I-2

2037 Words
– Est-ce qu’il est vivant, dis ?… Ma mère qui était une pauvre paysanne ignorante, comme celle qui n’entendait pas seulement le français, mais femme de bon sens au demeurant, me fit comprendre que s’il avait remué, c’était par le moyen de quelque mécanique. Et elle allait toujours, lentement, enfonçant dans la neige molle, me rehissant d’un coup de reins lorsque j’avais glissé quelque peu, et s’arrêtant de temps à autre pour secouer contre une pierre, ses sabots, embottés de neige. Un vent âpre s’était levé, faisant tourbillonner la neige qui tombait toujours à force. La campagne déserte était toute blanche ; les coteaux semblaient couverts d’un grand linceul triste, comme ceux qu’on met sur la caisse des pauvres morts. Les châtaigniers, aux formes bizarres, marquaient leurs branches tourmentées par une ligne blanche. Les fougères poudrées de neige penchaient vers la terre, tandis que sur les bruyères, la brande et les ajoncs, plus solides, elle s’amassait par places. Un silence de mort planait sur la terre désolée, et l’on n’entendait même pas le bruit des pas de ma mère, amorti par la neige épaisse. Pourtant, comme nous entrions dans la lande du Grand-Castang, un crapaud-volant jeta dans la nuit son cri mal plaisant qui me fit frissonner. Cependant, ma mère peinait fort à suivre le mauvais chemin perdu sous la neige. Des fois elle s’écartait un peu et, le connaissant, revenait incontinent, se guidait sur un arbre, une grosse touffe d’ajoncs, une flaque d’eau, gelée maintenant. Moi, bercé par le mouvement, malgré le froid, je finissais par m’endormir sur son échine, et mes bras gourds se dénouaient malgré moi. – Tiens-toi bien ! me disait-elle ; dans un moment nous serons chez nous. Malgré ça, j’avais peine à me tenir éveillé, lorsque tout à coup, à cent pas en avant, éclate un hurlement prolongé qui me fit passer dans la tête comme un millier d’épingles : « Hoû ! oû… oû… oû… », et je vois une grande bête, comme un bien fort chien, aux oreilles pointues, qui gueulait ainsi en levant le museau vers le ciel. – N’aie pas peur, me dit ma mère. Et, m’ayant donné le falot, elle ôta ses sabots, en prit un dans chaque main et marcha droit à la bête, en les choquant l’un contre l’autre à grand bruit. Ça n’est pas pour dire, mais lors, j’aurais fort voulu être couché contre elle, dans le lit bien chaud. Lorsque nous fûmes à une cinquantaine de pas, le loup se jeta dans la lande en quelques sauts, et nous passâmes, épiant de côté, sans le voir pourtant. Mais, un instant après, le même hurlement sinistre s’éleva en arrière : « Hoû ! oû… oû… oû… », qui m’effraya encore plus, car il me semblait que le loup fût sur nos talons. De temps à autre, ma mère se retournait, faisant du tapage avec ses sabots, pour effrayer cette male bête ; mais, si ça gardait le loup d’approcher trop, ça ne l’empêcha pas de nous suivre à une trentaine de pas, jusqu’à la claire-voie de notre cour. Ayant pris la clef-torte dans la cache, car mon père n’était pas rentré, ma mère fit jouer le loquet de dedans et referma vivement la porte derrière nous. Au lieu du bon feu que nous pensions trouver, la souche était sur les landiers, toute noire, éteinte. – Ah ! s’écria ma mère, c’est méchant signe ! il nous arrivera quelque malheur ! En farfouillant sous la cendre avec une brindille, elle trouva quelques braises, sur lesquelles elle jeta un petit fagot de menu bois, qui flamba bientôt sous le vent du tuyau de fer qu’elle mit à sa bouche. Lorsque je fus un peu réchauffé, n’ayant plus peur du loup, je dis : – Mère, j’ai faim. – Pauvre drôle ! il n’y a rien de bon ici… fit-elle, pensant au réveillon du château ; et, découvrant une marmite, elle ajouta : – Te voici une mique. Tout en mangeant cette boule de farine de maïs, pétrie à l’eau, cuite avec des feuilles de chou, sans un brin de lard dedans, et bien froide, je pensais à toutes ces bonnes choses vues dans la cuisine du château et, je ne le cache pas, ça me faisait trouver la mique mauvaise, comme elle l’était de vrai ; mais, ordinairement, je n’y faisais pas attention. Oh ! je n’étais pas bien gourmand en pensée, je n’appétais pas la dinde truffée, ni les pâtés, mais seulement un de ces beaux boudins d’un noir luisant… Pourquoi, là-haut, tant de bonnes choses, plus que de besoin, et chez nous de mauvaises miques froides de la veille ? Dans ma tête d’enfant, la question ne se posait pas bien clairement ; mais, tout de même, il me semblait qu’il y avait là quelque chose qui n’était pas bien arrangé. – Il te faut aller au lit, dit ma mère. Elle me prit sur ses genoux et me dépouilla en un tour de main. Aussitôt couché, je m’endormis sans plus penser à rien. Lorsque je me réveillai, le lendemain, ma mère attisait le feu sous la marmite où cuisait la soupe, et mon père triait sur la table les oiseaux attrapés la nuit à la palette. Aussitôt levé, je vins le voir faire. Il y en avait une trentaine, petits ou gros : grives, merles, pinsons, verdiers, chardonnerets, mésanges, et même un mauvais geai. Mon père les assemblait, pour les vendre mieux, par cinq ou six, avec un fil qu’il leur passait dans le bec. Ayant fini, il mit toutes ces pauvres bestioles dans son havresac et le pendit à un clou, de crainte de la chatte. Cela fait, ma mère ayant taillé le pain cependant, fit bouillir la marmite et trempa la soupe. Il était un peu tôt, sur les huit heures, mais mon père voulait aller à Montignac vendre ses oiseaux. Ayant mis la soupière sur la table, ma mère nous servit d’abord, mon père et moi, puis elle ensuite, et nous nous mîmes à manger de bon goût, ayant faim tous trois, surtout mon père, qui avait passé presque toute la nuit dehors. Lorsqu’il eut mangé ses deux grandes assiettes de soupe, et bu, mêlée à un reste de bouillon, de mauvaise piquette gâtée, ma mère ôta les assiettes de terre brune, décrocha l’oule de la crémaillère et versa sur la nappe de grosse toile grise les châtaignes fumantes. C’est bon, les châtaignes blanchies lorsqu’elles sont vertes ; lorsqu’elles ont passé par le séchoir, ça n’est plus la même chose. Mais quoi ! il faut bien les manger sèches, puisqu’on ne peut pas les garder toujours vertes. Nous les mangions donc tout de même, avec des raves un peu grillées qui étaient au fond de l’oule, et triant les gâtées pour les poules. Lorsqu’il n’y eut plus de châtaignes, mon père but un plein gobelet de piquette, s’essuya les babines avec le revers de la main et se leva. – Il te faudra me porter une paire de sabots, lui dit ma mère ; j’ai fini d’écraser les miens en faisant peur à cette méchante bête de loup. – Je t’en porterai, mais que je vende mes oiseaux, répondit mon père, car, autrement, je n’ai point de sous. Et, prenant une petite baguette au balai de genêts, il la mit dans le vieux sabot de ma mère et la coupa juste à la longueur. Cela fait, il prit son havresac, mit la mesure dedans, décrocha le fusil au manteau de la cheminée, et s’en alla, laissant notre chienne qui voulait bien le suivre pourtant : – Tu te perdrais là-bas, à Montignac. Moi, je restai à me chauffer dans le coin du feu, mais bientôt, ne pouvant tenir en place, comme c’est l’ordinaire des petits drôles, je sortis sur le pas de la porte. Il était tombé de la neige toute la nuit ; dans notre cour, il y en avait deux pieds d’épaisseur, de manière qu’il avait fallu faire un chemin avec la pelle pour aller à la grange donner aux bestiaux. Du côté de la forêt, au loin, la lande n’était plus qu’une large plaine blanche, semée çà et là, de grandes touffes d’ajoncs, dont la verdure foncée s’apercevait au pied. Sur les coteaux, les maisons grisâtres, sous leurs tuilées chargées de neige, fumaient lentement. Là-bas, sur ma droite, j’apercevais le château de l’Herm avec ses tours noires coiffées d’une perruque blanche, comme le vieux marquis de Nansac. Devant moi, à une lieue de pays, les hauteurs de Tourtel, avec leurs arbres dépouillés et chargés de givre, cachaient le massif clocher de Rouffignac, où les cloches commençaient à campaner, appelant les gens à la messe. Un peu sur la droite, à demi-heure de chemin, la métairie de Puymaigre, les portes closes, semblait comme endormie au flanc du coteau, et en haut, tout en haut, dans le ciel couleur de plomb, des corbeaux battaient lourdement l’air de leurs ailes et passaient en couahnant. Près de moi, le long du mur de notre cour, dans un gros tas de fagots, un rouge-gorge sautelait, cherchant un bourgeon desséché, ou, dans les trous du mur, quelque barbotte engourdie par le froid ; sous la charrette, nos quatre poules se tenaient tranquilles à l’abri. Le temps était toujours dur ; un aigre vent de bise faisait poudroyer la neige sur la campagne ensevelie et coupait la figure : je rentrai vite m’asseoir dans le coin du foyer. – Nous irons à la messe, mère ? demandai-je. – Non, mon petit, il fait trop méchant temps, et puis nous y avons été cette nuit. Je m’ennuyai bientôt de ne rien faire et de ne pouvoir sortir, car la maison, basse et délabrée, n’était guère plaisante. Il n’y avait qu’une chambre, pas bien grande encore, qui servait de cuisine et de tout, comme c’est assez l’ordinaire dans les anciennes métairies de notre pays. On n’y voyait guère non plus, car il n’y avait qu’un petit fenestrou fermant par un contrevent sans vitres, de manière que, lorsqu’il faisait mauvais temps et qu’il était clos, la clarté ne venait qu’un petit peu au-dessus de la porte et par la cheminée large et basse. Joint à ça que les murs décrépis étaient sales, et le plancher du grenier tout noirci par la fumée, ce qui n’était pas pour y faire voir plus clair. Dans un coin, touchant la cheminée, était le grand lit de grossière menuiserie où nous couchions tous trois ; et au pied du lit, à des chevilles plantées dans le mur, pendaient quelques méchantes hardes. Du côté opposé, il y avait un mauvais cabinet tout troué par les vers, auquel il manquait un tiroir, et dont un pied pourri était remplacé par une pierre plate. Dans le fond, la maie où l’on serrait le chanteau ; sous la maie, une tourtière à faire les millas, et, à côté, un sac de méteil à moitié plein, posé sur un bout de planche pour le garder de l’humidité de la terre. À l’entrée, près de la porte, était dressée l’échelle de meunier qui montait à la trappe du grenier, et, sous l’échelle, un pilo de bois pour la journée. Dans un autre coin était l’évier, dont le trou ne donnait guère de chaleur par ce temps de gel, et au milieu, une mauvaise table avec ses deux bancs. Aux poutres pendaient des épis de blé d’Espagne, quelques pelotons de fil, et c’était tout. La maison avait été pavée autrefois de petits cailloux, mais il y en avait la moitié toute dépavée, ce qui faisait des trous où l’on marchait sur la terre battue. En ce temps dont je parle, je ne faisais pas guère attention à ça, étant né et ayant été élevé dans des baraques semblables ; mais, depuis, j’ai pensé qu’il était un peu bien odieux que des chrétiens, comme on dit, fussent logés ainsi que des bêtes. Ou c’est le pire encore, c’est lorsque la famille est nombreuse, et que tous, père, mère, garçons et filles, petits et grands, logent dans la même chambre entassés dans deux ou trois lits, à trois ou quatre, en maladie comme en santé : tout ça n’est pas bien sain, ni convenable. Il n’est pas honnête, non plus que le père et la mère se dépouillent devant leurs enfants, les sœurs devant les frères. Et puis quand ces enfants prennent de l’âge, il n’est pas bonnement possible qu’ils ne s’aperçoivent pas de choses qu’ils ne devraient point voir, et ne surprennent des secrets qu’ils devraient ignorer. Mais revenons : ma mère, me voyant tout de loisir et ne sachant que faire, coupa avec la serpe des petites bûchettes bien droites et me les donna : – Tiens, fais des petites quilles, et tu t’en amuseras. Je façonnai ces quilles de mon mieux, avec son couteau et, ayant fini, je les plantai, et me mis à tirer dessus avec une pomme de terre bien ronde, en manière de boule. Cependant ce triste jour de Noël touchait à sa fin. Sur les quatre heures, mon père revint de Montignac ; en entrant, il se secoua, car il était tout blanc, la neige tombant toujours, et posa son fusil dans le coin du foyer. Ensuite, ayant ôté son havresac, il en tira une paire de sabots jaunes, en bois de vergne, liés par un brin de vîme, et les posa à terre.
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