Ils changèrent de sujet et la conversation se poursuivit, chacune des cinq personnes présentes commentant sa journée ou rapportant quelque anecdote. Puis Gilles essuya l’intérieur de son bol avec un dernier morceau de pain, lécha soigneusement sa cuillère, et se leva. Il faisait beau et les jours étaient longs. Il lança en souriant une plaisanterie à l’intention de sa mère et s’en alla, vite rattrapé par une repartie bien sentie de celle-ci, en entraînant ses frères et sœur dans son sillage.
Restée seule, Anne se réjouit du silence retrouvé. Elle adorait profiter de la présence parfois bruyante de ses enfants, mais elle avait besoin de réfléchir aux conséquences de ce qu’elle venait d’apprendre.
Tout en préparant son ragoût.
Elle retira la soupe de la cheminée, remit un peu de bois sur le feu et y plaça une autre marmite dont elle avait au préalable graissé le fond avec un peu de lard. Elle y jeta les morceaux de lapin qu’elle fit revenir pendant quelques minutes. Elle versa ensuite un peu d’eau et ajouta du thym et les gousses d’ail qu’Isabeau avait coupées en fins morceaux quelques instants auparavant.
Le tout allait cuire jusqu’à ce qu’elle couvre le feu, juste avant de se coucher, et mijoter à nouveau pendant plusieurs heures le lendemain.
Oui, il fallait qu’elle réfléchisse à ce qu’elle venait d’apprendre. Et à ce que le décès – par essence inéluctable, mais en l’occurrence tout proche – d’Antoinette Monaux, allait probablement engendrer comme changements dans sa vie.
Quand Nicaise Monaux et elle étaient jeunes, ils se seraient mariés sans la moindre hésitation si ça n’avait tenu qu’à eux. Anne avait un corps bien fait, un visage fin, hâlé par le travail aux champs, et des cheveux châtains parfaitement assortis à ses yeux bruns, lesquels trahissaient l’intelligence et l’humour de leur propriétaire. Deux fossettes achevaient de rendre irrésistible un sourire qui eut déjà été ravageur sans ce détail. Nicaise était un peu plus grand qu’elle, bien proportionné, et doté d’une musculature déjà respectable qui ne demandait qu’à se développer. Sous ses cheveux blonds, des traits épais n’arrivaient pas à enlaidir un faciès viril qu’adoucissaient deux yeux bleus très clairs. Mais surtout, ils partageaient un attrait évident pour les plaisirs de la vie, ainsi qu’un mépris des conventions, assorti d’une certaine forme d’insolence dans leurs relations avec les autres.
Ces traits de caractère furent cependant battus en brèche par d’incontournables contraintes en vigueur en ce temps et en ce lieu. La moindre n’étant pas la difficulté de se marier sans le consentement de ses parents, même pour des personnes majeures. Mais on devait également compter avec le fait que l’union d’un homme et d’une femme de conditions différentes était mal acceptée par la plupart des gens. Or il fallait vivre : trouver un logement, du travail, ce qui était quasi impossible si l’on était mis au ban de la famille et de la société. Il eut alors fallu quitter le village, voire la région, pour aller s’installer ailleurs. Mais où ? Au-delà de quelques lieues à partir de son village d’origine, on était un étranger, et la méfiance envers ceux-ci n’était guère préférable à l’ostracisme que l’on fuyait.
Force était donc de choisir son fiancé ou sa fiancée parmi les jeunes gens de mêmes fortune et classe sociale que soi, et de l’épouser avec l’aval de ses parents. À moins que ces derniers ne s’arrogent carrément le droit de choisir leur gendre ou bru, en accord avec les géniteurs de celui-ci.
Ce fut le cas pour Nicaise.
Son père tenait le moulin du village, ainsi que les champs et pâtures inclus dans le bail. C’était une position lucrative, et donc enviable à défaut d’être estimée, qui allait lui permettre de trouver pour son fils aîné une épouse pas trop mal dotée. C’est ainsi que celui-ci se retrouva uni pour la vie – Dieu bénisse la bienveillance paternelle ! – à Antoinette Dohy, fille d’un respectable sainsier de Furfooz. Lequel était vraisemblablement trop heureux d’assurer ainsi l’avenir de sa chère enfant, tout en mettant un terme à plusieurs années de pénibles prospection et négociation. L’objet de la transaction était en effet une jeune personne à laquelle même l’imagination la plus folle eut été bien en peine de trouver quelque attrait. Plus sèche que mince, plus banale que laide, plus austère que triste et plus bête que méchante, Antoinette parlait peu, ne riait jamais et ne souriait guère plus. On ne pouvait somme toute pas lui reprocher grand-chose, si ce n’était d’aborder l’existence sans la vivre et d’attendre de son entourage qu’il en fît autant. Est-il besoin de préciser que sa conception de la sexualité n’était pas des plus émoustillantes ? L’heureux élu s’aperçut bien vite que dans l’esprit de sa légitime, l’expression « devoir conjugal » prenait tout son sens. Ce qui l’arrangea par ailleurs fort bien : il se plaisait bien mieux dans d’autres bras que les siens, et durant toutes les années qui suivirent, ils ne s’imposèrent cette pénible formalité que pour engendrer leur descendance à un rythme suffisant pour satisfaire aux convenances et assurer un support à leurs vieux jours. Et encore fallait-il que Nicaise eût d’abord fait un détour par le cabaret du village pour y absorber de quoi se stimuler le sang et rendre ses sens moins exigeants. Fort heureusement, le corps d’Antoinette, si peu attirant qu’il fût, était aussi fertile que son esprit était aride, et chaque s*****e s’avérait généralement productive.
Les choses se passèrent différemment pour Anne.
Qu’ils fussent résignés ou satisfaits de leur sort, ses parents ne nourrissaient pas d’ambitions particulières au sujet de leur fille. Elle fut donc libre de choisir son mari parmi les prétendants issus de son milieu social. Elle n’avait que l’embarras du choix, mais aucun ne l’attirait vraiment, chacun d’eux étant qui trop brutal, qui trop bête, qui trop paresseux, qui vraiment trop laid… et de toute façon jamais aussi rudement gentil, grossièrement beau, et raisonnablement fou que son Nicaise.
Ne voulant surtout pas rester vieille fille, elle finit par faire ce qui lui semblait être le moins mauvais choix, en la personne de Martin Jaminet. Réputé travailleur, celui-ci n’était ni dépensier ni porté sur l’alcool, et Anne le voyait comme un homme calme, gentil, à l’intelligence un peu bovine. C’était un garçon robuste, ni beau ni laid – « del sôrte qui gn’a d’pus »3, pour reprendre l’expression consacrée – et surtout blond aux yeux bleus, comme Nicaise, ce qui n’était pas sans importance et constituait un critère de sélection à part entière. Du moins aux yeux de cette femme plus intelligente et rebelle que la moyenne et qui, sous le couvert d’une soumission – bien réelle, mais très superficielle – aux normes en vigueur, restait bien décidée à mener une existence la plus proche possible de celle dont elle rêvait au plus profond d’elle-même.
Une fois sa décision prise, ce fut un jeu d’enfant pour elle de faire comprendre audit Martin qu’il ne risquait nullement d’être éconduit s’il la demandait en mariage. Ce que le brave garçon fit sans se faire prier, même si timidement et maladroitement. Les épousailles eurent lieu en hiver, mais pas celui qui suivit. En hiver pour pouvoir tuer le cochon qui allait fournir les rôtis, boudins et pâtés destinés à restaurer les invités à la noce. Pas celui qui suivit, car il avait fallu attendre plus d’un an avant que ne se libérât une petite cinse où le jeune couple allait pouvoir s’installer.
Martin s’avéra être un bon mari, comme Anne l’avait escompté, et un bon père pour ses enfants. À défaut de passion, elle éprouvait une tendre affection pour ce doux compagnon, et sa peine fut profonde et sincère lorsqu’après une petite quinzaine d’années de vie commune, il fit d’elle la veuve Jaminet en s’effondrant d’un seul coup face contre terre, cette terre qu’il retournait une fois de plus pour faire vivre sa famille.
Pendant toutes ces années, Anne et Nicaise entretinrent à l’ombre de leurs mariages respectifs la relation que leurs semblables les avaient empêchés de vivre en pleine lumière. Ils discutaient de tout, partageaient leurs joies, leurs peines, leurs tracas et leurs satisfactions, et faisaient l’amour dès que l’occasion se présentait.
Martin ne se rendait compte de rien. Antoinette se rendait peut-être compte de tout, mais n’en laissait rien paraître. La plupart des habitants d’Aduat, et surtout du hameau du moulin, se rendaient probablement compte d’une partie et ne manquaient pas d’inventer le reste. Mais à part les rares fois où le curé ou une pisse-vinaigre quelconque se risquèrent à lâcher une allusion en leur présence avec un air pincé, rien ne parvint jamais aux oreilles des intéressés.
Leurs amours eurent des conséquences généalogiques, qui restèrent heureusement discrètes grâce au fait qu’Anne avait sciemment choisi un époux dont les yeux et les cheveux étaient de couleurs fort semblables à ceux de son amant : sur ses quatre enfants encore en vie, elle savait, aussi sûrement qu’une femme peut savoir ce genre de choses, que deux étaient nés des œuvres de Nicaise. Si Gilles (il avait heureusement hérité de la vivacité d’esprit de sa mère) et son plus jeune frère Louys (il était un peu empoté, mais adorablement dénué de méchanceté) étaient bien les fils de leur père légitime, Isabeau (ses cheveux blonds et ses yeux bleus faisaient naïvement la fierté de Martin) et Jacques (le portrait craché de sa mère, version garçon) étaient les rejetons du meunier.
Anne eut bien sûr préféré pouvoir épouser en son temps le jeune Nicaise et n’avoir ainsi qu’un homme dans sa vie, lequel eut été son compagnon, son amant, et le père de tous ses enfants. Mais vu les circonstances, elle s’estimait heureuse de la manière dont elle avait construit son existence : elle aimait tendrement le souvenir de Martin, amoureusement Nicaise, maternellement sa progéniture, et elle avait toujours reçu en retour de chacun autant d’amour qu’elle en offrait. En fin de compte, sa situation était plutôt enviable.
Elle souleva le couvercle de la marmite juste le temps de touiller un peu dans le contenu.
Oui, les choses allaient peut-être bien changer. Ils n’étaient plus des jeunes gens soumis à la volonté de leurs parents, lesquels étaient d’ailleurs morts entre-temps. À présent, Nicaise tenait son moulin et était maître chez lui depuis longtemps. Et ce que d’aucuns pourraient bien penser de leur remariage n’avait guère d’importance à leurs yeux. Ils seraient quand même bien obligés d’apporter leur grain à moudre au moulin. Et de toute façon, les meuniers étaient toujours un peu considérés comme des gens à part et ne s’en portaient pas plus mal.
Les enfants rentrèrent. Il se faisait tard. Elle couvrit de cendres les braises du foyer, et toute la famille se pelotonna dans le lit. Les enfants s’endormirent rapidement, mais elle resta encore éveillée longtemps, à penser.
Le rêve allait peut-être devenir réalité. Elle n’osait trop y croire. Et puis, elle avait quelques scrupules à échafauder des projets sans même attendre le décès de la pauvre Antoinette, mais c’était plus fort qu’elle. Depuis le temps que Nicaise était son homme, peut-être allait-il être enfin aussi son époux. Elle s’imagina dans le même lit que lui, pour toute la nuit. Cette perspective déclencha en elle une bouffée de bonheur. Et aussi d’autres sensations. Elle n’avait plus fait l’amour depuis son veuvage – il n’eut point fallu qu’elle tombât enceinte ! – et elle en crevait d’envie. Ils s’étaient bien amusés un peu de temps à autre, mais sans oser courir le moindre risque. Elle restait donc sur sa faim et c’était parfois pire que l’abstinence totale.
Pour quelques escalins4 et à défaut de mieux, Nicaise, lui, pouvait se soulager entre les cuisses accueillantes de Catherine Féron, la mère célibataire d’Aduat. Cette jolie ribaude, vivant symbole de l’immoralité, était méprisée par le curé et les femmes du village, mais tolérée par l’ensemble de sa population. Peut-être parce que tous lui étaient reconnaissants, inconsciemment pour certains, hypocritement pour d’autres, pour sa contribution à l’équilibre de la plupart des veufs et jeunes célibataires de la communauté. Elle aidait en effet ceux-ci à satisfaire certains besoins créés par la nature – ou par Dieu, s’il existe –, mais réprimés par la religion, en faisant de chacun d’eux le père potentiel de ses marmots.
Anne, quant à elle, ne pourrait renouer avec une vie sexuelle satisfaisante que lorsqu’elle serait à nouveau protégée par le statut de femme mariée. Et elle avait à présent une raison d’espérer que ça n’allait plus tarder.
Elle finit par s’endormir, mais elle rêva beaucoup et s’éveilla souvent.
***
Le lendemain, au lever, Anne réchauffa la soupe pour faire déjeuner toute la famille, avant que chacun ne vaque à ses occupations.
En hiver, les plus jeunes passaient une partie de la journée à l’école où ils bénéficiaient de l’enseignement du curé. Le village d’Aduat étant bien trop petit pour s’offrir les services d’un maître d’école, c’était en effet à l’ecclésiastique qu’incombait d’enseigner la lecture, l’écriture, et les quatre opérations arithmétiques, en plus de la bonne parole. Et il fallait bien reconnaître qu’il remplissait consciencieusement ce rôle d’enseignant, et que ses connaissances étaient plus solides que celles de la plupart des maîtres qui dispensaient un savoir souvent très relatif dans les villages plus importants.