Koryu se mit en marche, aveugle et sourd à la présence de la mère de trois de ses fils. Il marqua un temps d’arrêt lorsqu’un eunuque courut à sa rencontre.
« Vénérable et vénéré Roi Koryu », articula l’homme potelé en s’inclinant.
Koryu se contenta de l’observer sans prononcer une seule parole.
« … Maître Masahiro se trouve déjà dans les quartiers de Dame Bibigul », annonça l’eunuque en lançant un regard paniqué vers la mère de trois princes du Si Shou.
Pour la première fois depuis bien longtemps, un léger froncement de sourcil vint troubler le calme froid du Dragon Jaune. Du coin de l’œil, il avait vu Bibigul se raidir et avait pu voir la surprise dans ses yeux.
« Conduis-moi à lui de ce pas », ordonna froidement Koryu.
Bibigul lui saisit fermement le coude à deux mains et tenta de le tirer en arrière :
« Monseigneur, maître Masahiro est là, car il me sert de tuteur… »
Koryu continua d’avancer, trainant dans sa foulée la fille de Khan, sans faire le moindre effort apparent. Il avait en sainte horreur de voir les eunuques l’inclure dans un jeu de manipulation pour renverser son ministre des Rites. Mais, la lueur triomphale, dans l’œil cupide de celui qui lui avait transmis le message, ne laissait aucun doute quant au piège qu’il avait réussi à fomenter contre Masahiro.
Tous l’avaient en horreur au sein de sa Cour. Masahiro était le frère du chef de clan Mizu. Ce clan n’était qu’un petit clan composé de marchands à l’origine. Lorsque Koryu les avait reçus afin de leur donner la permission de s’installer sur ses terres, il avait été fasciné par l’ouverture d’esprit de Masahiro et avait décidé d’en faire son ministre. Il savait qu’à ses côtés, il pourrait régner sans que son ministre juge ses sujets sur des principes de races.
Étant le fils de marchands, Masahiro maîtrisait parfaitement les langues et connaissait les mœurs et les coutumes de tous les peuples foulant la terre des hommes. Il avait ainsi l’art et la manière de pouvoir interagir harmonieusement avec toutes les personnes qu’il rencontrait.
Par conséquent, lorsque Koryu était revenu en ayant reçu Bibigul comme épouse, il avait chargé son fidèle et zélé ministre de s’occuper de son éducation.
Les portes donnant accès à la chambre du troisième prince s’ouvrirent les unes après les autres. Les servantes, reconnaissant leur maitre, n’arrivaient pas à masquer la terreur sur leurs visages.
C’était donc ici que l’eunuque avait envoyé le ministre. C’était donc là que l'on voulait qu’il se rende.
Un spasme fit bouger la lèvre supérieure de Koryu. Tout semblait peu à peu prendre du sens dans son esprit : le manque d’intérêt qu’il avait pour ce dernier fils, le fait que son dragon ne le reconnaisse pas, et surtout, les rapports constants de ses scribes lui signalant le nombre de visites grandissant de son ministre à cette épouse qu’il méprisait.
Cependant, lorsque Koryu arriva enfin dans la chambre du jeune prince, il n’y trouva personne d’autre que l’enfant et sa nourrice, Nao.
Le soupir de soulagement de Bibigul n’échappa pas aux oreilles de Koryu. Ses yeux se contentèrent de balayer la pièce, puis il tourna sur ses talons. Lorsque ses épaules arrivèrent à la même hauteur que celles de Bibigul, Koryu s’arrêta.
Son épouse tendit rapidement les mains en avant pour encourager la nourrice à lui amener l’enfant. Elle se mit à le border et lança un regard emplit d’adoration à son époux :
« C’est le fils le plus doux que vous m’ayez permis de porter, mon seigneur. Quel dommage qu’il dorme, vous auriez pu admirer la couleur de ses… »
Koryu n’écouta pas la suite et sortit de la pièce sans un regard pour la mère de ses enfants. Devant l’encadrement de la porte, l’eunuque lançait des regards meurtriers vers les zones vides de l’espace. Le roi du Si Shou se pencha légèrement en avant vers lui :
« Où est Masahiro ? »
Un des gardes qui veillait sur la porte de la chambre, inclina la tête vers son maître et attendit qu’on lui donne la permission de parler.
« Parle », ordonna froidement Koryu.
« Maître Masahiro, l’émérite ministre des Rites se trouve actuellement dans la zone d’étude des jeunes princes, ô vénérable et vénéré seigneur et maitre du Si Shou ! »
Koryu se redressa de toute sa hauteur, puis il regarda une des servantes qui attendait, dos courbé, sur le côté :
« Toi, guide-moi à mon ministre », puis il se tourna vers l’eunuque, sans un regard pour Bibigul « demande qu'une chambre soit préparée. Je passe la nuit ici et elle sera celle qui réchauffera ma couche. »
Un sourire triomphal se dessina lentement sur les lèvres de la servante. Elle savait qu’elle ferait désormais partie du harem du roi et que si elle y arrivait, elle deviendrait, elle aussi, l’une des mères des princes. Fière et remplit d’arrogance, elle osa lancer un regard vers sa maîtresse, mais ce qu’elle vit l'a surpris au plus haut point.
Bibigul la regardait en souriant de manière moqueuse. Elle posa un b****r sur le front de son dernier-né et marcha, tête haute, pour venir se mettre à sa hauteur :
« Tu crois être sa favorite du moment ? Sache que tu te trompes lourdement comme nous nous sommes toutes trompées alors que nous étions encore jeunes et sottes. Notre seigneur et maitre n’en aime qu’une seule. La seule qu’il n’aura jamais, la seule qui soit digne de se faire appeler son égale. Si tu veux vivre, je te conseille fortement d’échanger ta place avec une autre. Tu n’es qu’une simple femme et tu es faible. Tu mourras avant que sa peau n’ait eu le temps de toucher la tienne. » Puis, elle se mit à rire doucement et fit claquer sa langue : « Si toutefois tu penses survivre, vas-y. Mais, pense à nous dire de quelle couleur tu souhaiteras être habillée lorsque nous mettrons ton corps dans ton cercueil. »
Bibigul retourna vers sa chambre, heureuse de savoir que son époux passerait la nuit entre les murs de ses quartiers ce soir. Elle se hâta de donner des ordres pour que son époux soit reçu de la meilleure manière qu’il soit. Elle se moquait bien de savoir combien de femmes composaient le harem du roi. Elle était fille de Khan et elle était incapable de dire le nombre exact d’épouses que son propre père avait eues. En tant que fille des Terres Sauvages, elle était fière d’appartenir au Dragon Jaune. Et, puis, à la fin de la journée, une seule vérité demeurait : elle était la seule épouse ayant mis au monde un prince encore en vie. Cependant, elle ne pouvait pas le nier, les jumeaux avaient drainé la quasi-totalité de son essence vitale. Elle savait qu'elle pouvait mourir à tout moment et espérait juste pouvoir passer ces derniers jours à choyer son dernier-né.
« Que fais-tu ici, Masahiro ? », demanda Koryu, une fois qu’il se fut retrouvé seul avec son ministre.
Masahiro se tenait debout, les épaules droites et les mains serrées derrière le dos. Il s’inclina profondément devant son maître et attendit que Koryu lui donne la permission de s’asseoir :
« Une lettre est parvenue du Shiji, maître », répondit Masahiro, une lueur d’excitation éclairant son regard.
Koryu se laissa tomber sur le coussin de soie posé au sol devant ce ministre qu’il considérait comme son ami. Il tendit une main d’un air détaché, mais il leva un sourcil lorsqu’il vit l’empressement de Masahiro.
Le ministre des Rites avait placé la lettre entre différentes épaisseurs de soie, comme s’il avait craint que la manche de son kimono ait pu en abîmer le papier. Il tendit respectueusement la lettre à son maître et attendit, tête baissée que ce dernier prenne le précieux message.
Koryu prit négligemment le ballotin de soie et secoua la tête en riant doucement :
« Pourquoi tant de cérémonie, mon ami ? »
« C’est une lettre de Dame Méigui, mon seigneur. »
Koryu écarquilla les yeux, et retira délicatement chaque couche de soie avec la plus grande prudence. Ses doigts tremblèrent lorsqu’ils se posèrent sur le papier blanc où une épée entourée de roses apparaissait, figée dans la cire rouge :
« Depuis quand ? »
« Il y a peu, mais je pense que la lettre a mis du temps avant de me parvenir, mon seigneur. Le clan Mizu a dû faire face à plusieurs obstacles avant de parvenir à me la remettre. Je me suis empressé de courir ici lorsque la lettre me fut enfin transmise. Dame Méigui a, une fois de plus, fait preuve d’une grande habileté pour qu’elle me parvienne sans qu’elle soit interceptée entre de mauvaises mains. Un eunuque m’a informé qu’il vous avait vu vous diriger vers les quartiers de Dame Bibigul, c'est pourquoi j'ai préféré vous attendre ici. »
Koryu écoutait les paroles de son ami, mais ses yeux où brillait une lueur dorée, ne quittaient plus le symbole du clan Méigui :
« Comment te remercier d'être parvenu à m’apporter ce message ? », demanda Koryu.
Masahiro, qui avait gardé la tête baissée, glissa sur ses genoux sur le côté de la table et s’inclina jusqu’à ce que son front touche le sol :
« Je vous demande de m'octroyer trois grâces lorsque le moment sera venu, maître. »
Koryu resta figé un instant, puis il se mit à rire doucement :
« Je t’en accorde une seule alors choisis bien qui tu souhaiteras garder en vie. Tu sais bien que je ne peux te tuer, car tu m'es bien trop utile pour saisir l'esprit vif de Dame Méigui. »
Masahiro frappa encore le front contre le sol. Il savait désormais que son maître avait compris le crime qu'il avait commis contre lui :
« Maître ! »
« La lettre que tu m’apportes me permet d’oublier l’affront que tu m’as fait, Masahiro. Tu as convoité et pris ce qui est à moi, et tel le coucou, tu as laissé ton œuf éclore dans mon nid. Tu as la nuit pour réfléchir, demain une vie s’éteindra. Maintenant disparaît et laisse-moi lire. »
Masahiro sortit le cœur lourd et l’esprit embrumé par les paroles de son maître.
Une fois seul, Koryu ouvrit avec le plus grand soin la lettre qui lui était adressée. Un délicat parfum de roses s’éleva, et ses yeux prirent aussitôt leur forme reptilienne dorée :
« Ô vénérable et vénéré Koryu,
toi qui fus capable d’unir les hommes et de repousser les démons loin des frontières du Shiji.
Toi qui fais écran de ton corps afin que nous, simples mortels, puissions vivre en paix, je t’implore d’accéder à ma seule et unique requête.
Le fils que tu laissas venir porter ton message, le jeune prince Byakko, s’est épris de ma seule et unique fille.
Toi et moi connaissons le lien qui les unit et cependant, je t’implore de me la laisser jusqu’à ce qu’elle grandisse.
Je souhaite offrir à ma fille l’opportunité de choisir, car c’est là la seule chose que les dieux nous laissent comme pouvoir devant vous.
Ton fils ne comprend pas encore que ce ne sont pas ses vrais sentiments qui parlent, mais ceux du gardien qu’il abrite.
Si elle atteint l’âge adulte sans que son cœur ait choisi parmi les hommes, alors je agirai pour qu’elle puisse lui être donnée sans que mon père, le vénérable empereur du Shiji, ni mon époux ne puissent s’y opposer.
Pour répondre à ton dernier message, je refuse que mes fils ainés servent de compagnons de jeu aux tiens. Mes enfants grandiront comme de simples mortels, comme je l’ai toujours voulu.
J'ai appris que le fils dernier fils que Bibigul t'a donnés allait bientôt célébrer son troisième printemps. Comment se porte-t-elle ? Et, l'enfant ? Quel dommage que tu ne puisses lui offrir de fille, il est tragique que la voix du Rossignol du clan Burkit soit perdue à jamais.
Je continue de vivre, comme tu me l’as appris et je ne baisse la tête devant personne. Tu es le seul qui ait le droit que je me courbe devant lui. Je t’écrirai lorsque le moment sera venu.
Méigui. »