III

1790 Words
III Au mois d’octobre de cette même année 1877, la comtesse et sa fille quittèrent Paris afin de passer trois semaines au château des Oseraies, chez leurs amis les Taraval. Ces dames disaient « leurs amis » attendu qu’elles avaient le même cercle de relations que Mme Taraval, et que, dans la saison, elles l’avaient rencontrée deux ou trois fois la semaine aux visites et aux dîners, aux soirées et à l’Opéra. Et puis, on était si vite des amies de Mme Taraval… Pour peu que l’on fût à la mode sous un titre quelconque, il fallait un bien adroit effort pour esquiver cette amitié, qui se présentait d’une façon si sincère et si confortable. Le confortable ! C’était la manie et c’était l’art de cette femme qui, à trente-deux ans, aurait été délicieuse comme à vingt, sans un embonpoint commençant, et qui possédait précisément l’intelligence nécessaire pour organiser d’une manière accomplie les menus détails de la vie matérielle. Son hôtel de la rue Murillo était tenu avec une entente incomparable de luxe le plus utilitaire. Tout y était parfaitement aménagé en vue du plus grand bien-être possible, depuis les chaises de la salle à manger jusqu’aux fauteuils du boudoir, et depuis l’écurie jusqu’à la table. Ce qui achevait de donner un air d’installation plus définitif encore à ce luxe habile, c’était la physionomie de la maîtresse de maison, si heureusement installée elle-même dans sa taille un peu courte, avec ses grands yeux bruns et calmes, avec son visage d’une fraîcheur inaltérée, avec cette sorte d’atmosphère de sécurité où elle se mouvait, – sécurité fondée sur la réunion de toutes les chances. Elle avait une santé qui ne soupçonnait même pas la migraine, une grosse fortune, deux enfants dont la joliesse faisait se retourner les passants lorsque leur gouvernante anglaise les promenait dans les allées du parc Monceau, un mari qu’elle aimait, et une absence entière d’Idéal d’aucune espèce : « Elle pense objets… », disait Noémie, et, pour une fois, cette jeune fille sans observation voyait très juste. Quant au mari de cette belle personne, c’était assurément, de tous les hommes que Mlle Hurtrel avait rencontrés dans son séjour de six mois à Paris, celui qu’elle avait remarqué avec le plus de complaisance. Hugues Taraval avait alors trente-six ans. C’était un homme d’une taille moyenne, demeuré mince grâce à un entraînement de vie physique bien compris et ininterrompu. Tous ses mouvements disaient la force. Il avait un visage un peu long, d’une pâleur ambrée, comme pris dans un casque de cheveux très noirs. Une moustache blonde et fine éclairait joliment ce profil que son nez busqué achevait de rendre hardi et presque militaire. Tout dans ses manières révélait la certitude que donne le succès des entreprises, et cette certitude était si profonde chez lui, qu’elle s’imposait même à ses ennemis. Il semblait impossible qu’on le surprît jamais en faute, et il devait évidemment réaliser chacune de ses prétentions. Il avait hérité de son père, un des plus solides agents de change de Paris, une richesse loyalement acquise, que la dot de sa femme avait doublée, – et il ne vivait, en apparence du moins, que pour les choses du sport, dans lesquelles il excellait. Montant à cheval comme un homme qui a été mis en selle à six ans, tirant le pistolet chez Gastine avec une supériorité qui lui avait épargné toute affaire, capable d’enlever comme un cocher de la Grande-Bretagne les quatre postiers de son mail de promenade, et de diriger sans une erreur le détail compliqué d’un cotillon, il avait passé à bon droit, depuis des années, pour un des maîtres de la haute vie. Les jeunes gens de ses deux clubs prenaient son tailleur, copiaient ses toilettes, citaient ses jugements. Et sa correction morale valait sa correction extérieure. Il avait la réputation d’être un gentleman dans la pleine force de ce terme par lequel la société élégante, qui emprunte tout à l’Angleterre, – depuis des coupes d’habit jusqu’à des valets de chambre, et depuis son argot de courses jusqu’à ses formules de convenance, – résume nettement les strictes exigences de sa morale particulière. Taraval s’était, dès sa première jeunesse, conformé avec le soin le plus scrupuleux aux préceptes de ce code, et ceux que le contraste de couleur entre ses cheveux et sa moustache, souvent significatif d’une nature double, ainsi que la nuance de ses yeux d’un jaune brouillé, autre indice d’une race ambiguë, auraient rendus défiants pour sa bonne foi, n’auraient su articuler un seul fait précis contre lui. Des esprits chagrins pouvaient remarquer qu’une telle perfection d’attitude ne va pas sans calcul, et aussi que la surveillance trop soutenue de soi-même procède d’un amour-propre poussé à son dernier excès. Ce sont là des subtilités de raisonnement bonnes pour des moralistes en chambre, et si Taraval vivait dans un impénétrable quant à soi, personne parmi ses amis ne songeait à lui en demander compte. Car, précisément, cette surveillance infaillible qu’il exerçait sur sa personne et qui faisait de lui l’esclave des convenances, constituait une flatterie constante pour toutes les idées reçues dans la Société. Une tenue minutieuse et quotidienne n’est-elle pas un implicite aveu qu’on a pour but de plaire au Monde ? N’est-ce pas là aussi une sorte d’hommage muet envers tous ceux qui composent ce Monde ? Cette infaillibilité souveraine de tenue, jointe à une auréole de royauté d’élégance, avait séduit Noémie par-dessus toutes choses, et quoiqu’elle se piquât d’une prématurée connaissance du cœur humain, elle était bien incapable de déchiffrer un personnage de cette profondeur de perversion et de deviner ce qu’il y avait – derrière cette tenue !… Ce qu’il y avait derrière cette tenue ? Uniquement, en effet, un amour-propre, mais porté à la suprême puissance et développé aux dépens de toutes les autres forces de l’âme par une éducation de luxe qui s’était résumée en cette formule : paraître. Dans cet homme encore jeune s’épanouissait pleinement le vice habituel à la Bourgeoisie Parisienne : cette Vanité, bafouée déjà par Molière, signalée par Stendhal et qui pousse tous ses membres à passer grands seigneurs, aussitôt la fortune faite. Faut-il attribuer à une autre cause l’incapacité politique de notre classe moyenne, dans laquelle les larges situations d’argent deviennent un terreau pour la frivolité orgueilleuse et inutile, au lieu d’en devenir un pour le talent ? Le talent, et c’est là sa noblesse foncière, suppose toujours une part de désintéressement. L’homme qui le possède, fût-il affamé de succès, éprouve à de certaines minutes un plaisir tout idéal à exercer les facultés par lesquelles il excelle, sans souci de l’effet à produire. Taraval était incapable d’aucune espèce de désintéressement, comme il était d’ailleurs incapable d’aucune espèce de talent, du moins dans un quelconque des domaines de l’esprit. Mais si son intelligence était très médiocre, elle était très juste. Il se connaissait jusque dans ses insuffisances, et il se les avouait à lui-même, ce qui sera toujours un principe de succès dans la conduite de la vie. Il s’était donc interdit, se souciant peu des dixièmes rangs, toutes les carrières que la fortune ouvrait devant lui, depuis la finance jusqu’à la diplomatie, et il avait concentré son énergie sur les succès de la vie mondaine, où du moins son mérite trouvait tout son emploi. Il s’était vite blasé de la jouissance d’apparat que procure à un oisif la constante supériorité dans l’accomplissement des rites de l’élégance, et, peu à peu, il était arrivé à reporter toutes les énergies de son être intime sur les choses de la galanterie. Adolescent, il avait eu des aventures avec des personnes de la société de sa famille qui lui avaient fait trouver banales et insipides les excursions dans le demi-monde. Il avait d’abord accepté ces bonnes fortunes, puis il les avait choisies, et c’était maintenant l’unique affaire de sa vie de les provoquer. Il était ainsi devenu un séducteur de profession, si l’on peut dire, et sa médiocrité d’intelligence l’avait singulièrement servi dans ce genre d’existence, en lui évitant ces écarts d’imagination auxquels beaucoup d’hommes supérieurs doivent d’échouer auprès des femmes, faute de les voir telles qu’elles sont. En se mariant vers la trentaine, Taraval n’avait pas renoncé à l’occupation favorite de sa première jeunesse. Il avait choisi sa femme avec une rare entente de ses propres besoins. Il lui fallait une maison montée pour que son existence d’homme du monde eût sa pleine surface, et il avait eu assez de sens pour comprendre que cette position de mari, si volontiers plaisantée par les jeunes gens, est une des plus fortes qui soient pour réussir dans nombre d’intrigues amoureuses. D’abord elle fournit une occasion de faire vibrer d’une manière plus intense la corde de la vanité dans le cœur de celles qu’il s’agit de conquérir. Où rencontrer une femme qui ne soit flattée de se voir sacrifier une autre femme, surtout quand cette femme est éprise de son mari, et qu’elle possède la perfection de beauté de Mme Taraval ? Puis, un homme marié offre à sa maîtresse des garanties d’une discrétion supérieure, en même temps qu’avec un peu de diplomatie conjugale il possède mille moyens de voir cette maîtresse sans la compromettre, qui ne sont pas à la portée d’un célibataire. Ainsi armé pour l’attaque de la femme, cet homme marié ne l’est pas moins pour sa propre défense. N’a-t-il pas là, tout près de lui, dans son ménage même, dans ses enfants, dans ses devoirs de famille, cet immanquable prétexte d’une rupture digne, auquel commencent par songer, cinq fois sur dix avant trente ans, et dix fois après trente, les libertins qui s’embarquent dans une soi-disant grande passion ? Grâce à la connaissance approfondie qu’il avait acquise de la stratégie amoureuse, et à l’adroit maniement de ses divers avantages, Hugues Taraval pouvait se dire que peu d’hommes de son âge avaient eu plus de succès que lui auprès des femmes de son monde. Mais il se le disait à lui-même et à lui seul, car justement son maladif amour-propre l’avait conduit à cacher ses triomphes, par un de ces étranges détours du cœur qui seront une énigme éternelle pour le psychologue. En se taisant sur ses bonnes fortunes, il savourait la sensation de deux victoires : – victoire sur les femmes qui avaient été à lui, et qui demeuraient, dans les profondeurs de leur conscience, les témoins forcés de sa réussite ; victoire sur le monde qu’il trompait si parfaitement. La perfection de cette hypocrisie lui était d’ailleurs nécessaire pour prévenir la défiance de ses futures victimes. Car elles étaient bien des victimes, celles qui, cherchant une tendresse, coupable mais profonde, s’engluaient aux pièges de cette âme sèche et dure, rendue plus sèche et plus dure encore par l’habitude de l’assouvissement. Comme tous ceux qui ont beaucoup pratiqué l’adultère, Taraval professait pour les femmes un mépris digne d’un Oriental. Il en avait trop fait mentir pour croire jamais à la sincérité complète d’aucune. Mais par instinct il pratiquait la maxime du sage qui a dit que le mépris doit être le plus mystérieux de nos sentiments, et son égoïsme se dissimulait sous un vernis de respect chevaleresque de l’amour auquel de plus expérimentées que Noémie s’étaient laissé prendre. C’est bien aussi cette faculté des femmes de croire aux protestations généreuses des hommes, qui les excuse de beaucoup de leurs choix. Il leur est difficile de se défier tout à fait des étalages de sentiments auxquels répugnent les êtres les plus tendres, au lieu que c’est le procédé infaillible des personnages pour qui tout moyen est bon, et qui veulent seulement avoir des femmes, verbe brutal, qui décèle bien la secrète brutalité de ces sortes de rapports cruels entre les sexes, qu’on appelle pourtant du beau nom d’amour.
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