Chapitre 7

2753 Words
cueillit une noisette. « Voici, dit-il, une noisette belle et saine qui a résisté aux tempêtes de l’automne. Pas une tache, pas une piqûre. Tandis que ses sœurs ont été foulées aux pieds, cette noisette, dit-il avec une solennité burlesque, est encore en possession de tout le bonheur auquel une noisette peut prétendre. » Puis, revenant au ton sérieux : « Mon premier souhait pour ceux que j’aime est la fermeté. Si Louisa Musgrove être belle et heureuse à l’automne de sa vie, elle cultivera toutes les forces de son âme. » Il ne reçut pas de réponse. Anna eût été surprise que Louisa pût répondre promptement à des paroles témoignant un si vif intérêt. Elle comprenait ce que Louisa ressentait. Quant à elle, elle n’osait bouger, de peur d’être vue. Un buisson de houx la protégeait. Ils s’éloignèrent : elle entendit Louisa, qui disait : « Marie a un assez bon naturel, mais elle m’irrite quelquefois par sa déraison et son orgueil. Elle en a beaucoup trop, de l’orgueil des Elliot ! Nous aurions tant désiré que Charles épousât Anna au lieu de Marie. Vous savez qu’il a demandé Anna ? » Le capitaine répondit après un silence : « Voulez-vous dire qu’elle l’a refusé ? – Oui, certainement. – À quelle époque ? – Je ne sais pas au juste, car nous étions en pension alors. Je crois que ce fut un an avant d’épouser Marie. Mes parents pensent que sa grande amie, lady Russel, empêcha ce mariage, elle ne trouva pas Charles assez lettré, et persuada à Anna de refuser. » Les voix s’éloignèrent, et Anna n’entendit plus rien. D’abord immobile d’étonnement, elle eut beaucoup de peine à se lever. Elle n’avait point eu le sort de ceux qui écoutent : on n’avait dit d’elle aucun mal ; mais elle avait entendu des choses très pénibles. Elle vit comment elle était jugée par le capitaine ; et il avait eu, en parlant d’elle, un mélange de curiosité et d’intérêt qui l’agitait extrêmement. Elle rejoignit Marie, et quand toute la compagnie fut réunie, elle éprouva quelque soulagement à s’isoler au milieu de tous. Charles et Henriette ramenèrent Hayter avec eux. Anna ne chercha pas à comprendre ce qui s’était passé, mais il était certain qu’il y avait eu du froid entre eux, et que maintenant ils semblaient très heureux, quoique Henriette parût un peu confuse. Dès ce moment, ils s’occupèrent exclusivement l’un de l’autre. Maintenant tout désignait Louisa pour le capitaine, et ils marchaient aussi côte à côte. Dans la vaste prairie que les promeneurs traversaient, ils formaient trois groupes. Anna appartenait au moins animé des trois. Elle rejoignit Charles et Marie et se trouva assez fatiguée pour accepter le bras de son beau-frère, qui était alors mécontent de sa femme. Marie s’était montrée peu aimable et en subissait en ce moment les conséquences. Son mari lui quittait le bras à chaque instant pour couper avec sa cravache des têtes d’orties le long de la haie : elle se plaignit selon son habitude, mais Charles les quittant toutes deux pour courir après une belette, elles purent à peine le suivre. Au sortir de la prairie, ils furent rejoints par la voiture de l’amiral, qui s’avançait dans la même direction qu’eux. Apprenant la longue course qu’avaient entreprise les jeunes gens, il offrit obligeamment une place à celle des dames qui serait la plus fatiguée. Il pouvait lui éviter un mille, puisqu’ils passaient par Uppercross. L’invitation refusée par les misses Musgrove, qui n’étaient pas fatiguées, et par Marie, qui fut offensée de n’avoir pas été demandée avant toute autre, ou parce que l’orgueil des Elliot, comme disait Louisa, ne pouvait accepter d’être en tiers dans une voiture à un seul cheval. On allait se séparer, quand le capitaine dit tout bas quelques mots à sa sœur. « Miss Elliot, dit celle-ci, vous devez être fatiguée : laissez-nous le plaisir de vous reconduire. Il y a largement place pour trois ; si nous étions aussi minces que vous, on pourrait tenir quatre. Venez, je vous en prie. » L’hésitation n’était pas permise à Anna. L’amiral insista aussi. Refuser était impossible. Le capitaine se tourna vers elle, et, sans dire un mot, l’aida tranquillement à monter en voiture. Oui, il avait fait cela ! Elle était là, assise par la volonté et les mains de Frédéric ! Il avait vu sa fatigue, et avait voulu qu’elle se reposât. Elle fut touchée de cette manifestation de ses sentiments. Elle comprit sa pensée. Il ne pouvait pas lui pardonner, mais il ne voulait pas qu’elle souffrît. Il y était poussé par un sentiment d’affection qu’il ne s’avouait pas à lui-même. Elle ne pouvait y penser sans un mélange de joie et de chagrin. Elle répondit d’abord distraitement aux bienveillantes remarques de ses compagnons. On était à moitié chemin, quand elle s’aperçut qu’on parlait de Frédéric ! « Il veut certainement épouser l’une des deux, dit l’amiral ; mais cela ne nous dit pas laquelle. – Il y va depuis assez longtemps pour savoir ce qu’il veut. C’est la paix qui est cause de tout cela. Si la guerre éclatait, il serait bientôt décidé. Nous autres marins, miss Elliot, nous ne pouvons pas faire longtemps notre cour en temps de guerre. Combien s’écoula-t-il de temps, ma chère, entre notre première entrevue et notre installation à Yarmouth ? – Nous ferons mieux de n’en rien dire, dit gaîment Mme Croft, car si miss Elliot savait combien ce fut vite fait, elle ne croirait jamais que nous ayons pu être heureux. Cependant je vous connaissais de réputation longtemps auparavant. – Et moi j’avais entendu parler de vous comme d’une jolie fille. Fallait-il attendre davantage ? Je n’aime pas à avoir longtemps de pareils projets en tête. Je voudrais que Frédéric découvrît ses batteries, et amenât une de ces jeunes misses à Kellynch. Elles trouveraient de la compagnie. Elles sont charmantes toutes deux, je les distingue à peine l’une de l’autre. – Elles sont très simples et très gracieuses vraiment, dit Mme Croft d’un ton moins enthousiaste, ce qui fit supposer à Anna qu’elle ne les trouvait pas tout à fait dignes de son frère. « C’est une famille très respectable, d’excellentes gens. Mon cher amiral, faites donc attention, nous allons verser. » Elle prit les rênes et évita l’obstacle, puis empêcha la voiture de tomber dans une ornière, ou d’accrocher une charrette. Anna s’amusa à penser que cette manière de conduire ressemblait peut-être à celle dont ils faisaient leurs affaires. Cette pensée la conduisit jusqu’au cottage. L’époque du retour de lady Russel approchait, le jour était même fixé, et Anna, qui devait la rejoindre à Kellynch, commençait à craindre les inconvénients qui en pourraient résulter. Elle allait se trouver à un mille du capitaine ; elle irait à la même église ; les deux familles se verraient. D’un autre côté, il était si souvent à Uppercross, qu’elle semblerait plutôt l’éviter qu’aller au-devant de lui. Elle ne pouvait donc qu’y gagner, ainsi qu’en changeant la société de Marie contre celle de lady Russel. Elle aurait voulu ne pas rencontrer le capitaine dans cette maison qui avait vu leurs premières entrevues. Ce souvenir était trop pénible ; mais elle craignait encore plus une rencontre entre lady Russel et le capitaine. Ils ne s’aimaient pas ; l’une était trop calme, l’autre pas assez. La fin de son séjour à Uppercross fut marquée par un événement inattendu. Wenvorth s’était absenté pour aller voir son ami Harville, installé à Lyme pour l’hiver avec sa famille. Il ne s’était jamais complètement rétabli d’une blessure reçue deux années auparavant. Quand Wenvorth revint, la description de ce beau pays excita tant d’enthousiasme qu’on résolut d’y aller tous ensemble. Les jeunes gens surtout désiraient ardemment voir Lyme. Les parents auraient voulu remettre le voyage au printemps suivant, mais quoiqu’on fût en novembre, le temps n’était pas mauvais. Louisa désirait y aller, mais surtout montrer que quand elle voulait une chose, elle se faisait. Elle décida ses parents, et le voyage fut résolu. On renonça à l’idée d’aller et revenir le même jour pour ne pas fatiguer les chevaux de M. Musgrove, et l’on se réunit de bonne heure pour déjeuner à GreatHouse. Mais il était déjà midi quand on atteignit Lyme. Après avoir commandé le dîner, on alla voir la mer. La saison était trop avancée pour offrir les distractions des villes d’eau, mais la remarquable situation de la ville, dont la principale rue descend presque à pic vers la mer, l’avenue qui longe la charmante petite baie, si animée pendant la belle saison, la promenade du Cobb, et la belle ligne de rochers qui s’étend à l’est de la ville, toutes ces choses attirent l’œil du voyageur, et quand on a vu Lyme une fois, on veut le revoir encore. Il faut voir aussi Charmouth avec ses collines, ses longues lignes de terrains et sa baie tranquille et solitaire, cernée par de sombres rochers. On est là si bien à contempler rêveusement la mer ! Il faut voir la partie haute de Lyme avec ses bois, et surtout Pumy avec ses verts abîmes, creusés entre les rochers où poussent pêle-mêle des arbres forestiers et des arbres fruitiers ; sites attestant le long travail du temps qui a préparé ces endroits merveilleux, égalés seulement par les sites fameux de Wight ! Il faut avoir vu et revu ces endroits pour connaître la beauté de Lyme. Nos amis se dirigèrent vers la maison des Harville, située sur le Cobb ; le capitaine y entra seul et en sortit bientôt avec M. et Mme Harville et le capitaine Benwick. Benwick avait été commandant sur la Laconia. Les louanges que Wenvorth avait faites de lui l’avaient mis dans une haute estime à Uppercross, mais l’histoire de sa vie privée l’avait rendu encore plus intéressant. Il avait épousé la sœur de Harville et venait de la perdre. La fortune leur était arrivée après deux ans d’attente, et Fanny était morte trop tôt pour voir la promotion de son mari. Il aimait sa femme et la regrettait autant qu’homme peut le faire. C’était une de ces natures qui souffrent le plus, parce qu’elles sentent le plus. Sérieux, calme, réservé, il aimait la lecture et les occupations sédentaires. La mort de sa femme resserra encore l’amitié entre les Harville et lui ; il vint demeurer avec eux. Harville avait loué à Lyme pour six mois ; sa santé, ses goûts, son peu de fortune l’y attiraient ; tandis que la beauté du pays, la solitude de l’hiver convenaient à l’état d’esprit de Benwick. « Cependant, se disait Anna, son âme ne peut être plus triste que la mienne. Je ne puis croire que toutes ses espérances soient flétries. Il est plus jeune que moi, sinon de fait, du moins comme sentiment ; plus jeune aussi parce qu’il est homme. Il se consolera avec une autre, et sera encore heureux. » Le capitaine Harville était grand, brun, d’un aspect aimable et bienveillant, mais il boitait un peu : ses traits accentués et son manque de santé lui donnaient l’air plus âgé que Wenvorth. Benwick était et paraissait le plus jeune des trois, et semblait petit, comparé aux deux autres. Il avait un air doux et mélancolique et parlait peu. Harville, sans égaler Wenvorth comme manières, était un parfait gentleman, simple, cordial, obligeant. Mme Harville, un peu moins distinguée que son mari, paraissait très bonne. Leur accueil aux amis de Wenvorth fut charmant. Le repas commandé à l’auberge servit d’excuse pour refuser leur invitation à dîner. Mais ils parurent presque blessés que Wenvorth n’eût pas amené ses amis sans qu’il fût besoin de les inviter. Tout cela montrait tant d’amitié pour le capitaine, et un sentiment d’hospitalité si rare et si séduisant ; si différent des invitations banales, des dîners de cérémonie et d’apparat, qu’Anna se dit avec une profonde tristesse : « Voilà quels auraient été mes amis ! » On entra dans la maison. Les chambres étaient si petites qu’il semblait impossible d’y recevoir. Anna admira les arrangements ingénieux du capitaine Harville pour tirer parti du peu d’espace, remédier aux inconvénients d’une maison meublée, et défendre les portes et les fenêtres contre les tempêtes de l’hiver. Le contraste entre les meubles vulgaires et indispensables fournis par le propriétaire, et les objets de bois précieux, admirablement travaillés, que le capitaine avait rapportés de lointains voyages, donnait à Anna un autre sentiment que le plaisir. Ces objets rappelaient la profession de Wenvorth, ses travaux, ses habitudes, et ces images du bonheur domestique lui étaient pénibles et agréables à la fois. Le capitaine Harville ne lisait pas, mais il avait confectionné de très jolies tablettes pour les livres de Benwick. Son infirmité l’empêchait de prendre beaucoup d’exercice, mais son esprit ingénieux lui fournissait constamment de l’occupation à l’intérieur. Il peignait, vernissait, menuisait et collait ; il faisait des jouets pour les enfants, et perfectionnait les navettes, et quand il n’avait plus rien à faire, il travaillait dans un coin à son filet de pêche. Quand Anna sortit de la maison, il lui sembla qu’elle laissait le bonheur derrière elle. Louisa, qui marchait à son côté, était dans le ravissement. Elle admirait le caractère des officiers de marine : leur amabilité, leur camaraderie, leur franchise et leur droiture. Elle soutenait que les marins valent mieux que tous les autres, comme cœur et comme esprit ; et que seuls ils méritent d’être respectés et aimés. On alla dîner, et l’on était si content que tout fut trouvé bon : les excuses de l’hôtelier sur la saison avancée et le peu de ressources à Lyme étaient inutiles. Anna s’accoutumait au capitaine Wenvorth plus qu’elle n’eût jamais cru ; elle n’avait aucun ennui d’être assise à la même table que lui, et d’échanger quelques mots polis. Harville amena son ami ; et tandis que lui et Wenvorth racontaient pour amuser la compagnie nombre d’histoires dont ils étaient les héros, le hasard plaça Benwick à côté d’Anna. Elle se mit à causer avec lui par une impulsion de bonté naturelle ; il était timide et distrait, mais les manières gracieuses d’Anna, son air engageant et doux produisirent leur effet, et elle fut bien payée de sa peine. Il avait certes un goût très cultivé en fait de poésie ; et Anna eut le double plaisir de lui être agréable en lui fournissant un sujet de conversation que son entourage ne lui donnait pas, et de lui être utile en l’engageant à surmonter sa tristesse : cela fut amené par la conversation, car, quoique timide, il laissa voir que ses sentiments ne demandaient qu’à s’épancher. Ils parlèrent de la poésie, de la richesse de l’époque actuelle, et, après une courte comparaison entre les plus grands poètes, ils cherchèrent s’il fallait donner la préférence à Marmion ou à la dame du Lac, à la fiancée d’Abydos ou au Giaour ; il montra qu’il connaissait bien les tendres chants de l’un, les descriptions passionnées et l’agonie désespérée de l’autre. Sa voix tremblait en récitant les plaintes d’un cœur brisé, ou d’une âme accablée par le malheur, et semblait solliciter la sympathie. Anna lui demanda s’il faisait de la poésie sa lecture habituelle ; elle espérait que non, car le sort des poètes est d’être malheureux, et il n’est pas donné à ceux qui éprouvent des sentiments vifs d’en goûter les jouissances dans la vie réelle. Benwick laissa voir qu’il était touché de cette allusion à son état d’esprit ; cela enhardit Anna, et, sentant que son esprit avait un droit de priorité sur Benwick, elle l’engagea à faire dans ses lectures une plus grande place à la prose ; et comme il lui demandait de préciser, elle nomma quelques-uns de nos meilleurs moralistes, des collections de lettres admirables, des mémoires de nobles esprits malheureux ; tout ce qui lui parut propre à élever et fortifier l’âme par les plus hauts préceptes et les plus forts exemples de résignation morale et religieuse. Benwick écoutait attentivement, et, tout en secouant la tête pour montrer son peu de foi en l’efficacité des livres pour un chagrin comme le sien, il prit note des livres qu’elle lui recommandait et promit de les lire. La soirée finie, Anna s’amusa de l’idée qu’elle était venue passer un jour à Lyme pour prêcher la patience et la résignation à un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu. En y réfléchissant davantage, elle craignit d’avoir, comme les grands moralistes et les prédicateurs, été éloquente sur un point qui n’était pas en rapport avec sa conduite.
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