Environ quinze jours après cette conversation, tandis que ma mère triait des haricots pour mettre dans la soupe, voici venir M. Laborie à Combenègre. Il entra, fit : « Bonjour, bonjour », en m’avisant de côté, et demanda où était mon père.
– Il est à couper de la bruyère, répondit ma mère.
– Ou à braconner, plutôt ! repartit-il. Et ces bœufs, est-ce qu’ils profitent ?
Et, disant cela, il s’en fut à la grange. Ma mère me prit par la main et le suivit. Lorsqu’il eut vu les bœufs, M. Laborie fit sortir les brebis de l’étable et, tout en les regardant, il marmonnait entre ses dents, pensant que je n’y prenais garde :
– Eh bien, tu ne veux donc pas être raisonnable ?… Voyons ! Je te porterai un joli mouchoir de tête de Périgueux, dis ?…
Ma mère ne lui ayant pas répondu, après avoir tourné, viré, M. Laborie s’en alla, disant toujours sur le même ton :
– Tu t’en repentiras ! tu t’en repentiras !
Le surlendemain, tandis que nous mangions la soupe, vers le coup de neuf heures, la chienne gronda sous la table, et le garde Mascret, survenant, s’arrêta sur le pas de la porte :
– M. Laborie vous fait dire, par l’ordre de M. le comte, d’avoir à vous défaire de votre chienne, au premier jour ; si on la trouve encore ici, il la fera tuer.
– Que le bon Dieu préserve M. le comte, et celui qui vous envoie, de commander ça ! –dit mon père en serrant les poings et en regardant Mascret, les yeux pleins de colère ; – et vous, n’en faites rien, sans quoi il arrivera un malheur !
– Pourtant, si on me le commande, il faudra bien que j’obéisse, dit le garde ; à votre place, moi, je vendrais la chienne. M. le comte assure, que, d’après les anciennes lois, un paysan ne peut avoir de chien de chasse, qui n’ait le jarret coupé.
– C’est bon, fit mon père, rapportez-leur seulement ce que je vous ai dit.
Il y eut un moment de silence après le départ de Mascret, puis ma mère fit :
– Mon pauvre Martissou, le mieux, c’est de vendre la chienne, comme dit le garde ; le notaire de Ladouze te l’a demandée plusieurs fois, mène-la-lui : il t’en donnera bien quatre ou cinq écus peut-être, puisqu’elle est bonne pour suivre le lièvre.
– Je ne veux pas la vendre ! répondit mon père.
– Alors, mène-la chez ton cousin de Cendrieux : il te la gardera jusqu’à tant que nous partions d’ici, car nous ne pouvons plus y rester ; il arriverait quelque chose.
– Femme, tu as raison, à ce coup, dit sourdement mon père : je l’y mènerai dimanche qui vient.
Le samedi, comme mon père liait les bœufs pour aller quérir de la bruyère, un individu à cheval, d’assez mauvaise figure, vint à Combenègre, entra dans la cour, et, s’adressant à mon père :
– C’est vous Martissou le Croquant, le métayer de M. de Nansac ? dit-il.
– C’est moi.
– Alors, voilà un acte de sortie de la métairie.
Et il tendit un papier à mon père.
Lui, le prit, le déchira en mille morceaux et les jeta au nez de l’huissier.
– Tout ça se payera ! dit l’autre en ricanant.
Et il s’en alla bon train, parce que mon père avait pris son aiguillon un peu brusquement, de manière qu’il semblait vouloir s’en servir plutôt pour en allonger un coup à l’huissier, que pour mener ses bœufs.
Depuis que nous avions reçu cet acte de sortie, et après que la chienne fut à Cendrieux, ma mère était plus tranquille. C’était l’affaire de quelques mois, et, à la Saint-Jean, nous quitterions cette mauvaise métairie où nous crevions de faim : surtout, nous ne serions plus exposés à quelque méchante affaire de la part de cette canaille de Laborie. Mais, quand un malheur est en chemin, il faut qu’il arrive : une nuit, nous entendîmes gratter à la porte avec de petits ginglements.
– C’est la chienne, fit mon père en allant ouvrir ; j’avais pourtant bien dit à mon cousin de la fermer et de l’attacher pendant quelques jours.
La chienne entra, traînant un bout de corde qu’elle avait coupée avec ses dents, et sauta après mon père en aboyant joyeusement.
Ma mère ne dormit pas du reste de la nuit, tracassée de cette affaire-là, et comme sentant approcher un malheur. Le matin, sur les neuf heures, nous finissions de manger la soupe, quand tout à coup la chienne sortit en aboyant, et, une seconde après, nous entendîmes un coup de fusil, et quelques plombs vinrent ricocher contre la porte ouverte, jusque dans la maison, l’un desquels blessa ma mère au front, ce qui lui fit jeter un cri. Mon père, alors, saute sur son fusil, écarte ma mère qui veut l’arrêter, et court dehors. Devant lui il voit la chienne étendue, morte, le sang lui sortant par la gueule, et, à l’entrée de la cour, Laborie qui rendait au garde son fusil déchargé.
– Ah ! canaille ! tu ne feras plus de misère à personne !
Et, avant que l’autre ait songé à se sauver, il épaule son fusil et l’étend raide mort.
Tandis que Mascret, pâle et lui-même plus mort que vif, ne savait où il en était, ma mère survenait avec de grands cris.
– Ah ! Martissou, qu’as-tu fait !
– C’est lui qui l’a cherché, répliqua mon père ; ça devait de toute force arriver.
Du temps qu’aidée du garde ma mère accotait Laborie contre un tas de bruyère, pour lui porter secours, mais bien inutilement, mon père rentre dans la maison, prend ses souliers, son gros bonnet de laine, passe le havresac en sautoir, met dedans un morceau de pain, sa corne à poudre, son sac à grenaille, m’embrasse, sort, son fusil à la main et tire vers la forêt.
Moi, je sortis aussi, ne voulant pas rester seul, et je fus rejoindre ma mère qui regardait piteusement ce corps étendu. Il était là, les yeux fixes, la bouche entrouverte comme pour crier, les bras retombés le long du corps : on voyait qu’il avait eu conscience de sa mort. Le garde avait défait son gilet et déboutonné la chemise pour se rendre compte, et, au milieu de la poitrine, dans les poils rouges qui foisonnaient, le coup avait presque fait balle, et la blessure, horrible à voir, saignait.
Pendant ce temps Mascret courait vers l’Herm, et sur son chemin semait la nouvelle, en sorte que les gens arrivèrent bientôt. Le premier qui vint, ce fut l’homme à la Mïon de Puymaigre ; il regarda tranquillement le mort et dit :
– Je plains Martissou et vous autres pour les conséquences ; mais quant à ce gueux-là, je ne le plains point : il n’a que ce qu’il a mérité cent fois !
Et tous ceux qui vinrent, des paysans de par-là, dirent de même : « Il ne l’a pas volé ! » Ou bien : « C’est une canaille de moins ! » Et autres oraisons de ce genre. Mais peu après survint, grand train, le comte de Nansac, à cheval, avec son piqueur, et dom Enjalbert qui, n’étant pas trop bon cavalier, s’accrochait à sa selle : alors tout le monde se tut. Le comte regarda le corps un instant, puis demanda à ma mère comment c’était arrivé. Après qu’elle eut dit que mon père avait tiré sur Laborie, fou de colère parce qu’un plomb l’avait blessée et que sa chienne avait été tuée, M. de Nansac regarda la pauvre bête étendue au milieu de la cour et, reportant ses yeux sur son défunt régisseur, ne dit plus rien. Sans doute, il comprenait bien que son ordre brutal de tuer notre chienne avait amené mort d’homme, et que la responsabilité de cette mort remontait jusqu’à lui ; mais sur sa figure on n’y aurait rien connu. Il regardait le corps de Laborie froidement, comme il aurait regardé un loup porté bas par ses chiens. Au bout d’un moment, ses gens étant arrivés, il commanda de mettre le mort sur une civière qu’on avait été chercher, et tout le monde repartit.
Le lendemain, les gendarmes vinrent questionner ma mère sur la manière dont la chose s’était passée. Ils me faisaient grand-peur, ces gendarmes, avec leur sabre pendu à un baudrier jaune et le mousqueton attaché à la selle. C’était la première fois que j’en voyais, et tout, depuis leurs lourdes bottes jusqu’à leur grand chapeau bordé, me les faisait paraître extraordinairement à craindre. Aussi, tandis qu’ils étaient là, l’un à cheval sur le banc, interrogeant ma mère, l’autre debout, appuyé sur son sabre, je me faisais tout petit dans un coin. Après qu’elle leur eut tout raconté, le plus vieux fit :
– Tout ça, c’est bien, mais maintenant dites-nous où est votre homme.
– Je ne le sais pas, répondit ma mère, mais quand même je le saurais, vous pensez bien que je ne vous le dirais pas.
– Il pourrait vous en cuire ! faites-y attention ! Voyons, il est revenu ici cette nuit ?
– Non.
– Pourtant, on nous l’a certifié.
– On vous a trompés, en ce cas.
Enfin, après avoir beaucoup tracassé ma mère, l’avoir pressée de questions, dans l’espoir qu’elle se couperait, et avoir tâché inutilement de l’effrayer, les gendarmes s’en furent, à mon grand contentement.
Le soir, sur les dix heures, un charbonnier que nous connaissions pour lui avoir quelquefois trempé la soupe chez nous, vint cogner à la porte. Ma mère s’étant vitement habillée lui ouvrit après qu’il se fût fait connaître, et lors il nous dit que mon père l’envoyait pour s’enquérir de la visite des gendarmes. Il ajouta qu’au reste il ne fallait pas s’inquiéter de lui, attendu qu’il était couché dans une cabane abandonnée, au plus épais des bois, dans un fond plein de ronces et d’ajoncs, entre la Foucaudie et le Lac Viel, où le diable n’irait pas le chercher. Seulement, il avait besoin de sa limousine pour se couvrir la nuit.
Lui ayant donné la vieille limousine et la moitié d’une tourte de pain, ma mère chargea encore le charbonnier de beaucoup de bonnes paroles pour son homme, ensuite de quoi il s’en retourna.
Dans l’après-midi du jour suivant, les gens de la justice vinrent avec le comte de Nansac et des domestiques du château. Ils firent mettre Mascret et un autre dans l’endroit où il était avec Laborie, un autre encore à l’endroit d’où mon père avait tiré, comptèrent les pas et se remuèrent beaucoup dans la cour. Après ça, un vieux, qui avait une mauvaise figure d’homme, fit raconter à ma mère la manière dont ça s’était passé. Elle répéta ce qu’elle avait dit la veille aux gendarmes présents là avec ces messieurs, que c’était sur le coup de la colère, en la voyant blessée, elle, et sa chienne morte, que mon père avait tiré sur Laborie.
Tandis que ma mère parlait, le vieux tâchait de lui en faire dire plus qu’elle ne disait ; mais elle se défendait bien. Lorsqu’elle eut fini, il essaya de lui faire avouer que dès longtemps mon père projetait ce coup ; mais elle protesta que non, et s’en tint à ce qu’elle avait dit. Alors le vieux renard qui l’interrogeait, m’avisant dans un coin, fit signe à un gendarme :
– Amenez-moi cet enfant.
Lorsque je fus là, devant lui, et qu’il commença à me questionner d’un air dur, faisant la grosse voix, je compris bien, quoique tout jeune, que peut-être, sans le vouloir, je pourrais lâcher quelque chose de conséquence contre mon père, et, pour éviter ça, je me mis à geindre et à pleurer. Il eut beau m’interroger en français que je ne comprenais pas, en patois qu’il parlait comme ceux de Sarlat, me menacer de la prison, me montrer une pièce de quinze sous, rien n’y fit, je ne lui répondis qu’en pleurant. Voyant ça, il se leva mal content, disant :
– Cet enfant est imbécile !
Et, passant la porte de la maison, ils s’en furent tous.
Quelques jours après, nous sûmes que les gendarmes faisaient une battue dans la forêt, avec les gardes du château, le piqueur, et aussi des paysans réquisitionnés la veille. Mais justement un de ceux-là s’en fut trouver Jean, le charbonnier, et fit prévenir mon père, qui, en pleine nuit noire, alla se coucher dans le fenil de cet homme, sûr qu’on ne viendrait pas le trouver là. – Et, en effet, les gendarmes et tout ce monde se retirèrent à la nuit, sans avoir rien trouvé que force lièvres, un renard et deux loups qui se sauvèrent, bien étonnés de voir tant de gens à la fois.
Le surlendemain, sur la mi-nuit, ma mère ouït gratter doucement à la porte et se leva ouvrir. Moi, je dormais, et je ne m’éveillai qu’au matin parce que mon père, avant de repartir, m’embrassait bien fort. Ma mère, les yeux brillants, sortit, fit le tour des bâtiments et revint, disant :
– Il n’y a personne.
– Adieu donc, femme, dit mon père.
Et, prenant son fusil, il s’en alla.
Cette vie dans les bois dura quelques semaines. Tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, mon père ne couchait guère jamais deux nuits de suite au même endroit, dans la même cabane. Les gens des maisons écartées, des villages autour de la forêt, le connaissaient et savaient bien qu’il n’était pas un coquin : puis Laborie était si détesté dans le pays, que tout le monde comprenait que, dans le mouvement de la colère, mon père eût fait ce coup, et nul ne l’en blâmait. Aussi, quoique bien des gens l’eussent trouvé en allant de grand matin couper un faix de bois dans les taillis, ou en se rendant au guet la nuit, par un beau clair de lune, personne n’en disait rien. Au contraire, s’il avait besoin de vendre un lièvre ou de faire porter quelque chose de Thenon ou de Rouffignac, de la poudre à giboyer, de la grenaille, ou une chopine dans sa gourde, on lui faisait ses commissions ; même, des fois, il y en avait qui lui disaient : « Martissou, viens souper chez nous ; tu dormiras après dans un lit et ça te reposera, depuis le temps que tu l’as désaccoutumé. » Et il y allait, connaissant qu’il avait affaire à de braves gens.