Chapitre 8

2016 Words
8Quand le frère prêcheur et sa troupe hétéroclite de paysans eurent disparu, Isacco fit signe à Giuditta de rester cachée. « Ils ne le suivront pas jusqu’au bout du monde », lui dit-il. Au bout d’une demi-heure, en effet, on vit revenir les paysans, silencieux en l’absence du prédicateur et regrettant déjà la perte de précieuses heures de travail pour une bataille qu’ils ne comprenaient pas bien. Isacco rassura Giuditta : « Tu verras, Venise est une ville amie des Juifs ». Ils recommencèrent à marcher, longeant la route depuis le bois comme les animaux sauvages. Ils marchèrent longtemps, en silence, ne s’arrêtant qu’une fois pour manger une tranche de pain. Quand le soir arriva, Isacco expliqua à sa fille que le renard ne dormait pas dans les auberges, surtout s’il y avait des chiens. Il coupa des branchages, et construisit une sorte de couchage couvert, invitant sa fille à s’étendre le plus près possible de lui. « Nous sentirons moins le froid », lui dit-il. À l’aube, ils se levèrent, transis, traversèrent la grand-route, puis revinrent en arrière mais par l’autre versant, là où le bois était plus touffu. « Je suis une idiote, fit Giuditta en s’arrêtant. Si je n’avais pas dit à cette femme que tu étais docteur, nous marcherions en ce moment sur la grand-route. » Isacco se retourna. « Je suis une idiote », répéta-t-elle d’une voix rageuse, se mordant les lèvres pour ne pas pleurer. Son père la saisit aux épaules, le regard grave. « Oui », dit-il. Giuditta baissa la tête, mortifiée. Isacco lui mit un doigt sous le menton et releva son visage. « Tu as fait une chose stupide. » Il la fixa de ses yeux profonds. « Essaie de comprendre. Les gens comme moi… je veux dire, ceux qui vivent comme moi… bref, les gens comme moi veulent rester maîtres de leur propre destin et de leurs propres mensonges. Tu comprends ça ? — Oui, père, dit Giuditta. Je suis désolée », et elle voulut se jeter dans ses bras. Isacco la tint à distance pour mieux la regarder dans les yeux. « Tu t’es trompée. Tu es un très mauvais comparse. » Et tout à coup il rit de bon cœur, avec une légèreté qui surprit sa fille. « Mais d’un autre côté, tu as fait un geste extraordinaire. Et ce geste, j’arrive seulement maintenant, après des lieues et des lieues de route, à l’accepter… — Quoi ? », demanda Giuditta, surprise. Le regard d’Isacco se voila, perdu dans un passé ancien. Il regarda sa fille. « Tu es belle, mon enfant, lui dit-il. Comme ta mère, qui était une vraie beauté. » Il lui caressa le visage. « Sais-tu ce que tu as fait d’extraordinaire ? — Quoi ? répéta Giuditta. — Tu m’as donné un avenir, dit Isacco. — Que veux-tu dire, père ? », demanda la jeune fille, troublée. Avant qu’Isacco ait le temps de répondre, on entendit un bruit sourd, indéfinissable mais constant. La terre vibrait. Par instant montaient des chants lointains. Père et fille se cachèrent dans l’ombre. Isacco porta un doigt à ses lèvres et murmura : « Silence ». Au bout de quelques minutes apparut au détour d’un virage une procession de chariots, cavaliers et fantassins. Certains portaient une armure, d’autres avaient des bandages rouges de sang. Les chariots transportaient des blessés couchés, tandis que d’autres marchaient à leurs côtés en s’aidant de leur épée ou de leur lance. Aux ridelles des chariots et aux selles des chevaux pendaient des arbalètes, des arcs, et des carquois portant des traits et des flèches. Cela ne ressemblait pas à la retraite après une défaite, car ils chantaient. Les cavaliers avaient fière allure. Ils ne s’abandonnaient pas au déhanchement de l’animal mais chevauchaient en bombant le torse, malgré les blessures. Et en tête de la colonne claquaient les étendards de la Sérénissime. « Des Vénitiens », murmura Isacco. Il y avait une dizaine de chariots, et guère plus d’une centaine de soldats, cavaliers et fantassins. Isacco jugea imprudent de se joindre à eux pour aller à Venise. Surtout accompagné d’une jolie fille. L’envie de festoyer, pensa-t-il, était parfois pire que la colère. Ils restèrent accroupis dans le bois, laissant les soldats s’éloigner. Isacco donna à sa fille le signal du départ. « Nous les suivrons à bonne distance. Une caravane de soldats, c’est comme un balai sur un carrelage rempli de cafards, ça nettoie le passage. » Sortant des bois, ils traversèrent un champ détrempé. Au bord de la route, ils virent une pierre miliaire en granit, carrée. Elle indiquait Venise à trente-neuf lieues. « C’est encore bien loin. » Isacco vit le regard désemparé de Giuditta. « Ha-Shem, le Seigneur, que Son nom soit béni, nous guidera. » On entendait encore les chants des soldats. « Marchons », dit Isacco, qui se mit en route. Mais deux cavaliers d’arrière-garde, comme jaillis du néant, se précipitèrent sur eux au galop, l’épée dégainée. Ils s’arrêtèrent à quelques pas d’Isacco, qui recula avec dignité et sans tomber. « Qui êtes-vous ? dit l’un des deux. — Mon nom est… — Pourquoi nous suivez-vous ? coupa l’autre, d’un ton rude. — Nous nous rendons à Venise et nous nous sentons plus en sûreté à voyager derrière les troupes de la République Sérénissime, valeureux guerrier », répondit Isacco d’un ton si grave qu’il en parut pompeux. Ce qui fit rire les cavaliers. « Ce qui est sûr, c’est que vous n’êtes pas vénitiens, même si vous parlez notre langue, dit le premier. Vous avez la peau plus foncée que la nôtre, et aussi les yeux et les cheveux. À vous regarder, je dirais que vous êtes juifs. Toi particulièrement, avec cette barbiche de chèvre. Mais vous n’êtes peut-être pas juifs, puisque vous ne portez pas le bonnet jaune prescrit par la loi. » Le cavalier à l’épée dégainée, en souriant, enfonça un coup dans la besace de velours d’Isacco et y harponna le bonnet. L’autre, qui gardait son arme basse, la pointe vers la terre, fit tourner son cheval autour de Giuditta, en la toisant. Isacco, le visage pâle, dit : « Ne faites pas de mal à ma fille ». Il fit un pas vers le cheval dont les sabots piétinaient nerveusement dans la boue. Puis il ajouta : « Je vous en supplie, cavalier ». Le soldat, en riant, approcha son épée des fesses de Giuditta, comme aurait fait un berger avec une brebis pour la ramener au sein du troupeau, et toucha à peine le tissu moelleux tissé par les vieilles femmes dans les montagnes de l’île de Negroponte. Giuditta fit un bond en avant, là où le voulait le cavalier, regagnant le milieu de la grand-route. « Marchons », ordonna le premier cavalier, sans agressivité. Ils les escortèrent pour rattraper le groupe des blessés. Là, ils les remirent au capitaine Andrea Lanzafame, un bel homme de quarante ans, robuste, aux yeux clairs pénétrants, les cheveux dépeignés par la guerre, et la barbe naissante. Le capitaine descendit de cheval et fixa Isacco. Isacco comprit que ce n’était pas un homme patient et qu’il fallait lui parler sans détours. Le capitaine demanda : « Vous êtes juifs ? — Oui, monsieur. — Pourquoi ne portez-vous pas le bonnet jaune ? — Parce qu’on nous courait après pour nous tuer. » Le capitaine Lanzafame l’étudia en silence, acquiesçant vaguement. « Qui êtes-vous ? — Mon nom est Isacco da Negroponte. » Isacco se tourna vers sa fille qui le fixait, effrayée. Elle ressemblait tant à H’ava, la femme qui lui avait donné le jour, celle qu’il avait tendrement aimée et se reprochait de n’avoir pu sauver. À l’auberge, au moment d’entrer dans la chambre de la petite fille malade, il s’était retourné vers Giuditta qui le fixait depuis la pénombre du couloir. Et il avait eu l’impression que sa femme, à travers cette fille qui lui ressemblait tant, lui envoyait sa bénédiction. Giuditta avait parlé pour H’ava, quand elle avait dit qu’il était docteur. H’ava, par son entremise, avait fait savoir à Isacco qu’elle ne le considérait pas comme responsable de sa mort, et lui avait indiqué le chemin. Un nouveau destin. Il sourit, puis se tourna vers le capitaine. « Mon nom est Isacco da Negroponte, médecin, connaissant les humeurs internes, et dentiste, dit-il fièrement. — Tu es tailleur ? lâcha le capitaine Lanzafame. — Tailleur ? demanda Isacco, perplexe. — Tu coupes et tu couds ? Tu es chirurgien ? insista le capitaine. — … Oui, je suis aussi tailleur », répondit-il, et il eut l’impression que le capitaine le regardait avec plus de respect qu’il n’en aurait eu pour un médecin ou pour un noble. « As-tu tes instruments, docteur ? lui demanda-t-il, en le traitant immédiatement comme un subalterne à ses ordres. — Non…, hésita Isacco. — Alors tu te serviras de ceux de Candia, le dentiste de la troupe. Il est mort de la fièvre il y a deux jours… J’espère que ses instruments ne te porteront pas malheur. » Isacco se tourna vers sa fille. « Il ne lui arrivera rien, dit le militaire. — Avec tous ces soldats ? demanda Isacco, préoccupé. — Ce sont mes soldats. Et je suis leur capitaine. » Isacco l’observa. Personne ne sait mieux qu’un escroc lire dans le cœur des hommes. Une qualité indispensable, dans un métier aussi incertain et totalement privé de règles. L’expression du capitaine Lanzafame, quoique dure et fière, reflétait un cœur sincère. « Je vous crois, dit Isacco. — Elle est sous ma protection, dit alors le capitaine. Maintenant, va faire ton devoir. Sur les chariots, il y a des garçons qui aimeraient bien revoir leur famille. » Il mit ses mains en porte-voix et hurla : « Donnola ! » L’instant d’après apparut un petit homme, avec une tête plus petite encore et deux yeux minuscules, qui ressemblait, sinon à une belette1, du moins à un drôle d’animal, pointu et chauve. Il n’avait qu’une vague ombre roussâtre au-dessus de la lèvre supérieure et sur le bout du menton. La peau autour de ses yeux plissait comme un fruit sec, tandis que celle de ses joues glabres était lisse, grasse et luisante. L’ensemble ressemblait à un vieux bébé. « Voici le docteur Negroponte. Donne-lui la trousse et les instruments de Candia, ordonna le capitaine. Et oblige-le à cracher dessus, en face de tes hommes, pour enlever la malédiction de cette fièvre qui l’a tué. S’il refuse, fouette-le, prends-le à coups de pied au cul, débrouille-toi. Mais une fois qu’il aura craché, tu seras sous ses ordres. Ne les discute pas. » Il se tourna vers Isacco. « Nous allons bivouaquer ici. Je veux que tu commences tout de suite. Tu n’as qu’à suivre Donnola. » Isacco s’approcha de sa fille « Merci, lui dit-il. — Père… », commença à dire Giuditta. Mais Isacco la fit taire en la prenant dans ses bras. Puis il lui murmura à l’oreille : « Perds l’habitude de relever tes jupes quand tu descends d’un bateau ou quand tu montes dans un chariot ». Isacco suivit Donnola vers le premier chariot, d’où arrivait une forte odeur de pourriture. “Gangrène”, pensa Isacco. « J’ai faim ! », hurla à ce moment-là le capitaine. En montant sur le chariot, bâché d’une toile déchirée en plusieurs endroits, Isacco entendit le militaire ordonner à un soldat : « Et la fille aussi doit avoir faim. Pas de porc. Allez, allumez les feux ! » Plongeant au milieu des corps humains entassés, Isacco pensa qu’il devait jouer son rôle jusqu’au bout. Il s’assit à côté du premier blessé – un garçon qui n’avait pas vingt ans, les yeux dilatés par la peur –, toucha sa jambe réduite en bouillie par les sabots d’un lourd cheval de guerre et remarqua les esquilles d’os ; les bords de la blessure jaunissaient déjà. Il savait comment agir. Son père avait été un bon maître. “Merci, foutu s****d”, pensa-t-il. « Crache sur les instruments, ça enlève la malédiction », dit Donnola en ouvrant sous son nez une trousse en cuir tanné, grande comme une valise et bourrée à craquer d’instruments chirurgicaux. Isacco cracha sans hésiter puis, à haute voix, de façon que tous les blessés du chariot entendent, déclara : « La malédiction de la fièvre de Candia s’en est allée ». Donnola était stupéfait. « Les docteurs, ils rechignent toujours quand on leur demande ce genre de chose… fit-il à mi-voix, soupçonneux. Ils disent que ça va contre la science. — Donc je ne suis pas un docteur ? », lui demanda Isacco en le fixant droit dans les yeux, avec cette assurance qu’une vie entière de faussaire lui avait appris à afficher. L’autre resta à le regarder, sans rien dire. « Fais-lui boire quelque chose de fort, de l’eau-de-vie plutôt que du vin, attache-le serré et donne-moi une scie droite et une scie courbe. Et fais chauffer un fer plat, dit Isacco. Naturellement, quand tu auras décidé que je suis un vrai docteur… » Donnola se secoua, se pencha sur la trousse et attrapa deux instruments. « Scie droite et scie courbe… À votre service, monsieur le docteur. » Isacco empoigna les instruments. Il pria intérieurement. “H’ava, si c’est ce que tu as voulu pour moi, guide ma main.” Tandis que le capitaine offrait à Giuditta du pain et de la viande de veau salée, le hurlement du jeune homme s’entendit dans tout le camp et fit courir des frissons. Les chants s’interrompirent un instant. Puis ils reprirent, plus fort. Isacco, au moment de mordre avec les dents de la scie dans la jambe du jeune homme, se sentit submergé par une violente émotion. Les larmes lui montèrent aux yeux et sa gorge se serra. “Sois près de moi, mon amour, supplia-t-il encore. Fais que j’en tue le moins possible.” 1 C’est le sens du mot donnola.
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