lendemain matin, Anna et Henriette descendirent sur la plage pour regarder la marée montante, qu’un léger vent du sud-est amenait en larges nappes sur le rivage uni. Après avoir admiré ensemble la mer, et aspiré avec délices cette brise matinale, Henriette dit soudain : « Oui, je suis convaincue que l’air de la mer fait du bien. Il a rendu un bien grand service au docteur Shirley après sa maladie, au printemps dernier. Il a dit lui-même qu’un mois passé à Lyme lui a fait plus de bien que tous les remèdes, et que la mer le rajeunit. C’est fâcheux qu’il n’y demeure pas toute l’année. Il ferait mieux de quitter Uppercross et de se fixer à Lyme. Ne trouvez-vous pas, Anna ? Convenez avec moi que c’est la meilleure chose qu’il puisse faire pour lui et pour Mme Shirley. Elle a ici des cousines et beaucoup de connaissances qui lui rendront le pays agréable, et puis, elle sera bien aise d’avoir ici un médecin à sa portée, en cas d’une nouvelle attaque. Je trouve bien triste que ces excellentes gens, qui ont fait du bien toute leur vie, passent leurs dernières années dans un endroit tel qu’Uppercross, où, excepté notre famille, ils n’ont personne à voir. Ses amis devraient l’engager à venir : il aurait facilement une dispense de résidence. Mais pourra-t-on lui persuader de quitter sa paroisse ? Il est si scrupuleux ! Ne trouvez-vous pas qu’il l’est trop, et qu’il y a une conscience exagérée à sacrifier sa santé pour des devoirs qu’un autre remplirait aussi bien ? S’il venait à Lyme, il ne serait qu’à six lieues, et pourrait savoir ce qui se passe dans sa paroisse. » Anna sourit plus d’une fois pendant ce discours. Elle était aussi prête à sympathiser avec Henriette qu’avec Benwick. Elle dit tout ce qu’on pouvait dire de raisonnable et d’à-propos. Elle comprenait les droits du docteur Shirley à la retraite et la nécessité d’un remplaçant ; elle poussa l’obligeance jusqu’à insinuer qu’il vaudrait mieux que ce dernier fût marié. « Je voudrais, dit Henriette très contente, que lady Russel demeurât à Uppercross et fût dans l’intimité du docteur. On m’a toujours dit qu’elle a une grande influence sur ses amis. Je la crains parce qu’elle est très perspicace, mais je la respecte beaucoup et je la voudrais voir à Uppercross. » Anna s’amusa de voir que les intérêts d’Henriette mettraient lady Russel en faveur. Elle n’eut pas le temps de répondre, car Louisa et Wenvorth s’approchaient. Ils proposèrent de retourner ensemble à la ville. Arrivés à l’escalier qui conduisait à la plage, ils virent devant eux un gentilhomme qui s’effaça pour leur livrer passage. Anna surprit le regard d’admiration qu’il attacha sur elle, et n’y fut pas insensible. Elle était très jolie ce jour-là, la brise du matin avait rendu la fraîcheur à son teint, et donné de l’éclat à ses yeux. Il était évident que l’inconnu l’admirait. Wenvorth s’en aperçut et jeta à Anna un regard rapide et brillant qui semblait dire : « Cet homme vous admire, et moi je reconnais maintenant Anna Elliot. » Après avoir un peu flâné par la ville, on revint à l’auberge. Anna, en se rendant de sa chambre dans la salle à manger, rencontra l’inconnu, qui sortait de son appartement. Elle avait déjà deviné que c’était l’étranger, et que c’était son groom qu’elle avait aperçu près de la maison. Maître et domestique étaient en deuil. Il la regarda encore et s’excusa de sa brusque apparition avec une grâce charmante. Il paraissait avoir trente ans : ses traits, sans être beaux, étaient si agréables qu’Anna eut le désir de le connaître. Le déjeuner était à peine fini quand le bruit d’une voiture attira les convives à la fenêtre. C’était un curricle conduit par un groom en deuil. Tous les regards curieux virent le maître sortir à son tour, accompagné des saluts obséquieux de l’aubergiste. Il monta en voiture et saisit les rênes. « Ah ! c’est celui que nous avons rencontré déjà, dit le capitaine Wenvorth en jetant un regard à Anna. « Pouvez-vous, dit-il à l’aubergiste, nous dire le nom du gentleman qui vient de partir ? – C’est un gentleman très riche, M. Elliot, arrivé la nuit dernière de Sydmouth. Il va à Bath, et de là à Londres. » Elliot ! on se regarda en répétant ce nom. « Dieu ! s’écria Marie, ce doit être notre cousin, Anna, n’est-ce pas le plus proche héritier de mon père ? Dites-moi, monsieur, dit-elle en s’adressant à l’aubergiste, n’avez-vous pas entendu dire qu’il appartient à la famille de Kellynch ? – Non, madame, il n’a rien dit de particulier à cet égard, mais le groom a dit que son maître sera un jour baronnet. – Vous voyez ! s’écria Marie ravie ; héritier de Sir Walter ! Soyez sûrs que ses domestiques prennent soin de le publier partout où il va. Je regrette de ne l’avoir pas mieux regardé. Quel malheur ! Si j’avais été avertie à temps, les présentations auraient pu se faire. Trouvez-vous qu’il ressemble aux Elliot ? Je l’ai à peine regardé ; j’examinais les chevaux. Il est surprenant que ses armoiries ne m’aient pas frappée. Son manteau les cachait, autrement je les aurais remarquées, et la livrée aussi. – Si nous rassemblons toutes ces circonstances, dit Wenvorth, il faut supposer que la Providence a voulu que nous ne soyons pas présentés à votre cousin. » Anna fit tranquillement remarquer à Marie que, depuis nombre d’années, leur père et M. Elliot n’étaient pas dans des termes à rendre une présentation désirable. Cependant elle éprouvait une satisfaction secrète d’avoir vu son cousin, et de savoir que le futur propriétaire de Kellynch était un vrai gentleman. Elle se garda bien de dire qu’elle l’avait rencontré dans le corridor : Marie se fût froissée que sa sœur eût reçu une politesse dont elle n’avait pas eu sa part. « Vous parlerez sans doute de cette rencontre quand vous écrirez à Bath, dit Marie. Il faut que mon père le sache : n’y manquez pas. » Marie n’écrivait jamais à Bath, la fatigue d’une froide et ennuyeuse correspondance reposait sur sa sœur. Bientôt M. et Mme Harville et Benwick vinrent chercher la compagnie pour faire une dernière promenade autour de Lyme. On partit, et Benwick se rapprocha d’Anna. On parla encore de Walter Scott et de lord Byron, sans pouvoir être du même avis, quand le hasard amena Harville auprès d’Anna. « Miss Elliot, lui dit-il tout bas, vous avez fait une bonne action, en faisant causer ce pauvre garçon. Il faudrait qu’il eût plus souvent votre compagnie ; c’est mauvais pour lui d’être confiné ici. Mais, que voulez-vous, nous n’y pouvons rien. Nous ne pouvons pas nous séparer. – Non, dit Anna, mais le temps est un grand consolateur, et votre ami est en deuil depuis bien peu de temps. C’est depuis l’été dernier, je crois ? – Oui, en juin, dit-il avec un profond soupir. – Et il ne l’a pas su tout de suite ? – Seulement les premiers jours d’août, en revenant du Cap. Je n’étais pas là pour le préparer : qui pouvait le faire, si ce n’est ce bon capitaine Wenvorth ? Il écrivit pour demander un congé, voyagea jour et nuit et ne quitta pas le pauvre Benwick pendant une semaine ; personne que lui ne pouvait le consoler. Si vous saviez combien nous l’aimons ! » On ramena les Harville chez eux, puis on voulut revoir une dernière fois le Cobb. Anna se trouva encore près de Benwick. Lord Byron et les Mers bleues ne pouvaient pas manquer d’être cités en présence de la mer ; mais bientôt leur attention fut attirée ailleurs. On descendait les marches qui facilitent la pente raide du Cobb ; Louisa seule préféra sauter comme elle l’avait déjà fait avec l’aide de Wenvorth. Il résista d’abord : elle insista et obtint ce qu’elle voulait. Pour montrer sa joie, elle remonta les marches et voulut sauter de nouveau. Cette fois, le capitaine résista davantage, car il trouvait le saut dangereux. Elle sourit en disant : « Je suis décidée à sauter. » Il avança les mains, mais elle s’élança trop vite, et tomba sur le pavé du Cobb ! On la releva évanouie ; ni sang ni blessure visible ; mais les yeux étaient fermés, le pouls ne battait plus, elle avait la pâleur de la mort. Ce moment fut horrible pour tous. Le capitaine s’agenouilla et la prit entre ses bras ; il était aussi pâle qu’elle, et la regardait, muet de douleur. « Elle est morte, s’écria Marie, saisissant le bras de son mari, déjà glacé de terreur. Henriette s’évanouit et serait tombée si Benwick et Anna ne l’avaient soutenue. Wenvorth, qui semblait accablé, s’écria d’un ton de désespoir : « Personne ne viendra-t-il m’aider ? – Allez-y ! pour l’amour de Dieu, allez-y, s’écria Anna. Je peux soutenir Henriette. Frottez-lui les mains, les tempes ; tenez voici des sels. »
Benwick obéit, et Charles se dégageant de sa femme, ils soulevèrent Louisa et la soutinrent entre eux deux. On fit ce qu’Anna avait dit, mais en vain tandis que Wenvorth chancelant s’appuyait contre le mur, et s’écriait avec le plus profond désespoir : « Ah ! ciel ! son père et sa mère ! – Un médecin, dit Anna. » Ces mots semblèrent l’électriser ; il s’élançait déjà, quand Anna dit vivement : « Ne vaudrait-il pas mieux que ce fût le capitaine Benwick ? il sait où demeure le docteur. » Cette observation parut si juste, que Benwick confia à Charles ce pauvre corps évanoui et disparut en un instant. Il serait difficile de dire lequel des trois était le plus malheureux, de Wenvorth, d’Anna ou de Charles. Ce dernier, penché sur Louisa, sanglotait, et quand il tournait les yeux, il voyait son autre sœur évanouie, et sa femme, presque en proie à une crise nerveuse, qui l’appelait à son aide. Anna, tout en s’occupant d’Henriette avec tout le zèle que l’instinct lui suggérait, s’efforçait encore de consoler les autres. Elle apaisait Marie, ranimait Charles, rendait un peu de calme au capitaine. Ces deux derniers semblaient se laisser diriger par elle. « Anna, s’écria Charles, que faut-il faire, au nom du ciel ? – Ne vaudrait-il pas mieux la porter à l’auberge ? – Oui, c’est cela, s’écria Wenvorth. Je vais la porter ; Charles, prenez soin des autres. » Le bruit de l’accident s’était bientôt répandu. Les bateliers et les ouvriers du Cobb se rassemblaient pour contempler une jeune femme morte. Henriette fut confiée à l’un d’eux. Anna marchait à côté de Louisa. Charles soutenait sa femme : ils reprirent le chemin qu’ils venaient de traverser si joyeux, un moment auparavant, maintenant si désolés ! Les Harville vinrent à leur rencontre. Benwick, en passant, les avait avertis. Harville était un homme de sang-froid et de ressources. Après quelques mots échangés avec sa femme, il décida que Louisa serait transportée chez lui. Il ne voulut écouter aucune objection et fut obéi. Tandis que Mme Harville faisait porter Louisa dans son propre lit, son mari administrait à tous des soins, des cordiaux. Louisa ouvrit une fois les yeux, puis les referma. Ce fut une preuve de vie qui fut utile à sa sœur. L’alternative de crainte et d’espoir empêcha Henriette de retomber dans son évanouissement. Marie aussi fut plus calme. Le médecin arriva plus vite qu’on n’espérait. Pendant son examen, chacun éprouvait une angoisse cruelle. Mais il y avait de l’espoir ; la tête avait reçu un fort ébranlement, le médecin en avait vu de plus graves. Ils en ressentirent tous une joie profonde et l’on adressa au ciel les plus fervents remerciements. Anna se dit qu’elle n’oublierait jamais le regard et l’accent de Wenvorth disant : « Dieu soit loué ! » non plus que son attitude, les bras croisés sur la table, et la tête dans ses mains, comme s’il était écrasé par ses émotions, et cherchait à se calmer par la prière et le silence. Il fallait pourtant prendre un parti. Louisa ne pouvait être transportée ; mais les Harville avaient déjà tout prévu : Benwick céderait sa chambre, et l’on improviserait des lits pour ceux qui voudraient coucher. Mme Harville offrait de se charger de Louisa : c’était une garde-malade experte ; et sa bonne d’enfants était une seconde elle-même. Louisa serait veillée nuit et jour. Tout cela fut dit d’un accent sincère et vrai, qui était irrésistible. Charles, Anna et Wenvorth se demandaient avec effroi comment on pourrait porter la triste nouvelle à Uppercross. La matinée était fort avancée. On se désolait, quand Wenvorth s’écria : « Il n’y a pas de temps à perdre, les minutes sont précieuses. L’un de nous doit partir immédiatement. Musgrove, est-ce vous ou moi ? » Charles répondit qu’il ne pouvait supporter l’idée de quitter Louisa. Henriette voulait aussi rester, mais elle fut forcée de reconnaître qu’elle ne serait utile à rien, elle qui s’était trouvée mal envoyant l’accident de sa sœur. Elle réfléchit à la douleur de ses parents, et consentit à partir. À ce moment, Anna, sortant de la chambre de Louisa, entendit Wenvorth qui disait : « C’est entendu, Musgrove, vous restez, et je ramène votre sœur à la maison. Mais si quelqu’un reste ici pour aider Mme Harville, ce ne peut être que miss Anna, si elle le veut bien : elle a toutes les qualités pour cela ; d’ailleurs votre femme veut sans doute retourner auprès de ses enfants. » Anna, entendant ces paroles, resta d’abord immobile d’émotion. Elle entra dans la chambre. « Vous resterez pour la soigner, j’en suis sûr, lui dit-il avec un élan et une douceur qui semblaient rappeler le passé. » Elle rougit fortement, et lui, reprenant possession de lui-même, s’éloigna. Elle dit qu’elle était prête, et heureuse de rester, qu’elle y avait pensé, et souhaité qu’on lui permît de le faire. Un lit à terre dans la chambre de Louisa lui suffirait, si Mme Harville le trouvait bon. Wenvorth proposa de prendre une chaise de poste pour aller plus vite ; et d’envoyer demain, de bonne heure, l’équipage à Uppercross pour donner des nouvelles de Louisa. Quand Marie sut ce qu’on avait décidé, elle se récria. Elle se plaignit avec amertume de l’injustice qui lui faisait préférer Anna : elle, la sœur de Louisa. Pourquoi ne serait-elle pas aussi utile qu’Anna ! et la laisser retourner sans son mari ! Non, c’était vraiment trop dur ! Elle en dit tant que Charles dut céder. Jamais Anna ne s’était soumise avec plus de répugnance aux fantaisies jalouses de Marie. Elle partit pour la ville, avec Henriette, Charles et Benwick. Pendant le trajet, elle revit les endroits qui lui rappelaient les plus petits détails de la matinée : ici elle avait écouté les projets d’Henriette ; plus loin, elle avait vu M. Elliot ; mais elle ne put donner qu’un moment à tout ce qui n’était pas Louisa. Le capitaine Benwick fut très attentif pour Anna ; l’accident arrivé ce jour-là les avait tous unis davantage ; elle sentait pour lui un redoublement de bienveillance, et pensait même avec plaisir que c’était peut-être une occasion pour elle et lui de se connaître davantage. Wenvorth les attendait avec une chaise de poste au bas de la rue. Anna fut froissée de son air surpris quand il la vit venir au lieu de Marie, et de l’exclamation qui lui échappa quand Charles lui eut dit pourquoi. Elle crut qu’elle n’était appréciée qu’en raison de son utilité. Elle s’efforça d’être calme et juste. Pour l’amour de Wenvorth, elle eût soigné Louisa avec un zèle infatigable. Elle espéra qu’il ne serait pas longtemps assez injuste pour croire qu’elle avait reculé devant cette tâche. Après avoir aidé Henriette à monter, Wenvorth s’assit entre elles deux ; ce fut ainsi qu’Anna étonnée et émue, quitta Lyme. Ce long trajet modifierait-il leurs relations ? quelle serait la conversation ? Elle ne pouvait rien prévoir. Il s’occupa d’Henriette, se tournant toujours vers elle, cherchant à soutenir son espoir, à relever son courage. Il tâchait d’avoir l’air calme pour lui épargner toute agitation. Une fois seulement, comme elle déplorait la malencontreuse promenade sur le Cobb, il ne put se contenir, et s’écria : « Ne parlez pas de cela, de grâce, Ah ! Dieu ! si j’avais refusé au moment fatal ! Si j’avais fait mon devoir ! Mais elle était si vive, si résolue, cette chère et douce Louisa. » Anna se demandait s’il était encore aussi sûr des avantages et du bonheur attachés à la fermeté de caractère, et s’il ne pensait pas que cette qualité, comme toute autre, a ses limites. Il ne pouvait guère manquer de reconnaître qu’un caractère facile a plus de chance de bonheur qu’un caractère très résolu. On allait vite ; la route semblait à Anna moitié moins longue que la veille. Cependant la nuit était venue quand on arriva à Uppercross. Henriette, immobile dans un coin de la voiture, la tête enveloppée dans son châle, semblait s’être endormie en pleurant. Wenvorth se pencha vers Anna et lui dit à voix basse : « J’ai songé à ce qu’il y a de mieux à faire. Henriette ne pourra supporter le premier moment ; ne feriez-vous pas mieux de rester dans la voiture avec elle, tandis que je vais annoncer la nouvelle aux parents ? » Cet appel à son jugement lui fit plaisir, c’était une preuve d’amitié et de déférence. Quand Wenvorth eut dit aux parents la triste nouvelle, quand il les vit un peu plus calmes, et Henriette contente d’être avec eux, il retourna à Lyme aussitôt que les chevaux furent reposés.