CHAPITRE IV
Les pigeons de passageAprès un déjeuner sommaire, nous allumâmes nos pipes et nos cigares et nous nous remîmes en route. Le soleil étincelait et, moins de deux heures après notre départ, nous souffrions d’une chaleur presque tropicale. C’était une de ces journées d’automne particulières à l’Amérique, où même une latitude élevée ne vous garantit point contre les ardeurs du soleil.
La première partie de l’étape se poursuivit à travers des bois clairsemés de chênes nains, dont les formes rabougries ne donnaient pas d’ombre, tout en empêchant la brise de nous éventer. Pendant que nous traversions un cours d’eau peu profond, le cheval rétif du docteur se mit à ruer furieusement. Nous nous demandions si le cavalier n’allait pas tomber au fond de la rivière ; mais quelques bons coups de fouet et d’éperon réduisirent l’animal. Quelle était la cause de cette danse ? Telle était la question. Le bourdonnement d’un taon à nos oreilles nous expliqua tout le mystère. C’était un de ces grands insectes, appelés « punaises de cheval », particuliers au bassin du Mississippi et que l’on rencontre ordinairement près des cours d’eau. Les chevaux redoutent plus la piqûre de ce taon que la morsure d’un chien. J’en ai vu qui fuyaient au galop devant un de ces insectes comme s’ils avaient été poursuivis par quelque bête de proie.
Peu de temps après cet incident, nous nous engageâmes dans une contrée basse et couverte de grands arbres, dont les ombrages nous fournirent un abri délicieux contre les rayons brûlants du soleil. Nos guides nous dirent que nous avions à traverser cette forêt sur une longueur de plusieurs milles, et nous fûmes enchantés de cette nouvelle.
Nous chevauchions silencieusement, lorsque tout à coup nos oreilles furent frappées par un bruit étrange. On eût dit le claquement de milliers de mains, suivi d’un sifflement, comme si un grand vent eût soudain soufflé à travers les arbres. Tous nous devinâmes ce que cela signifiait. Un cri simultané retentit :
« Les pigeons ! » Une demi-douzaine de coups de feu partirent, et plusieurs oiseaux bleuâtres s’abattirent sur le sol. Nous venions de tomber sur une remise de pigeons de passage (columba migratoria).
Nous abandonnâmes la route immédiatement, et en quelques minutes nous étions au plus épais du vol, que décimèrent bientôt rifles et fusils. Ce n’était pas cependant aussi facile qu’on l’aurait cru d’abattre un très grand nombre de pigeons. Nous dûmes, pour les poursuivre, nous éloigner les uns des autres, si bien que toute notre b***e se trouva dispersée, et il nous fallut deux bonnes heures pour nous réunir sur la route. Mais nos carniers faisaient bonne figure, et près de cent pigeons furent déposés dans le chariot. Savourant par avance pigeon rôti et pâté au pot, nous nous hâtâmes de gagner le lieu du campement pour la nuit.
Pour laisser à Lanty le temps de soigner sa cuisine, nous fîmes halle un peu plus tôt que d’habitude. L’étape avait été courte ce jour-là, mais le plaisir que nous avions goûté à la chasse aux pigeons compensait la perte du temps. Notre dîner-souper, – car nous confondions les deux repas en un seul, – se composa du mets connu en Amérique sous le nom de pot-pic (pâté au pot), et préparé avec des pigeons, de la farine, et quelques tranches de lard pour donner du goût.
Nous nous hâtâmes de gagner le lieu du campement.À proprement parler, le « pot-pie » n’est pas un pâté, mais un ragoût. Le nôtre était excellent, et comme notre appétit ne l’était pas moins, tout le plat y passa.
Naturellement, notre causerie du soir roula sur les mœurs des pigeons sauvages d’Amérique ; puis l’un de nous demanda une « histoire de pigeons ». À notre grande surprise, ce fut le docteur qui s’offrit à la raconter. Nous formâmes le cercle autour de lui pour l’écouter.
Oui, Messieurs, commença-t-il, je puis vous dire une histoire de pigeons qui m’arriva il y a quelques années. Je vivais alors à Cincinnati, où j’exerçais ma profession de médecin, lorsque j’eus la bonne fortune de raccommoder une jambe brisée au colonel P ***, un riche planteur qui habitait sur le bord de l’Ohio, à une soixantaine de milles de la ville. Je réussis mon opération et gagnai à tout jamais l’amitié du colonel.
Peu après, je fus invité chez lui, pour assister à une grande chasse aux pigeons. La plantation du colonel se trouvait au milieu d’un grand bois de hêtres ; il avait chaque année la visite des pigeons, et il pouvait prédire, à un jour près, l’époque à laquelle ils apparaîtraient. Il avait organisé une chasse de ces oiseaux pour l’amusement de ses nombreux amis.
Comme vous le savez tous, Messieurs, un voyage de soixante milles est pour nous autres une pure bagatelle. Je plantai donc là mes pilules et mes ordonnances, je sautai sur un bateau et en quelques heures j’arrivai à la magnifique habitation du colonel. Un mot ou doux sur cette habitation et sur son propriétaire. Le colonel P *** était un type accompli du gentleman des bois – vous admettrez qu’il existe des gentlemen dans les bois. (Ici le docteur jeta un regard chargé de malice, d’abord sur notre ami l’Anglais Thomson, puis sur le Kentuckien, lesquels lui répondirent par un éclat de rire.) Quant à sa maison, elle était entièrement construite en bois, le toit aussi bien que les murs. Elle s’élevait – et j’espère qu’elle s’élève encore – sur la rive nord de l’Ohio, « la belle rivière », comme l’appelèrent les colons français et avant eux les Indiens. Elle était située au milieu des bois, et entourée de défrichements mesurant deux cents arpents, où poussaient les blés d’or et les maïs balançant leurs grappes jaunes, et le tabac aux larges feuilles vertes, et le cotonnier aux blanches cosses neigeuses.
Dans le jardin on remarquait la pomme de terre, la patate douce, la tomate rafraîchissante, d’énormes mêlons d’eau, des cantaloups, des melons musqués, et autres légumes délicieux : piments aux grappes ronges et vertes, pois, haricots, – ressources précieuses pour du cuisine du colonel.
Il y avait aussi un verger d’une superficie de plusieurs arpents, et rempli d’arbres fruitiers, avec les plus belles pêches du monde et les meilleures pommes, – les pépins de Newton – et des poires juteuses, et des prunes savoureuses, et des vignes en espalier, donnant des grappes par boisseaux.
Si le colonel P *** vivait dans les bois, on ne pouvait pas dire qu’il était au milieu d’un désert.
Près de l’habitation du maître s’élevaient de vastes constructions en troncs d’arbres. C’étaient l’écurie et dans l’écurie d’excellents chevaux ; l’étable aux vaches, pour le lait ; le grenier pour le blé et le maïs ; divers bâtiments pour fumer le porc, pour sécher le tabac, pour préparer le colon ; des magasins à fourrages, etc.
Dans un coin, un pavillon aux murs bas faisait penser à un chenil ; et les sonores aboiements qui de temps à autre remplissaient l’air révélaient qu’on était en effet en présence d’un chenil. Si l’on jetait les yeux dans l’une de ses ouvertures, on apercevait une douzaine de magnifiques chiens courants.
Le colonel avait pour ses chiens une affection particulière, car il était grand chasseur. Dans un enclos voisin, on voyait de magnifiques poulains, un cerf apprivoisé, un jeune bison amené des lointaines prairies, des pintades, des oies, des dindons, des canards et des poules. Des barrières zigzaguaient dans toutes les directions jusqu’à la lisière de la forêt. Des arbres énormes, morts et dépouillés de leurs feuilles, se dressaient au milieu des champs. Sur leurs branches grises et nues perchaient les busards et les corneilles, au sommet guettait le faucon ; et, plus haut, se profilant sur le ciel bleu, voletait le milan à la queue fourchue.