CHAPITRE III
Aventures de Besançon dans les maraisLe lendemain, nous étions sur nos pieds avant que le soleil n’eût montré son disque au-dessus des chênes verts qui formaient l’horizon. Déjà Lanty avait ravivé son feu ; la cafetière bouillait, et la grande poêle à frire embaumait le camp d’un parfum plus agréable que les essences d’Arabie. L’air vif du malin nous rapprocha du brasier. Thomson se faisait les ongles ; le Kentuckien se taillait une nouvelle chique dans sa tablette de tabac ; le docteur revenait du ruisseau où il était allé se rafraîchir avec une goutte de son flacon d’étain ; Besançon empaquetait ses albums, le vieux zoologiste allumait sa longue pipe, et le « capitaine » (c’était moi) s’occupait de son cheval favori, tout en dégustant un excellent havane.
En une demi-heure le déjeuner était expédié, les tentes et les ustensiles replacés dans le wagon, les chevaux sellés, les mules attelées, et l’expédition en route. Le terrain était plus accidenté, nous dûmes passer à gué plusieurs cours d’eau, et nous ne fîmes que vingt milles dans cette journée. Nous ne rencontrâmes pas plus de gibier que la veille, à notre grand déplaisir. Notre seconde halte se fit aussi sur le bord d’un ruisseau. Presque aussitôt Thompson partit à pied avec son fusil. Il avait remarqué non loin de là un marais ou il espérait tirer des bécassines. Le bruit de trois détonations nous démontra qu’il avait trouvé du gibier. Il revint avec trois oiseaux qui nous semblèrent plus gros que des bécassines. Le vieux zoologiste nous apprit que c’étaient des courlis d’Amérique. Courlis ou bécassines, ils furent aussitôt plumés, vidés, cuits dans la poêle de Lanty et déclarés délicieux.
Ces oiseaux formèrent le thème de notre conversation après souper. Nous en vînmes à parler des diverses espèces d’oiseaux de passage que l’on rencontre en Amérique, et finalement du singulier échassier que l’on appelle ibis. À propos d’ibis, Besançon se ressouvint d’une aventure qui lui était arrivée en poursuivant ces oiseaux dans les marais de la Louisiane, et proposa de nous la conter, ce que nous nous empressâmes d’accepter. Après avoir roulé une autre cigarette, le botaniste commença son récit :
Pendant une de mes vacances de collège, je fis une excursion botanique dans la partie sud-ouest de la Louisiane. Avant de partir, j’avais promis à un ami cher de lui apporter les peaux des oiseaux rares que je trouverais dans les régions marécageuses où je devais passer ; mais il désirait spécialement quelques spécimens de l’ibis rouge pour les faire empailler.
La partie sud de l’État de la Louisiane est un vaste labyrinthe de marais, de ruisseaux, de lagunes et d’îlots, où pullulent l’alligator et le brochet, où volent d’innombrables espèces d’oiseaux aquatiques : flamant rouge, aigrette, cygne-trompette, héron bleu, oie sauvage, butor, pélican, ibis.
Au bout de deux jours j’avais pu me procurer tous les spécimens dont j’avais besoin, excepté l’ibis. Le troisième ou le quatrième jour, je quittai la petite ferme ou je m’étais logé, au bord d’un large ruisseau, sans autre arme que mon fusil ; je n’avais même pas de chien, mon épagneul favori ayant été mordu par un alligator. Je montai dans un de ces batelets dont se servent les habitants, et je suivis le fil de l’eau. Mais au bout de quatre ou cinq milles, comme aucun ibis rouge n’apparaissait, je m’engageai dans un des bras de la rivière et je ramai avec vigueur pour remonter le courant. J’arrivai bientôt dans une région solitaire, marécageuse, couverte de grands roseaux. Pas d’habitation, aucun vestige qui révélât la présence de l’homme. Je tirai des ibis blancs, un aigle à tête blanche ; mais l’oiseau que je souhaitais le plus, l’ibis écarlate, impossible de me le procurer.
J’avais fait ainsi trois milles à force de rames, et je m’apprêtais à m’abandonner de nouveau au courant, lorsque j’aperçus à peu de distance un petit lac, profond, bourbeux, et rempli d’alligators jouant, poursuivant les poissons et se battant entre eux. Mais ce qui attira surtout mon attention, ce fut, vers le milieu du lac, un îlot sur l’extrémité duquel étincelaient des oiseaux au plumage écarlate, – les ibis rouges que je quêtais d’une si belle ardeur.
Je m’avançais en ramant sans faire de bruit. Il y en avait une douzaine en tout, qui se balançaient, suivant leur usage, sur une seule patte ; ils avaient l’air endormis, ou plutôt comme accablés par la chaleur, qui était grande ce jour-là. Je pus donc accoster à l’extrémité opposée de l’îlot sans leur donner l’alarme. Je mis aussitôt en joue et fis feu presque simultanément de mes deux coups. Quand la fumée se fut dissipée, je constatai que tous tes oiseaux avaient pris leur vol, à l’exception d’un seul qui gisait sur le bord de l’eau.
Le fusil à la main, je sautai hors de mon bateau et traversai l’îlot pour aller ramasser mon ibis. Cela me prit quelques minutes à peine, et je revenais vers mon embarcation, lorsque, à mon grand effroi, je la vis qui fuyait sur le lac.
Dans ma hâte, j’avais négligé de l’amarrer, et le courant l’emportait au loin. Elle était déjà à cent mètres de l’îlot, et je ne savais pas nager.
Ma première pensée fut pourtant de m’élancer dans le lac et de rattraper mon bateau. Mais en arrivant au bord de l’ilot, je m’aperçus d’un coup d’œil que l’eau avait la profondeur d’un gouffre ; et ma seconde pensée fut que mon bateau était perdu, irrémissiblement perdu.
J’étais sur un îlot nu et stérile, au milieu d’un lac, à un demi-millier du rivage, seul, et sans autre alternative que de mourir de faim ou de me noyer en essayant de me sauver. Et je me sentis envahir par le désespoir le plus affreux.
Combien de temps demeurai-je couché sur le sol, dans un état d’accablement presque inconscient, je ne saurais le dire ; plusieurs heures sans doute, car le soleil allait disparaître, lorsque je fus tiré de ma torpeur par une étrange circonstance.
J’étais entouré d’objets sombres, d’une forme hideuse. Ils étaient devant mes jeux depuis longtemps, et je ne les voyais pas, je n’avais qu’une vague conscience de leur présence. Mais à la longue je finis par percevoir l’étrange bruit qu’ils faisaient ; on eût dit le soufflet d’une forge, qu’interrompait une note plus rude et plus puissante, comme le beuglement d’un taureau. Ce bruit me fit tressaillir ; je levai les yeux, et j’aperçus de gigantesques lézards : c’étaient des alligators.
Il y en avait au moins cent, qui rampaient sur l’îlot devant moi, derrière moi, de tous les côtés. Leurs longues mâchoires se tendaient vers moi à me toucher ; et leurs yeux, habituellement éteints, semblaient fulgurer.
Sous le coup de ce nouveau péril, je bondis sur mes pieds ; reconnaissant la forme debout de l’homme, les reptiles se sauvèrent, plongèrent dans le lac et disparurent sous l’eau.
Je parcourus ma prison dans tous les sens. J’entrai dans l’eau pour en mesurer la profondeur ; mais je perdais vite pied : à trois longueurs de moi j’enfonçais jusqu’au cou. Les énormes reptiles nageaient autour de moi, souillant et reniflant ; ils étaient plus hardis dans leur élément. Effrayé par leurs démonstrations, je regagnai bien vite la terre ferme, et j’arpentai mon îlot avec mes vêtements mouillés.
Je dus livrer bataille et décharger mon fusil.Je continuai à marcher jusqu’à la nuit. Avec l’obscurité des voix nouvelles s’élevèrent, les voix inquiétantes du marais nocturne, le qua-qua du héron, le hululement du hibou, le cri du butor, le el-l-uk du grand crapaud, le coassement des grenouilles. Mais plus terrifiants résonnaient à mon oreille les beuglements des alligators ; ils me rappelaient que je ne pouvais pas songer à dormir. Dormir ! Je ne l’aurais pas osé, même pour un instant. Quand je demeurais quelques minutes sans remuer, les horribles reptiles rampaient autour de moi, si près que j’aurais pu les toucher de la main.
Par intervalles, je sautais sur mes pieds, je criais, je brandissais mon fusil ; les alligators plongeaient brusquement dans l’eau, mais sans trop de frayeur. À chaque démonstration de ma part, ils manifestaient moins d’alarme ; et le moment vint où ni mes cris ni mes gestes menaçants ne réussirent plus à leur faire peur. Ils se retiraient à quelques pieds de moi, en formant un cercle irrégulier.
Je chargeai mon fusil et fis feu sans résultat. Les alligators n’ont de vulnérable que l’œil ou le défaut des épaules ; il faisait trop sombre pour viser l’un de ces deux endroits, et mes bulles rebondissaient contre les écailles de leurs corps. Néanmoins le bruit et la lueur des détonations les épouvantèrent ; ils s’enfuirent pour ne revenir qu’après un long intervalle. Je m’étais endormi en dépit de mes efforts pour demeurer éveillé, mais je fus tiré de mon sommeil par le contact de quelque chose de froid, et à moitié suffoqué par une forte odeur de musc qui remplissait l’air. J’étendis le bras ; mes doigts se posèrent sur un objet visqueux ; c’était l’un des monstres, un énorme alligator. Il avait rampé jusqu’à moi, et se préparait à m’attaquer. Je vis qu’il se courbait en forme d’arc, et je savais que telle est la position de ces animaux quand ils vont frapper leur victime. Je n’eus que le temps de faire un saut, pour éviter un coup de sa puissante queue, qui balaya le sol où j’étais étendu l’instant d’auparavant. De nouveau je fis feu, et mon ennemi se rejeta dans le lac. Mais adieu le sommeil !
Une fois encore avant le matin, je dus livrer bataille et décharger mon fusil pour forcer les hideux reptiles à la retraite. Enfin le jour se leva mais sans apporter aucun changement à ma position dangereuse.
Vers le soir, je commençai à souffrir de la faim. Je n’avais rien mangé depuis mon départ de la petite ferme. Pour apaiser ma soif, je bus de l’eau bourbeuse du lac ; j’en bus en quantité, car elle était chaude ; mais je ne réussis qu’à humecter mon palais sans calmer les tiraillements de mon estomac.
Que manger ? – L’ibis ? Mais comment le faire cuire ? Rien pour allumer du feu, et pas un morceau de bois. Qu’importe ? La cuisson des aliments est une invention moderne, un luxe de délicats. Je dépouillai l’ibis de son brillant plumage, et je le dévorai tout cru. J’abîmais ainsi mon « spécimen », mais à ce moment je m’en souciais fort peu.
L’ibis ne pesait pas plus de trois livres, y compris les os. Il me servit pour un second repas, un déjeuner ; mais à ce déjeuner sans fourchette je dus ronger les os.
Que devenir ? Mourir de faim ? – Non, pas encore. Dans mes luttes avec les alligators pendant la seconde nuit, l’un d’eux avait reçu un coup mortel, et sa hideuse carcasse gisait sur le bord. « Je ne mourrai donc pas de faim, je puis manger de l’alligator, pensai-je. Mais il faudra que je souffre rudement de la faim pour me décider à toucher à cette viande musquée.
Deux autres journées sans nourriture eurent raison de ma répugnance. Je tirai mon couteau, je coupai une tranche dans la queue de l’alligator, et je la mangeai ; ce n’était pas le premier alligator que j’avais tué, mais un autre ; le premier, déjà putréfié par l’action brûlante du soleil, empoisonnait l’îlot de son odeur.
Cette odeur ayant fini par devenir insupportable, je réussis, avec l’aide de mon fusil, à pousser la carcasse à moitié décomposée dans le lac : peut-être le couvant remporterait-il au loin. En effet, j’eus la satisfaction de la voir flotter et s’éloigner.
Cette circonstance donna un nouveau tour à mes réflexions.
Pourquoi le corps de l’alligator surnageait-il ? C’est qu’il était gonflé par des gaz. Ha !…
Une idée m’avait brusquement frappé l’esprit, une île ces idées lumineuses qu’enfante la nécessité. Je pensai à l’alligator flottant, à ses intestins : si je les gonflais ?… Oui… oui ! Flotteurs, vessies, appareils de sauvetage… Telles étaient mes pensées. J’ouvrirais des alligators, je ferais avec leurs intestins gonflés une ceinture qui tue porterait hors de l’îlot !…
Je ne perdis pas un instant ; j’étais plein d’énergie, l’espoir m’avait donné une vie nouvelle. Je chargeai mon fusil, un gigantesque crocodile qui nageait près du bord reçut ma balle dans l’œil, je le tirai sur la berge, avec mon couteau je lui mis les entrailles à nu. Une des grosses plumes d’ibis me servit de chalumeau pour gonfler les boyaux. Je les vis s’enfler, comme autant, d’énormes saucisses, je les attachai ensemble, puis, m’en ceignant le corps, je me jetai dans le lac, et me sentis flotter à la dérive. Je tenais mon fusil des deux mains hors de l’eau, prêta m’en servir comme d’une massue, dans le cas où les alligators m’auraient attaqué ; mais j’avais choisi l’heure chaude de midi, alors que ces animaux restent dans un état de demi-torpeur, et je ne fus pas inquiété.
En une demi-heure le courant me porta à l’extrémité du lac, à l’embouchure du ruisseau. Là, à ma grande joie, j’aperçus mon bateau dans le marais, où il avait été retenu par les joncs ; et bientôt, me hissant par-dessus le plat-bord, je fendais à grands coups d’aviron l’eau unie du ruisseau.
Ainsi finit mon aventure. Je regagnai sain et sauf la petite ferme, sans rapporter, il est vrai, l’ibis rouge, objectif de mon excursion. Mais je pus m’en procurer un quelques jours après, et j’eus ainsi le plaisir de tenir la promesse que j’avais faite à mon ami. »
Il était évident que, dans notre cercle, il y avait plus d’une paire de lèvres prêtes à relater quelque aventure analogue ; mais heure était avancée, et l’on convint d’aller dormir. Le lendemain soir, un autre aurait son tour ; et il fut décidé que chacun de nous prendrait successivement la parole pour raconter quelque évènement de chasse dont il aurait été le héros ou le témoin dans le cours de son existence. Cela formerait une série d’histoires autour du feu, qui nous aideraient à tuer le temps pendant les longues soirées, jusqu’au moment où nous rencontrerions les bisons.
Comme nous voulions partir de bonne heure le lendemain, nous nous roulâmes dans nos couvertures et nous nous endormîmes.