Chapitre 1

1823 Words
Chapitre 1 Je suis un chasseur de primes comme il en existe des centaines sur notre continent et dans plusieurs parties du monde : je ramène au bercail le gibier de potence qui pense, sans raison aucune, pouvoir se faire la belle. Les trois quarts de ces individus se planquent dans les villes verticales proprettes qui plongent leurs fondations dans la fange et le fumier. J’exerce mon art dans une métropole de type caucasien par la couleur de sa peau, sujette à l’infection à cause de ces réfugiés caméléons qui ont été incapables de construire une démocratie dans leur propre pays et qui préfèrent venir procréer, comme des parasites qu’ils sont, dans le nid douillet de mon royaume. Ma chère ville se nomme Beckenra City. Les indigènes ici sont propres, ont les canines bien blanches et dépourvues de caries. Les femmes sont belles et blanches elles aussi. Ici on lave en profondeur, on récure, on mousse et on rince. Ça sent la lavande et le romarin. Même s’ils prolifèrent, nous sommes la ville continentale où le nombre d’immigrés est le plus bas. Pourtant les étrangers – il y en a quand même – n’aiment pas quand ça sent trop bon, ils se méfient. Lorsque les tuyaux d’échappement exhalent des vapeurs de Chanel Numéro 5 et que les poubelles empestent le caviar, c’est louche. Au quarante-troisième étage de la tour A1 située sur la Promenade Océane de la Reine, je frappai à la lourde porte en bois verni. J’entendis la voix rauque du juge qui me dit d’entrer. Le juge Laupper est un homme grand et sec comme un coup de trique. Il est mauvais perdant (je parle de ses procès où la peine maximum n’a pas été appliquée) et riche. Tout à l’heure je disais que j’étais un chasseur de primes, je dois nuancer cette appellation car cette profession est interdite dans notre Monarchie Démocrate. Je suis « le » chasseur privé du juge Laupper. D’un balayage de la main il remonta sa mèche blanche sur le sommet de son crâne qu’il avait pointu et bronzé dans ses parties clairsemées. Un semblant de raie séparait ses rares cheveux. Il me fit un geste et je m’assis. Laupper décacheta une grande enveloppe en papier kraft et en sortit une photo format A4. Je ne suis pas curieux, aussi je ne m’empressai pas d’y jeter un œil et je restai adossé à mon siège. Le juge me dévisagea et observa mon manque de réaction ; il avait l’habitude. — Vingt mille markados (notre monnaie est calculée sur la parité moyenne de l’euro européen et du dollar américain), me fit-il en s’adossant à son tour et en époussetant les revers de sa veste de costume d’une main désinvolte. Je l’observai. Il se redressa légèrement et fit glisser la photo sur son bureau dans ma direction en la faisant pivoter pour que le visage en papier glacé me saute à la face. Et pour sauter, il me fit sauter : bondir devrais-je dire. S’étala devant moi le superbe visage de la bourgmestre de Beckenra City, avec son opulente chevelure blonde, qui me souriait. Je sentis le gros blème qui se préparait ; que venait foutre cette bonne femme dans la liste de Laupper ? Le juge, ce qu’il aime, c’est le nettoyage à haute pression ; pas de loubards, pas d’immigrés, pas de méchants en liberté. C’est pour ça qu’il me paye : les non-lieux, les remises en liberté provisoire, sous caution, et cetera, il déteste. Alors il a un remède radical : moi. Je suppose qu’il est bourré de thunes ou qu’une organisation peuplée de cotisants fortunés partage ses idées. Laupper est un juge instructeur, il instruit toujours à charge et ne supporte pas la contradiction. Il m’a déjà fait dessouder un de ses confrères de la magistrature assise, paré, à ses yeux, d’une mansuétude malsaine. — Mais c’est Luth Miller ? m’interloquai-je. — Oui. Et alors ? Les yeux gris-bleu du juge me glacèrent. Je bafouillai : — D’habitude… on livre combat aux rebuts de la société, aux malsains, aux pestiférés… Mais là, c’est la bourgmestre… C’est… — … l’empêcheuse de tourner en rond, coupa-t-il. Mon regard resta rivé sur la photographie de cette splendide femme. Je plantai mes yeux dans ceux du juge. — Expliquez-moi, monsieur Laupper. — Rien à expliquer !… Vous êtes payé, Leonard, pour exécuter des missions. Jusqu’à présent je suis satisfait de vos services… Vous remarquerez que votre salaire a été multiplié par deux pour cet exercice. Afin de lever les doutes qui vous assaillent, sachez que cette Luth Miller est une véritable peau de vache et qu’elle fera tout pour m’empêcher d’être élu juge de ce comté lorsque je briguerai mon cinquième mandat. C’est une s****e nuisible, Leonard, et vous n’aimez pas les nuisibles… Je me trompe ? — Heu… non, fis-je, pas convaincu de la nuisibilité de la bourgmestre. Je dois avouer que je mène dans cette ville une vie discrète, presque monacale. Du moins en apparence, car cette ville est chère, très chère. Les filles aussi. C’est pour cette raison que je vis près du Fleuve, car les appartements du bord de mer sont inaccessibles pour mes faibles revenus. Revenus qui sont pourtant cent fois supérieurs à la fange des Beckenraniens qui vivote près et dans les marécages à plusieurs dizaines de kilomètres du centre-ville. Dès que la richesse pointe son nez dans un endroit, les pauvres accourent s’agglutiner autour en espérant ramasser les miettes ; à Beckenra City on a construit des LSL – Logements Sociaux Localisés –pour ces gens venant d’ailleurs. « Localisé » est une expression propre qui sous-entend localisé près ou dans les marécages. Les notables de cette ville ont fait savoir leur mécontentement auprès de la bourgmestre Luth Miller quand elle a décidé une éradication des moustiques de ces quartiers surpeuplés. L’argent de prime abord était destiné au remplacement des dalles de marbre du parvis de l’hôtel de ville. Marbre de Carrare qui, il est vrai, présentait quelques rayures. Ce qui est anormal au bout de dix courtes années. — Vous savez, Leonard, reprit le juge, que vous êtes un privilégié pour quelqu’un qui n’est pas de chez nous… Reconnaissez-le, voyons ! — Je le reconnais, Monsieur. — Alors, ce contrat ? — Je vais l’exécuter, Monsieur. — À la bonne heure !… Je sais que je peux vous faire confiance. Vous avez son adresse ? — Non. Le juge Laupper me tendit l’enveloppe. — Tout est là-dedans… avec la moitié de la somme. Comme d’habitude… Si vous pouviez faire passer ça pour un accident, ça nous arrangerait bigrement. — Je ferai de mon mieux, Monsieur. Une question me brûlait les lèvres. Je ne résistai pas. — Cette femme… c’est vraiment nécessaire ? — Leonard (il posa ses coudes sur le bureau en joignant les mains, avança le buste et me dit sur un ton confidentiel)… Si je ne suis pas réélu… adieu votre job, adieu le fric gagné facilement… Adieu, tout. Le petit morceau de conscience qui me restait s’évanouit. Je pris l’enveloppe et la glissai dans ma serviette. Elle heurta mon pistolet, un Heckler & Koch USP bourré de ses quinze balles neuf millimètres. Je me levai, le juge ne me tendit pas la main, je fis une courbette et sortis de son bureau. L’ascenseur ultrarapide me souleva le cœur… Alors que la mort des autres, non ! Mon cœur y était insensible. Je désertai les quais que l’océan venait frapper et pris le tramway qui longeait le Fleuve démoniaque. Celui-ci était torrentueux et boueux, ses eaux noirâtres charriaient tout un tas de saloperies et de détritus qu’éjectaient les usines en amont. Ce Fleuve était une plaie ouverte dans cette ville propre qui sentait la bonne conscience. Une véritable menstruation. Ce p****n de Fleuve avec ses alliés de chaque côté, les marécages, qui laissaient des sortes d’isthmes de trente kilomètres de large entre les marais et ce charroyeur liquide. Le Fleuve et ses vingt-cinq ponts qui reliaient les deux rives entre elles. Là vivait, sur ses berges naturelles creusées dans le schiste, la classe moyenne de Beckenra City, dans des tours d’acier et de verre. La plus petite comptait une quarantaine d’étages. Parmi les plus hautes se trouvait la Tour Friedenpaxe, elle culminait sur la rive droite, on la disait la plus élevée de tout le continent. Elle abritait des compagnies internationales ; assurances, banques, des magasins de luxe et beaucoup de sociétés écran (ça, c’est moi qui l’imaginais.) Je descendis du tramway au bloc L1 à environ deux kilomètres et demi du front de l’océan. L’impétueux grognement du Fleuve assaillit mes oreilles, je mis aussitôt mon casque audio et j’activai l’Isoundway. La ville était quadrillée en rectangles de deux cents par quatre cents mètres de côté, appelés blocs. Neuf blocs composaient un district, neuf districts composaient un comté. Le juge Laupper sévissait dans le comté A1-I9 appelé aussi le comté du « Trou de la mort ». En effet, ce bloc d’angle, à gauche et au sud du comté, était l’endroit où Fleuve et océan se rencontraient. Ce n’était pas un doux rendez-vous, car l’artère torrentueuse qu’était le Fleuve venait carrément massacrer son voisin liquide. Le trou creusé dans les anciennes alluvions de l’embouchure par les millions de mètres cubes d’eau éjectés chaque jour par le seigneur et maître de la ville atteignait des profondeurs abyssales. Un fleuve normal adoucit ses mœurs en créant des méandres, celui-ci n’en avait cure. Il descendait en ligne directe des montagnes situées en amont à une centaine de kilomètres. Il était court et brutal. Aucune embarcation n’y naviguait, aucun nageur ne s’y risquait, aucun plongeur ne l’avait sondé. Depuis cent cinquante ans que la ville existait, les bourgmestres successifs, face à la recrudescence des disparitions, avaient clôturé, grillagé, cadenassé ses berges. On se faisait surprendre par des alarmes sonores dès qu’on y touchait. La vidéosurveillance de jour comme de nuit fonctionnait à plein. Si bien que l’endroit au monde où il était le plus facile de faire disparaître les cadavres, qui dans le temps passé étaient engloutis par les tourbillons et finissaient sûrement dans la fosse abyssale, était devenu par la faute de ces barrières artificielles complètement inaccessible. Je marchai quatre cents mètres jusqu’au pied de mon immeuble situé en M1 sur la pénétrante Freud. Je fis mon code, traversai le hall et l’ascenseur me souleva le cœur jusqu’au cinquante-huitième étage. Chasseur tueur, petit cœur. Tous les immeubles de la ville construits sur les berges étaient insonorisés. Les aspirations gloutonnes des tourbillons, les feulements des lames d’eau érodant les rives en schiste argileux, les bouillonnements tumultueux… tous ces bruits disparaissaient par la magie des matériaux acoustiques employés dans nos constructions. J’accrochai ma veste à la penderie, sortis un Red Bull du frigo, j’avais besoin d’une surdose d’acides aminés, et je me plantai devant les carreaux teintés de mon salon. Je le voyais bouger là, en bas, avec ses eaux qui changeaient de couleur, marron, sales, noires : il devait charrier de la tourbe. Un gros ver de vase gluant. De chaque côté du Fleuve il y avait une pénétrante à six voies, la mienne s’appelait la pénétrante Freud (rive gauche), en face, la pénétrante Esquirol (rive droite), puis il y avait la piste cyclable, un espace vert, la ligne de tramway, un autre espace vert et, le plus près du Fleuve, la voie piétonnière. Les deux berges étaient symétriques dans leur composition. La barre de tours en face de mon appartement, sur l’autre rive, se situait à environ sept cents mètres de la mienne. Beaucoup de propriétaires – moi y compris – avaient blindé leurs vitres depuis qu’un type avait descendu son vis-à-vis avec un fusil à lunettes pour une sombre histoire de trafic de cocaïne. Les fenêtres des appartements ne s’ouvraient pas, cette ville étant tellement propre et déprimante avec son gros tentacule central que sans cette précaution on aurait ramassé les cadavres à la pelle au pied des tours. Les armes étaient en vente libre, et il fallait bien se détendre.
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