chariot. « Je te prends une couverture. » Quand il reparut à la porte, la couverture à la main, il dit à Benedetta : « Le capitaine ne veut pas que tu restes dehors, surtout la nuit ».
Elle fit un signe d’assentiment. « J’arrive dans pas longtemps. »
Mercurio regarda Zolfo. « Bonne nuit. »
Le petit garçon renifla et mit la couverture sur ses épaules.
Mercurio lui tendit aussi son quart de vin. « Tiens, ça te réchauffera. »
Zolfo le prit et eut de nouveau envie de pleurer. Mais il se retint et but tout le vin d’un trait. Puis il toussa.
Mercurio rentra dans le chariot. L’air était tiède et sentait la nourriture. Il regarda Isacco et Giuditta, recroquevillée entre les bras de son père. « Nous partons demain », dit-il à l’adresse du docteur, mais son regard continuait d’aller vers elle. Les filles ne l’avaient jamais intéressé, elles n’apportaient que des ennuis. Celle-ci, pourtant, avait quelque chose qui retenait son attention.
« Bien, dit Isacco.
— Le capitaine dit que dans deux jours nous serons à Venise », ajouta Mercurio pour briser le silence embarrassé qui avait suivi. Ou peut-être pour sourire à la fille. Il savait qu’il ne l’avait jamais vue, et pourtant dans son cœur il lui semblait la connaître.
« Bien », répéta Isacco.
Mercurio s’étendit sur la paillasse et tira la couverture. “Les filles, ça n’apporte que des ennuis”, pensa-t-il, en essayant de garder son regard loin de la fille du docteur.
« Prends le réchaud pour ton ami », lui dit Isacco.
La porte du chariot s’ouvrit. Mercurio se mit sur un coude. « Apporte le réchaud à Zolfo », fit-il à Benedetta, qui le prit et le passa à Zolfo, rencogné sur les marches comme un chien.
« Je veux rien des Juifs, entendit-on.
— Crétin, c’est Mercurio qui te le donne », répliqua Benedetta. Puis elle ferma la porte. Regarda autour d’elle. Elle ne savait pas où se coucher. Les nuits précédentes, elle avait dormi contre Zolfo. Mercurio s’était toujours tenu un peu à distance. Mais Zolfo n’était pas là et elle ne savait pas où dormir. Puis elle remarqua que la fille du docteur regardait Mercurio à la dérobée. Alors elle s’assit près de lui, pour marquer sa possession. Ce simple geste, cependant, fit naître une pensée angoissante : elle eut peur que Mercurio ne la chasse, aussi s’éloigna-t-elle brusquement pour s’enrouler dans la couverture. « Bonne nuit tout le monde », dit-elle très vite.
« Bonne nuit », répondirent les autres, successivement.
Puis Isacco souffla sur la lanterne et le chariot plongea dans l’obscurité.
Mercurio aurait voulu lui dire de la laisser allumée, mais l’idée de passer pour un gamin lui déplaisait. Il ne ferma pas les yeux, il savait où l’emmenaient ces images abominables des soldats blessés. Il les garda grand ouverts, fixant la petite fenêtre en face de lui, dans l’espoir que la pâle luminescence de la nuit éclairerait bientôt toute cette obscurité. Mais il ne put arrêter les pensées qui se pressaient en lui. Et tandis qu’il essayait de résister, se forma devant ses yeux l’image qu’il fuyait depuis des jours. Il vit la gorge du marchand qui s’ouvrait en deux. Il entendit le bruit visqueux de la lame qui pénètre la chair et le craquement de la trachée qui s’ouvre. Il s’assit brusquement, les poings serrés. Il ignorait combien de temps s’était écoulé. Benedetta, à sa droite, avait une respiration régulière. Elle dormait. Et il lui sembla entendre des respirations profondes du côté du docteur et de sa fille.
« Tu n’arrives pas à dormir ? dit tout doucement la voix d’Isacco.
— Et vous ? répondit un instant après Mercurio.
— Non. »
Suivit un long silence. Puis Mercurio entendit un froissement. L’instant d’après, Isacco était à côté de lui.
« Ton ami, là, dehors, il connaît mon secret ? », dit Isacco le plus bas qu’il put.
Mercurio ne répondit pas tout de suite. « Ne vous inquiétez pas.
— Ça ne veut dire ni oui ni non.
— Nous sommes des voleurs et des escrocs, comme vous. Pour aucun de nous, il n’est bon d’être découvert.
— Mais nous, nous sommes juifs. »
Mercurio savait ce que voulait dire Isacco. Et il avait raison. « Il ne sait rien de votre trésor, soyez tranquille… docteur.
— Merci », dit l’homme, en retournant s’étendre.
« Venise, murmura-t-il bientôt d’une voix rêveuse.
— Oui… Venise », dit Mercurio en écho.
Mais pour lui ce nom ne voulait rien dire.