Ma mère mit le pied dans un sabot, et dit :
– Ils m’iront tout à fait bien. Et que te coûtent-ils ?
– Douze sous… et six liards de clous pour les ferrer, ça fait treize sous et demi. J’ai vendu les oiseaux vingt-six sous, j’ai acheté un tortillon pour le Jacquou, ça fait qu’il me reste onze sous et deux liards : te les voilà.
Ma mère prit les sous et alla les mettre dans le tiroir du cabinet.
Alors, mon père, ayant pris le tortillon dans la poche de dessous de sa veste, me le donna. Je l’embrassai, et je me mis à manger ce gâteau de paysan, après en avoir porté un morceau à ma mère, qui ne le voulut pas :
– Non, mon petit, mange-le, toi.
Ah ! quel bon tortillon ! j’ai depuis tâté de la tourte aux prunes, et même, une fois, du massepain, mais je n’ai jamais rien mangé de meilleur que ce premier tortillon.
Mon père me regardait faire avec plaisir, tout heureux de ce que j’étais content, le pauvre homme ! Puis il se leva, alla quérir dans le tiroir du cabinet un vieux marteau rouillé, et, revenant près du feu, se mit à ferrer les sabots. Lorsqu’il eut fini, il ôta les brides des vieux, et les posa aux neufs, après les avoir ajustées à la mesure du pied. Étant ainsi tout prêts, ma mère prit les sabots sur-le-champ, car elle n’avait autre chose à se mettre aux pieds.
Après ça, elle descendit de la crémaillère l’oule où cuisait pour le cochon, et, ayant vidé les pommes de terre dans le bac, les écrasa avec la pelle du foyer en y mêlant quelques poignées de farine de blé rouge. Puis, ayant laissé manger un peu notre chienne, elle porta cette baccade ou pâtée à notre porc, qui, connaissant l’heure, geignait fort en cognant son nez sous la porte de son étable.
La nuit noire venue, le chalel fut allumé, et ma mère, en ayant fini avec le cochon, découvrit la tourtière où cuisait un ragoût de pommes de terre pour notre souper. Après l’avoir goûté, elle y ajouta quelques grains de sel, et mit sur la table trois assiettes et trois cuillers de fer rouillées quelque peu. De gobelets elle n’en mit que deux, pour la bonne raison que nous n’en avions pas davantage : moi, je buvais dans le sien. Après cela, elle alla tirer à boire dans le petit cellier attenant à la maison, et, étant rentrée, mit la tourtière sur la table. De ce temps, mon père, revenu de la grange où il avait été soigner les bœufs, avait tiré de la maie une grande tourte plate de pain de méteil, seigle et orge, avec des pommes de terre râpées, et, après avoir fait une croix sur la sole avec la pointe de son couteau, se mit à l’entamer. Mais c’était tout un travail : cette tourte était la dernière de la fournée faite il y avait près d’un mois, de manière qu’elle était dure en diable, un peu gelée peut-être, et criait fort sous le couteau, que mon père avait grand-peine à faire entrer. Enfin, à force, il en vint à bout ; mais, en séparant le chanteau, il vit qu’il y avait dans la mie, par places, des moisissures toutes vertes.
– C’est bien trop de malheur ! fit-il.
On dit : « blé d’un an, farine d’un mois, pain d’un jour » ; mais ce dicton n’était pas à notre usage. Nous attendions toujours la moisson avec impatience, heureux lorsque nous pouvions aller jusque-là sans emprunter quelques mesures de seigle ou de baillarge ; et pour le pain, nous ne le mangions jamais tendre : on en aurait trop mangé.
Si mon père se faisait tant de mauvais sang pour un peu de pain perdu, c’est qu’autrefois chez les pauvres on en était très ménager. Le pain, même très noir, dur et grossier, était une nourriture précieuse pour ceux qui vivaient en bonne partie de châtaignes, de pommes de terre et de bouillie de blé d’Espagne. Puis les gens se souvenaient des disettes fréquentes autrefois, et avaient ouï parler par leurs anciens de ces famines où les paysans mangeaient les herbes des chemins, comme des bêtes, et ils sentaient vivement le bonheur de ne pas manquer de ce pain sauveur. Aussi pour le paysan, ce pain, obtenu par tant de sueurs et de peines, avait quelque chose de sacré : de là ces recommandations incessantes aux petits drôles de ne point le prodiguer.
Mon père resta un bon moment tout estomaqué, regardant fixement le pain gâté ; mais qu’y faire ?…
Il coupa donc trois morceaux de pain, ôtant à regret le plus moisi et le jetant à notre chienne, puis nous nous mîmes à souper. Il n’y avait pas grande différence entre notre ragoût et la pâtée du cochon : c’était toujours des pommes de terre cuites dans de l’eau ; seulement, dans notre manger, il y avait un peu de graisse rance, gros comme une noix, et du sel.
Avec un souper comme ça, on ne s’attarde pas à table ; pourtant nous y restâmes longtemps, car il fallait avoir de bonnes dents pour mâcher ce pain dur comme la pierre. Aussitôt que nous eûmes fini, ma mère me mena dehors, puis me mit au lit.
Ce mauvais temps de neige dura une dizaine de jours qui me semblèrent bien longs. C’est que ça n’est rien de bien plaisant que d’être enfermé toute une grande journée dans une maison comme la nôtre, noire et froide. Lorsqu’il fait beau, ça passe, on est tout le jour dehors sous le soleil, on ne rentre guère au logis que le soir pour souper et dormir, et ainsi on n’a pas le loisir de s’ennuyer. Mais par ce méchant temps, si je mettais le nez sur la porte, je ne voyais au loin que la neige et toujours de la neige. Personne aux champs, les gens étant au coin du feu, et les bêtes couchées sur la paillade, dans l’étable tiède. Cette solitude triste, cette campagne morte, sans un bruit, sans un mouvement, me faisait frissonner autant que le froid : il me semblait que nous étions séparés du monde ; et, de fait, dans ce lieu perdu, avec plus de deux pieds de neige partout, et des fois un brouillard épais venant jusqu’à notre porte, c’était bien la vérité. Pourtant, malgré ça, le matin, ayant donné à manger aux bœufs et aux brebis, mon père prenait son fusil et s’en allait avec notre chienne chercher un lièvre à la trace. Il en tua cinq ou six dans ces jours-là, car il était adroit chasseur et la chienne était bonne. Ça fut heureux ; nous n’avions plus chez nous que les onze sous et demi rapportés le jour de la Noël. Mais il lui fallait se cacher pour vendre son gibier et aller au loin, à Thenon, au Bugue, à Montignac, son havresac sous sa blouse, à cause de nos messieurs de Nansac qui étaient très jaloux de la chasse. Ces quelques lièvres, donc, mirent un peu d’argent dans le tiroir du cabinet, quoiqu’on ne les achetât pas cher, car il ne fallait pas penser de les vendre au marché, mais les proposer aux aubergistes, qui profitaient de l’occasion et vous payaient dans les vingt-cinq sous un lièvre pesant six ou sept livres. Dans la journée, lorsqu’il était rentré, mon père faisait des paniers en vîme blanc, des rondelles pour atteler les bœufs, avec de la guidalbre ou liane, des cages en bois et autres menus ouvrages comme ça, pour avoir quelques sous. Ça m’amusait un peu de le voir faire et de m’essayer à tresser un panier comme lui.
Quoique notre pain fût bien noir, bien dur, nous l’eûmes fini tout de même avant la fonte des neiges. Le meunier de Bramefont ne pouvant pas venir nous rendre notre mouture, nous ne pouvions pas cuire, de manière qu’il nous fallut aller emprunter une tourte à la Mïon de Puymaigre, qui nous la prêta avec plaisir, car c’était une bonne femme, encore que, des fois, elle mouchât bien un peu fort ses drôles lorsqu’ils avaient mal fait.
Pour le dire en passant, cette tourte n’a jamais été rendue à la Mïon. La coutume veut que l’emprunteur du pain ne le rende pas de son chef ; c’est le prêteur qui doit venir le chercher, faisant semblant d’en avoir besoin. Mais la Mïon, par la suite, nous voyant dans la peine et le malheur, n’est jamais venue la demander.
Enfin le dégel vint, et les terres grises, détrempées, reparurent, laissant voir les blés verts qui pointaient sur les sillons. Lorsque la terre fut un peu ressuyée, ma mère fit sortir les brebis, car la feuille que nous avions ramassée pour l’hiver était mangée et notre peu de regain était presque fini. Elle m’emmena avec elle, touchant nos bêtes, vers les coteaux pierreux des Grillières, où poussait une petite herbe fine qu’elles aimaient fort. C’était dans l’après-midi ; un pâle soleil d’hiver éclairait tristement la terre dénudée, et un petit vent soufflait par moments, froid comme les neiges des monts d’Auvergne sur lesquels il avait passé. Mais, au prix du temps qu’il avait fait une dizaine de jours durant, c’était un beau jour. Ma mère et moi nous étions assis à l’abri du nord contre un de ces gros tas de pierres que nous appelons un cheyrou ; elle, filant sa quenouille, et moi, m’amusant à faire de petites maisons tandis que nos brebis paissaient tranquillement. Sur les trois heures, tandis que je mordais ferme dans un morceau de pain que ma mère avait porté, voici que nos brebis, effrayées par un chien, reviennent vers nous au galop et nous dépassent en menant grand bruit. S’étant levée pour les ramener, ma mère vit alors un garde de l’Herm, appelé Mascret, qui lui cria de s’arrêter. Lorsqu’il nous eut joints, sans aucune forme de salut, il lui dit de se rendre tout d’abord au château, où le régisseur voulait lui parler.
– Et que me veut-il de si pressé ? fit ma mère.
– Ça, je n’en sais rien, mais il vous le dira bien.
Et le garde s’en alla.
Nous fûmes vers les brebis qui s’étaient plantées à deux cents pas, regardant toujours le chien qui les avait effrayées, puis, les chassant devant nous et descendant le coteau, nous revînmes à Combenègre, d’où ma mère repartit pour l’Herm après avoir fermé les bêtes dans l’étable.
Lorsqu’elle fut de retour, à la nuit, mon père lui demanda :
– Et que te voulait-il, ce vieux coquin ?…
– Ah ! voilà… d’abord, il m’a reproché de n’avoir pas fait mes dévotions le soir de Noël, comme les autres, ni même toi, qui n’avais pas tant seulement été à la messe, ce dont les dames n’étaient pas du tout contentes, et l’avaient chargé de me le dire. Après ça, il m’a dit que tu braconnais toujours, de manière que M. le comte ne trouvait plus de lièvres devers Combenègre, et qu’il te faisait prévenir de cesser et de te défaire de notre chienne. Enfin, il a ajouté qu’il nous fallait totalement changer de conduite, sans quoi les messieurs nous mettraient dehors.
– Nous ne sommes pas bien embarrassés pour trouver une aussi mauvaise métairie ! fit mon père. Et autrement, il ne t’a rien dit ?
– Oh ! si, toujours sa même chanson : que lui n’était pour rien dans tout ça ; qu’il faisait la commission seulement. Au contraire, il nous portait beaucoup d’intérêt, et, si je voulais l’écouter, tout s’arrangerait : il nous mettrait dans la métairie des Fages, qui était bien bonne, et de plus il te donnerait du bois à couper dans la forêt, tous les hivers, où tu gagnerais des sous…
– C’est ça ! et, du temps que je serais dans les bois, il viendrait voir un peu aux Fages si le bétail profitait !… Et que lui as-tu répondu ?…
– Je lui ai répondu d’abord que, pour ce qui était de la communion, nous n’avions pas le temps d’aller nous confesser souvent, étant si loin ; que c’était bon pour les gens de loisir, mais que, pour nous autres, c’était bien assez d’y aller une fois l’an. « Et puis, d’ailleurs, ai-je ajouté, si je vous écoutais, je ne pourrais pas même faire mes Pâques, car le curé ne voudrait pas me donner l’absolution. »
Mais, bête que tu es, a-t-il fait alors, est-ce qu’on a besoin de lui dire ça ?
– Ah ! la canaille ! s’écria mon père ; si jamais je le trouvais au milieu de la forêt, par là entre La Granval et le Cros-de-Mortier, il passerait un mauvais quart d’heure !
– Reste tranquille, il nous arriverait de la peine, dit ma mère ; tu sais bien que pour ça, il n’y a pas de danger.
Mon père ne répliqua rien et se mit à regarder le feu.
À ce moment-là, moi, je ne comprenais pas grand-chose à cette conversation, et je mettais toute la colère de mon père sur le compte de la défense de chasser. Je savais bien, pour l’avoir ouï dire souvent chez nous, et à d’autres métayers du château, que M. Laborie était un homme dur, exigeant, injuste, qui trompait les pauvres gens tant qu’il pouvait, faisant sauter un louis d’or ou un écu, sur un compte de métayer, rapiant cinq sous à un misérable journalier, s’il ne pouvait faire davantage ; et puis, comme on ajoutait toujours, grand « chenassier », terme dont la signification m’était inconnue alors, et que je croyais vouloir dire autant comme : grand coquin ; mais c’était tout. Aujourd’hui, quand je pense à ce gueusard qui avait totalement englaudé la comtesse de Nansac en faisant le dévot, l’hypocrite, et qui était voleur, méchant, et « chenassier », comme disaient les gens, je ne puis m’empêcher de croire qu’il méritait ce qui est arrivé.