II
Les observateurs de salon, n’étant jamais désintéressés, ne remontent guère des faits, qu’ils savent si utilement et si justement constater, aux natures qu’ils n’auraient aucun profit à connaître. Aussi pas un d’eux ne reconnut-il qu’il y avait un mystère dans cette jeune fille. Mais n’y en a-t-il pas un dans toutes les jeunes filles qu’on mène dans le monde, – pourvu qu’elles pensent ? Et si cela est moins fréquent que ne le feraient croire leurs beaux yeux profonds, c’est aussi moins rare qu’on ne l’imaginerait à entendre leurs conversations. Trop intelligentes pour ne pas pressentir que le décor de la société dissimule des coulisses où elles ne peuvent pas entrer, obligées de se former des idées sur ces arrière-plans de la vie avec les éléments incomplets que leur fournit une phrase ambiguë, un regard échangé, un silence, leur imagination est toujours en travail. Il en résulte parfois un curieux mélange de réelle innocence et de dépravation factice, de virginité ignorante et de coupable divination. Cela fait des têtes singulières, dans l’intimité desquelles personne ne pénètre. Leur mère qui vit chaque jour avec elles, ne s’aperçoit pas de leurs insensibles évolutions d’esprit. Avec leurs amies, même les plus ingénues pratiquent toujours un peu le précepte du prudent proverbe, elles les traitent d’instinct sinon comme des ennemies, au moins comme des rivales du lendemain. Et leurs fiancés, dans leur égoïsme naïf d’amoureux, s’efforcent de les voir, non pas telles qu’elles sont, mais telles qu’ils les désirent. Aussi l’existence intime d’une jeune fille riche est-elle, le plus souvent, quelque chose d’étrangement solitaire, et celle de Noémie Hurtrel plus qu’aucune autre, à cause de sa situation de famille. Elle était réellement, comme le racontait la chronique, la fille d’un lord d’Angleterre, pour qui la comtesse Hurtrel avait éprouvé une des dix passions éternelles de sa vie. Semblable sur ce point à beaucoup de femmes qui valent mieux que leurs actes, la comtesse, qui avait été très galante, pouvait se croire très romanesque, car elle s’était donnée à chaque amant nouveau avec l’idée qu’elle n’avait jamais aimé auparavant et qu’elle n’aimerait plus jamais dans la suite, – et, chaque fois, elle avait été sincère. Mais son sentiment pour ce malheureux marquis de Banbury, – lequel fut plus tard assassiné au coin d’une des routes du comté de Clare, en Irlande, et d’une façon si atroce, – avait duré plus que tous les autres. C’était le seul qui l’eût rendue mère, et, par un de ces miracles de ressemblance transfigurée, comme les fortes passions en produisent quelquefois, tous les traits déjà charmants du jeune lord se retrouvaient dans ceux de son enfant, mais plus charmants encore, et comme auréolés du souvenir de l’extase où s’était accompli ce prodige d’une incarnation presque idéale. Personne n’avait pu savoir si le comte Hurtrel, fort détaché de la comtesse dès les premières années de son mariage, avait soupçonné ou non le secret de la naissance de Noémie. C’était un homme positif jusqu’au cynisme, qui avait épousé sa femme pour sa fortune et ses relations de famille, avec des habitudes d’un libertinage méthodique, et trop réfléchi pour se mettre en colère contre un fait accompli, quel qu’il fût, surtout lorsque ce fait le gênait aussi peu que l’existence de cette fille. Il la voyait une fois par jour, lorsque la comtesse habitait Bruxelles et que lui-même déjeunait ou dînait à la maison, juste le temps de recevoir d’elle, dans le coin de ses favoris grisonnants et coupés très courts, un b****r qu’il ne lui rendait pas. L’absolue indifférence avec laquelle il avait traité cette enfant, l’unique enfant de son ménage cependant, provenait-elle d’une conviction raisonnée sur sa naissance, ou bien d’une insensibilité naturelle pour tout ce qui n’était point succès de vanité ou satisfaction des sens ? Il est probable qu’il y entrait un peu d’une de ces causes et un peu de l’autre, et que le comte ne s’était jamais donné la peine de résoudre une énigme qui lui était indifférente. L’instinct de la paternité n’existait pas chez cet homme. Existe-t-il chez beaucoup de ses contemporains ? Il est permis d’en douter, à voir la multiplication des enfants naturels non reconnus, et la prospérité de ces usines à éducation, aménagées pour l’abandon légal des fils et des filles, qu’on appelle les internats : collèges et couvents. Noémie Hurtrel n’avait donc, à la lettre, pas eu de père. D’autre part la comtesse, en avançant en âge, n’avait fait que s’abîmer davantage dans le gouffre de frivolité que la vie mondaine couvre de ses fleurs. Elle avait trompé de son mieux, et à force d’étourdissement, le morne, le tragique ennui qui est, aux environs de la quarantième année, l’expiation des galanteries de la trentième. Elle ne pouvait plus s’intéresser qu’aux choses de l’amour, et elle sentait l’amour lui échapper. C’est ainsi qu’entre ces deux abandons, l’un presque systématique, l’autre involontaire, Noémie avait grandi seule, – abandonnée, jusqu’à l’âge où elle devint la compagne forcée des sorties de sa mère, à des gouvernantes qui se succédaient hâtivement. La comtesse, comme toutes les maîtresses de maison qui ne suivent pas le détail de la conduite des personnes qu’elles emploient, faisait, aux minutes de ses surveillances subites, des découvertes qui la mettaient hors d’elle-même, et corrigeait sa négligence par des colères et des ruptures. Et ce désordre s’accompagnait de déplacements continuels. Pendant son enfance et sa jeunesse, Noémie avait erré à travers toutes les villes d’eaux et toutes les villes de plaisir, à la suite de sa mère qui, sous un prétexte ou bien sous un autre, était toujours loin de sa maison et de son mari. Elle menait cette vie spirituellement surnommée « de table d’hôte » par un humoriste de ce temps. C’est aussi la vie de tout un clan de personnes très riches, en Europe, lesquelles, s’en trop s’en douter, révèlent ainsi par leur besoin continuel de mouvement, l’inoccupation foncière de leur esprit et de leur cœur. Ç’avait donc été des hivers passés tout entiers en Italie, de longs séjours d’été installés dans les stations les plus différentes, de Trouville à Saint-Maurice, et de l’île de Wight à Biarritz. Tantôt ces dames occupaient un appartement dans un hôtel, tantôt elles louaient une villa ou un chalet. Parfois elles emmenaient avec elles une partie de leurs chevaux et de leurs gens. D’autres fois elles se contentaient du personnel strictement nécessaire et s’improvisaient, pour un séjour de quelques semaines, une écurie et une domesticité de rencontre. Le comte donnait sans discussion, avec l’indifférence d’un homme entre les mains duquel le roulement des plus grandes affaires industrielles et politiques d’un pays fait passer des sommes considérables, les cent cinquante mille francs par année qui soldaient les dépenses de ce cosmopolitisme luxueux, – cosmopolitisme très moderne, dont les Américains, les Anglais et les Russes sont plus coutumiers que les Français ; vagabondage presque contre nature, à moins qu’il ne faille y voir un cas d’atavisme inconscient, et qui aboutit, d’une façon presque fatale, ou bien à la singularité psychologique la plus inattendue, ou bien à l’effacement complet de l’âme et de la physionomie.
Noémie Hurtrel avait échappé à cet effacement, mais pour devenir une créature d’exception, – ce qu’il est si dangereux d’être, surtout lorsque la grande fortune, en vous exemptant des menues attaches, vous permet de pousser jusqu’au bout l’originalité de votre personne. Toute différence trop marquée avec ceux qui vivent auprès de nous n’a-t-elle pas pour résultat certain de nous en faire des ennemis naturels ?… Le premier effet de cette existence de voyages et de luxe effréné avait été d’atrophier dans cette âme la puissance de l’attachement aux choses réelles. Elle s’était trouvée si comblée que rien ne lui était devenu précieux. Et puis, elle n’avait pas grandi, comme il faut peut-être grandir pour que le cœur se développe tout entier, parmi les mêmes objets et les mêmes êtres, que nous aimons alors, pour peu que nous soyons capables d’aimer, parce que nos moindres souvenirs se rattachent à eux, et qu’une partie de nous y demeure unie nécessairement. Les appartements somptueux, les décors des villes, les lignes des paysages, les figures des personnes avaient défilé devant ses yeux calmes d’enfant trop riche, à la manière d’une figuration d’opéra. Aucune impression directe et concrète n’avait donc été assez forte pour s’opposer en elle au développement de la faculté d’imaginer, et cette faculté avait surtout grandi par l’influence des livres. Comme elle connaissait très bien plusieurs langues et plusieurs pays, les occasions de connaître plusieurs littératures s’étaient offertes à elle, et elle les avait saisies avec l’avidité de lecture propre à la jeunesse, lorsqu’il n’y a pas un complet rapport entre les aliments d’émotion fournis par l’expérience quotidienne et les appétits de la sensibilité grandissante. Noémie s’était donc habituée peu à peu à substituer les excitations de la vie rêvée aux excitations de la vie vécue. C’est ainsi qu’elle avait tour à tour été l’héroïne de tous les romans qui tombaient dans ses mains spirituelles et à demi masculines. Et quels romans ! Accoudée sur l’oreiller de son lit de jeune fille et ses beaux cheveux blonds tressés en une grosse natte, elle avait feuilleté tour à tour les œuvres de Balzac et de Spielhagen, Monsieur de Camors et Cometh up as a flower, confusément, sans jamais se placer au point de vue impersonnel qui seul établit la perspective des œuvres de cette sorte et permet de s’affranchir de leur ivresse en les comprenant. Elle avait agi de même avec les poètes, et, comme elle avait eu tout un printemps pour gouvernante la fille d’un professeur de Bonn, avec quelques philosophes. Elle avait souligné, de la pointe du crayon d’or qu’elle portait à l’extrémité d’une chaîne qui faisait bracelet autour de son poignet, un certain nombre de phrases de Shopenhauer et de Darwin, d’Herbert Spencer et de Hartmann. Il lui était arrivé d’aller chez sa couturière avec une Éthique dans sa voiture, et d’ouvrir au retour du bal l’Autobiographie de Stuart Mill, sans trop se douter qu’elle faisait là une action prodigieusement excentrique, tant l’habitude d’une vie arbitraire et improvisée l’emprisonnait dans l’étrangeté de ses caprices. Grâce à cette improvisation et à cette incohérence, il s’était accompli en elle un phénomène plus commun qu’on ne pense chez les personnes que les hasards de l’éducation conduisent trop tôt à un éveil cérébral qui n’est pas proportionné à l’éveil sentimental. Elle cessa peu à peu de distinguer entre la créature qu’elle était réellement et la créature qu’elle s’imaginait ou qu’elle voulait être. Ajoutez à cela qu’elle avait fréquenté beaucoup d’hommes de plaisir. Ils affluaient chez la comtesse et dans toutes ses installations, attirés, un peu par la grâce de son accueil, un peu par ses facilités de maîtresse de maison. Cette femme avait trop aimé l’amour depuis sa jeunesse, pour ne pas fermer les yeux sur les intrigues qui se nouaient autour d’elle. C’est à l’école de ces hommes, qui s’amusaient de son parler d’enfant spirituelle, que Noémie avait achevé de se former ses idées sur elle-même. Quand elle parut chez la princesse Wierschownia, ces idées étaient définitives. Elle se considérait comme blasée et croyait tout connaître du monde, alors qu’elle était d’une innocence physique aussi entière que celle de la vierge élevée dans le couvent le plus fermé. Les libertins qu’elle avait vus chez sa mère avaient causé avec elle sans l’instruire : les uns parce que, la croyant déniaisée, ils lui disaient des phrases trop fortes et dont elle ne saisissait pas bien le sens, les autres, parce qu’ils professaient le respect des jeunes filles, dernier scrupule de beaucoup de viveurs. Enfant unique, elle n’avait jamais eu, à défaut d’une sœur ou d’un frère, quelque amie intime de son âge avec laquelle entretenir de ces conversations dangereuses où deux demi-naïvetés s’éclairent l’une l’autre. Dès l’âge de quinze ans elle avait obtenu de sa mère, qui, en sa qualité de femme sentimentale, s’était d’abord insurgée là contre, puis avait cédé par faiblesse, de ne plus pratiquer ses devoirs religieux, sous le prétexte, sincère d’ailleurs, de doutes philosophiques ; de manière que les imprudentes questions du confessionnal n’avaient pu la faire réfléchir sur toutes sortes de sujets. Elle se croyait insensible, parce que ses coquetteries avec un écrivain célèbre rencontré aux eaux et qui s’était marié richement six mois après cette flirtation de hasard, l’avaient laissée froide ; et cependant, sa physionomie d’enfant de l’amour ne mentait pas. Si elle s’était intéressée jusqu’à la passion aux sentiments de ses lectures, c’est qu’elle était tendre et romanesque au plus haut point. Elle se croyait misanthrope, parce qu’elle avait pris l’habitude, par affectation de supériorité, de toujours mêler une ironie moqueuse à ses jugements sur les caractères et sur les actions, et il n’y avait pas de plus généreuse nature, ni de plus étrangère à l’utile et déshonorante habitude de la défiance. Elle s’était persuadée qu’elle aimait le luxe et les succès de vanité, bien qu’avec le sang paternel elle eût hérité ce profond pouvoir de bonheur ou de malheur solitaire qui est le propre de la race anglaise. Mais c’était la vie, cette vie qui nous révèle à tous ce que nous aurions pu être, alors qu’il n’est plus temps de le redevenir, qui devait lui apprendre combien elle se trompait sur son propre cœur, et non pas cette société de femmes à demi hostiles et d’hommes à demi méprisants, qu’elle côtoyait sans la voir, dans la grâce de sa beauté blonde, – toute pareille à une somnambule que la sécurité de son ignorance fait marcher, légère et droite, sur le bord d’un abîme…