Chapitre 2

1844 Words
Chapitre 2 J’étais dans les Forces Spéciales Iraquiennes pendant la deuxième guerre d’Irak, appelée Operation Iraqi Freedom par les Américains. Ça peut surprendre quand on connaît mon aversion au désert, mais je suis une sorte de mercenaire : on ne se refait pas. J’avais profité d’une permission d’un mois à laquelle j’avais droit pour signer un contrat de la même durée avec les Iraquiens. J’évoque ce fait pour revenir aux vitres blindées de mon appartement. J’utilisais pendant cette guerre un Barrett M82A1, fusil semi-automatique 12,7 mm que j’avais acheté en Angleterre. L’ironie de l’histoire étant que monsieur Ronnie Barrett, inventeur de ce fusil, est un Américain pure souche et que les Forces Spéciales de l’armée iraquienne de Saddam Hussein étaient également équipées de ce fusil. Avec son énorme calibre, il ressemble plus à un destructeur de matériel qu’à un fusil de sniper. Il perfore des blindages légers, des obstacles en béton… Cette arme a infligé des dégâts considérables à l’armée américaine. J’ai fait modifier la lunette de visée pour adapter ce fusil à mon appartement. De temps en temps, je dévisse la grille de ventilation au pied de l’allège de ma fenêtre et je pointe le canon sur la barre de tours de l’autre côté du Fleuve. Je n’ai jamais eu de contrat du juge Laupper à exécuter en face de chez moi… Dommage. La munition a une portée maximum de 6 800 mètres avec une vélocité de 854 mètres/seconde et une efficacité absolue à 2 300 mètres. Sachant que la barre de tours est à 700 mètres, c’est un véritable stand de tir aux pigeons. Avec un recul de 25 millimètres, la position couchée est de rigueur, sinon on se retrouve le cul sur le tapis. Le blindage des vitres me fait doucement sourire. Je me méfie quand même… Et si un rigolo dans mon genre avait le même armement en face ? Je posai ma canette de Red Bull sur la table du salon. Je m’assis dans un fauteuil en polyuréthane, couleur rouge sang, et entrepris de décacheter l’enveloppe. Luth Miller devait avoir à peu près mon âge (trente-neuf ans), quoiqu’elle paraisse, sur la photo, légèrement plus jeune. Je ne connaissais rien d’elle, sinon qu’elle était bourgmestre de Beckenra City. Elle n’avait pas eu mon bulletin de vote, puisque je m’abstenais à chaque élection. Pas par conviction, simplement parce que je n’en avais rien à branler. Aucun bourgmestre, aucun juge, aucun roi, ne fera disparaître le Fleuve. Le dernier Roi de notre Monarchie Démocrate est mort il y a deux ans dans un accident d’avion. En tant que pilote de chasse et Général en Chef de notre armée il montra à cette occasion l’exemple à ne pas suivre. Son fils de onze ans, le dauphin, ne pourra monter sur le trône qu’à sa majorité, soit à seize ans. Cela importe peu, puisque le pays est dirigé par le premier ministre et son gouvernement. Tous bien propres, lustrés comme des coudes de veste de bureaucrate. Objectif numéro un, lutter contre l’immigration : de l’Est, de l’Ouest, du Nord et du Sud. Pas de ça, chez nous. Plus de place dans les LSL. Solution radicale : directement dans les marécages gloutons. Évidemment, là, je plaisante ; bien que personne ne m’ait jamais vu sourire. Beckenra City avec quatre millions d’habitants n’est que la deuxième ville de la Monarchie Démocrate. La capitale administrative se situe au centre du pays à environ quatre cent cinquante kilomètres de l’océan et du… Fleuve. J’y vais rarement, la capitale ne m’attire pas, à force de récurage elle devient transparente : sans intérêt. Le seul accès pour s’y rendre, comme notre ville se trouve dans une vallée entourée de montagnes et de marécages, est l’autoroute à péage – le kilomètre le plus cher au monde – ou la vieille ligne de chemin de fer qui serpente entre les cols. L’avion reste le moyen le plus pratique. Le juge Laupper m’a envoyé deux fois dans la capitale pour lui ramener deux évadés, « morts ou vifs ! », m’avait-il dit. J’étais dans une période de clémence et les lui rendis vivants. Ils croupissent depuis dans une des quatre prisons de la ville à trente kilomètres du Fleuve, prisons construites sur quatre îlots au milieu des marécages. Bien que nous soyons à proximité de l’océan, le climat à Beckenra City est semi-continental ; chaud l’été et doux l’hiver. Luth Miller a les yeux bleus, des cheveux blonds très fournis qui tombent en toison sur ses épaules. Belle femme, pas mon genre, mais belle femme. J’ai une planche en bois qui me sert à découper les poulets, pendue au mur du fond de mon séjour. Mur opposé à mes vitres blindées. Je me levai et punaisai la photo de la bourgmestre sur la planche à poulets. Je revins près de mon fauteuil en polyuréthane, ouvris un tiroir d’un meuble japonais cramponné à proximité de ma baie vitrée et en sortis trois couteaux Faka, grande taille. Fabriqués au Brésil par Dalmo Mariano, ces lames en acier trempé ne me servent que dans mon salon, trop imposantes à glisser dans les poches avec leur longueur de trente-sept centimètres ; ce sont surtout des couteaux de lancer. Ils bénéficient d’un équilibrage parfait au centre. Attention ! Avec leur poids de 365 grammes, une répétition de lancers peut endolorir le bras. Je les glissai dans ma ceinture en faisant attention de ne pas m’émasculer et je tournai le dos à Luth Miller qui se trouvait exactement à sept mètres de moi (la longueur de mon séjour). À force de pratiquer, j’ai adopté le grip marteau (prise par le manche) plutôt que la tenue par la lame. Si celle-ci est coupante, les risques de blessures ne sont pas négligeables. J’ai également opté pour la rotation rapide du corps, peut-être moins précise que la rotation lente mais ça m’a déjà permis de sauver ma peau. Je tournai donc le dos à Luth Miller. En pivotant, je lui fis face une fraction de seconde plus tard et, quand je posai mon pied à quarante-cinq degrés par rapport à la cible, le troisième couteau avait quitté ma ceinture et lui avait traversé le cou. Je suis superstitieux, je m’approchai de la photo à pas lents ; redoutant l’erreur. Elle avait un couteau planté dans chaque œil, j’étais satisfait. Le troisième dans le cou me fit frissonner, j’avais loupé la carotide… à un centimètre près. Je sais qu’elle serait morte avec ses globes oculaires cisaillés en deux, mais c’est mon test de superstition : les trois lancers doivent être parfaits, si j’en rate un, l’affaire va se compliquer. Vraiment de la superstition, car il m’était déjà arrivé de rater le test de la photo et j’avais quand même réussi toutes mes opérations. Sinon, à l’heure où je vous parle, je serais mort ou croupirais en prison. Néanmoins, je n’aimais pas ça et je sentis que ça allait me couper l’appétit. J’arrachai les lames, regardai la bourgmestre et ses yeux fendus. Je lui murmurai à voix haute : « Tu vas mourir Luth… Est-ce que tu sais pourquoi ? » Dans l’enveloppe, je recueillis son adresse personnelle et son pedigree. Elle était mariée à un chirurgien de l’hôpital Samuel Hahnemann, le plus grand de la ville. Luth Miller exerçait la profession d’avocate avant son élection à l’hôtel de ville. Peut-être un indice, mais je m’en fous. Elle vivait avec son mari à dix kilomètres de l’embouchure de l’Immonde. En front d’océan, là où les tours ont disparu et laissé place à de somptueuses villas, typées hollywoodiennes. « La Rose d’Acapulco », tel est le nom de la propriété. Je n’avais aucune idée de la gueule des roses d’Acapulco ni de cette ville elle-même, d’ailleurs. Luth Miller avait accouché de trois enfants (aucune indication de l’âge, j’en parlerai au juge Laupper, je n’aime pas les approximations) et la maisonnée entretenait quatre domestiques : un jardinier, une cuisinière, une femme de ménage et une gouvernante. Le chauffeur était rémunéré par la ville (toujours ça de pris) et était mentionné pour mémoire. Pour mémoire peut-être, mais tous les renseignements ont leur importance, je trouvai Laupper un peu négligent. Je regardai ma montre, une Certus en acier, toute simple et pas chère mais j’avais remarqué sa solidité et sa ténacité à conserver l’heure exacte : 18 h 27 précises. Je glissai l’Heckler dans la ceinture arrière de mon pantalon et enfilai ma veste. Alors que je prenais les clefs de mon appartement, la sonnerie du téléphone retentit. Je décrochai avec précaution (je fais beaucoup de choses avec précaution, c’est inné chez moi, je considère chaque individu, chaque objet, comme un ennemi virtuel : ce n’est pas de la paranoïa… juste de la prudence) et articulai : — Allô. — Leonard ? — Qui veux-tu que ce soit ? C’était mon ami Castro, con comme un dinosaure découvrant son nouvel écran plasma 3D, mais c’est mon ami, le seul que j’avais. Mon bien-aimé Castro ; ce n’est pas son vrai nom… Mais une vague ressemblance avec Fidel… et mon compagnon d’armes devint Cubain. — Qu’est-ce que tu fais ? me demanda-t-il. — Rien de spécial. — J’ai trouvé une nouvelle lame… un équilibre exceptionnel (il avait l’air tout excité), on fait un concours ? — Pas le temps ! — Tu m’as dit que tu ne faisais rien de spécial. — Pas le temps quand même… J’ai un dossier en cours. — Ah ! OK. Je peux participer ? — Non, Castro. Je te laisse, à demain. — Attends, cria-t-il… J’ai besoin de fric. — Combien ? — Trois mille. Castro me faisait chier avec ses besoins d’argent… mais un jour en Irak, alors que nous étions allongés dans un trou d’obus, il avait posé son casque par hasard sur le sol juste devant ma tête. Une balle venue de nulle part fit valser le couvre-chef d’acier et j’en fus quitte pour une projection de sable et de graviers dans le visage. Depuis ce temps-là, je lui voue une reconnaissance éternelle bien que je me sois souvent demandé si ce n’était pas la présence de ce casque qui avait attiré les foudres de l’ennemi. Je laissai à Castro le bénéfice du doute. — Je te glisse une enveloppe de deux mille dans ta boîte aux lettres. Ça ira ? — Oui, je me débrouillerai. La débrouille de Castro n’était pas à la hauteur d’espérance d’une débrouille ordinaire. Je soupirai et raccrochai. Lorsque je sortis de l’immeuble, le grognement du Fleuve m’enivra les tympans. En plein milieu de son lit, un entonnoir d’eau, de vingt mètres de diamètre, s’était creusé et une bonde siphoïde semblait aspirer cette masse de flotte avec délectation. Une minute plus tard le courant redevint normal. Normal pour lui, anormal pour tous les autres fleuves du monde. Je me retournai, le laissant à ses folies, et entrepris de rejoindre un trottoir roulant, avenue du Cap Vert, près du bloc M2. L’avenue du Cap Vert (l’entrée de ma tour donnait sur cette artère) était perpendiculaire au Fleuve et à la pénétrante Freud, et filait en ligne droite jusqu’aux marécages trente kilomètres plus loin. À chaque bloc (tous les quatre cents mètres) le trottoir ralentissait et je descendis à M9. Il y avait deux raisons précises à cet arrêt. Je livre la première rapidement : le garage de mon loueur de voiture s’y trouvait. La deuxième était d’ordre sentimental ; en face du garage, de l’autre côté de la rue, au rez-de-chaussée du bloc L9, un magasin de vaisselle faisait l’objet de mes tourments. Non pas pour y faire un tir de porcelaine, mais tout bêtement parce que la vendeuse qui le gérait attisait mes sens. Je passai une première fois devant la vitrine, l’air de rien, l’air du badaud qui passe, c’est-à-dire l’air con. Elle avait le dos tourné et discutait avec des clients. Je m’approchai de la vitre et tentai de me concentrer sur une soupière française (de Limoges, indiquait l’étiquette). Je regardai subrepticement Sandra et sa chute de reins. Elle possédait un sixième sens : elle se retourna soudain vers moi et son sourire me fit défaillir. Un sourire d’invitation à l’amour… et moi, en désignant la soupière de l’index d’une main, je levai le pouce de l’autre, signifiant que ça, c’était de la p****n de porcelaine. Pauvre con. Je traversai la rue et pénétrai dans le garage du loueur de bagnoles.
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