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1420 Words
I C’est en 1877, au mois de mai, que Mlle Hurtrel devint, d’un jour à l’autre, célèbre pour sa beauté dans ce que les journaux plus particulièrement Parisiens appellent le Monde. Entendez par là cette société à demi européenne, à demi française, qui peuple la plus grande partie des hôtels situés autour du parc Monceau et de l’Arc de Triomphe, ainsi qu’un petit nombre des vieux hôtels de la rive gauche. Cette société a ses revenus bien établis, son étiquette stricte, ses galeries de tableaux authentiques, ses équipages soigneusement tenus, ses loges à l’Opéra, ses réceptions retentissantes, bref, tout un opulent décor de haute vie, – et c’est bien le Monde, mais plus du tout au sens où les chroniqueurs de l’élégance auraient pris ce mot voici cinquante ans. Ce Monde moderne ressemble à l’époque dont il forme l’aristocratie luxueuse. Il est, comme cette époque, mouvant et improvisé, tout contradictoire et dépourvu de tradition. La grande fortune, pourvu qu’elle ait été acquise sans trop de scandale, en force la porte, comme le talent, pourvu qu’il ne se montre pas dans son natif égoïsme. La ruine, en revanche, met à cette porte une barrière qui ne se lève guère. Mais, précisément parce qu’il est ainsi, tout incertain et momentané, ce Monde nouveau ne saurait pratiquer dans ses mœurs la logique de l’ancienne Société. Il a ses exclusions cruelles et inexplicables, comme il a ses surprenantes indulgences. La mère de Noémie bénéficia d’une de ces indulgences. Elle arrivait de Bruxelles où son mari, le comte Hurtrel, homme de finance et de politique, avait plus que décuplé par des spéculations habiles une fortune déjà considérable, et elle parut d’abord dans le salon de la princesse Wierschownia, une très grande dame russe et très à la mode. Les deux femmes s’étaient connues aux eaux avant leurs mariages. Ç’avait été entre elles une de ces amitiés de la dix-huitième année qui précipitent deux jeunes filles aux bras l’une de l’autre, et les font se tutoyer dès le premier jour, quitte à s’oublier dès la première absence. Mais il reste convenu, de part et d’autre, qu’on est demeuré amies intimes, et, lorsqu’on se retrouve après de longs intervalles, on s’accable des preuves de cette amitié, plus sincère peut-être que bien des liaisons d’une intimité apparente ; car deux amis, ou deux amies, qui ne vivent jamais ensemble, n’ont à se reprocher aucun des cruels abus de la familiarité, cette rançon trop fréquente de tant d’affections menteuses. Et puis, ceux qui nous ont été chers tout jeunes et que nous avons perdus de vue, c’est le moment idéal de notre jeunesse que nous continuons de chérir en eux ! La princesse Wierschownia fit donc pour sa chère Sylvie, – comme elle avait continué d’appeler cette amie de passage, – tout ce qu’elle aurait fait pour une sœur, quand la comtesse Hurtrel manifesta le désir de s’établir à Paris, sous le prétexte de mieux marier Noémie. Elle donna en son honneur une fête choisie, et qui révéla du même coup, à tous et à toutes, le magnifique coucher de soleil de la beauté de la mère et la délicieuse aurore de celle de la fille. Mais à qui cette dernière avait-elle pris cette beauté-là ? Car le comte Hurtrel était épais et court avec un visage d’homme de proie, tout en nez et en menton, et la comtesse avait une splendeur un peu massive, un visage pâle et mat, des cheveux presque trop noirs, des sourcils qui faisaient barre sous un front bas, et une ombre de duvet dans le coin des lèvres. – Oui, de qui donc Noémie tenait-elle cet or fluide de sa chevelure, cet ovale si finement allongé, cette transparence de son teint, cet éclat si clair de deux yeux bleus qui, dans la même minute, pétillaient d’esprit, ou se noyaient de rêve et s’alanguissaient, cette souveraine aristocratie de ses gestes et de ses sourires ? Beaucoup de femmes, qui ne connaissaient la physiologie que par leur expérience d’alcôve, – mais cette expérience possède ses terribles certitudes, – durent penser, en considérant la grâce aisée des attitudes de Noémie, le je ne sais quoi de merveilleusement souple répandu sur toute sa personne, les attaches menues de ses mains un peu longues et de ses jolis pieds, qu’il y avait derrière ce charme suprême quelque mystère d’amour clandestin. Et plusieurs hommes, de ceux auxquels les médisances de cet ordre sont si habituelles qu’ils n’en sentent plus la férocité, – et qui peut aller beaucoup dans le Monde sans risquer d’y devenir à la fois féroce et insouciant ? – racontèrent qu’en effet un jeune lord anglais, – et ils le nommèrent, – mort depuis des années, – et ils dirent la date et comment, – avait été l’ami très intime de Mme Hurtrel aux environs de la naissance de Noémie. Et c’était vrai. Seulement, quoique personne ne mît en doute une minute la vérité de cette anecdote, personne non plus n’y crut tout à fait, la prodigalité des médisances et des calomnies qui se débitent à Paris ayant du moins ce bon résultat d’établir à leur endroit une sorte de scepticisme fondamental qui se résume dans la formule banale : « on dit tant de choses !… » Et nul ne se soucia de vérifier plus exactement l’origine de l’adorable figure de Mlle Hurtrel qui apparaissait plus adorable encore dans le cadre que lui faisaient les salons de la princesse, – si joliment disposés et qui mélangent avec un goût si habile le large luxe des grands seigneurs d’autrefois à la minutieuse opulence de notre mode contemporaine. Dès le premier soir où elle fit cette entrée triomphale dans l’admiration des hommes et des femmes qui composaient le cercle de l’hôtel Wierschownia, Mlle Hurtrel fut jugée d’une façon sévère par l’opinion, – invisible arbitre aux arrêts duquel nous nous soumettons d’autant plus volontiers, lorsqu’ils frappent sur autrui, que nous y trouvons d’ordinaire de quoi satisfaire nos secrètes rancunes, et cela sans responsabilité. Ce fut, de la part des femmes, la revanche de l’envie que leur inspira aussitôt l’indiscutable supériorité de cette créature, parée, comme d’un triple collier de perles sans prix, de jeunesse, de richesse et de séduction. Ce fut, de la part des hommes, l’effet de la malveillance innée qui les porte à flétrir les femmes dont ils admirent le plus la beauté, comme si, en avilissant d’abord par la pensée une créature charmante, ils se vengeaient d’avance de celui qu’elle aimera et qui ne sera pas eux. « Cette fille-là est née adultère… », avait dit d’elle l’affreux vicomte de Teyde, qui a sur sa conscience de vieux Beau de cinquante ans tous les crimes privés qui peuvent impunément se commettre dans les ténèbres des intrigues galantes. Et, de fait, Noémie adopta tout de suite vis-à-vis des hommes un ton hardi et libre, et qui le parut davantage, tant il contrastait avec l’aspect romanesque de sa personne physique. Très décolletée, et montrant de ses jeunes épaules délicatement modelées dans leur maigreur tout ce que la coutume, alors déjà si complaisante, permettait d’en montrer, elle avait une manière de regarder les gens bien en face qui ressemblait à de la provocation. Mais son rire surtout pouvait, au jugement des observateurs vicieux qui l’entouraient, corroborer le mot méchant du vicomte, pronostiquer et autoriser le plus dangereux avenir. C’était, aux minutes où elle se laissait aller à sa gaieté, un de ces rires très hauts et très éclatants que connaissent bien les hommes qui ont beaucoup fréquenté les filles, – rire énervé comme il en retentit dans les cabinets particuliers, – rire de femme insolente, qu’elle lançait en montrant ses jeunes dents blanches. Et tout cela faisait un ensemble qui n’était pas loin d’être de mauvais goût, d’autant qu’aussitôt installée dans le monde, elle affecta les longs tête-à-tête dans les coins de canapé, les appels adressés à un homme de l’un à l’autre bout d’un salon et d’une voix claire ; bref, toutes les habitudes de la flirtation la plus abandonnée. Mais, si c’était là de quoi la distinguer un peu des autres jeunes filles de sa société, ce n’était pas de quoi la distinguer beaucoup de la plupart des jeunes femmes ; et puis, la princesse et sa très puissante coterie avaient adopté les dames Hurtrel ; leurs millions étaient bien et dûment avérés, l’hôtel qu’elles avaient loué dans l’avenue du Bois-de-Boulogne parfaitement situé ; leurs réceptions, quand elles en donnèrent, furent d’une élégance irréprochable. Le comte, qui avait continué d’habiter Bruxelles à cause de ses affaires, se montrait à Paris assez souvent pour que la mère et la fille ne pussent prendre une vilaine et douteuse tournure d’aventurières. D’ailleurs, elles s’acquittèrent de leurs devoirs sociaux avec une ponctualité scrupuleuse. On ne connaissait pas d’amant actuel à la comtesse, et quant à Noémie, si son allure demeurait à peine dans les limites des bienséances convenues, du moins cette hardiesse avait-elle, au regard de tous les hommes, l’avantage de rompre l’affreuse monotonie de certaines réunions mondaines : grands dîners, grands bals et jours de visite officiels. Une fois de plus on excusa l’excentrique attitude de Noémie, en prononçant à propos d’elle une de ces formules qui sont des pensées à l’usage de ceux qui ne pensent pas. On répéta : « Ces étrangères… » Et on s’amusa de l’esprit et de l’audace de la jeune fille, – en attendant qu’on s’en servît pour la déshonorer.
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