Chapitre deux-1

2015 Words
Chapitre deuxPrintemps 1607 Village d’Aduat (sud de la Principauté de Liège, Saint Empire romain germanique) Gilles ramassa encore une branche morte, qu’il brisa en trois en la faisant ployer sous son pied jusqu’à ce qu’elle craque. Les morceaux rejoignirent une des deux brassées de bois qui gisaient l’une à côté de l’autre à quelques toises de là. Il mit un genou en terre pour attacher chaque fagot avec l’une des extrémités d’une même corde. Après quoi il se releva et fit quelques pas en direction d’un bosquet formé de très jeunes chênes. Celui-ci était traversé par une étroite ligne de feuilles tassées qui formaient au sol l’esquisse d’un fin sentier, que l’on devinait plus qu’on ne le voyait, mais qui n’avait pas échappé à l’œil exercé du jeune braconnier. De même que le terrier dont l’entrée se trouvait un peu plus loin, au départ de cette piste formée par le passage répété d’un petit animal. Il regarda alentour pour s’assurer que personne ne l’observait, s’accroupit et écarta les branches pour accéder à l’intérieur du bosquet. Un sourire satisfait éclaira le visage encore glabre du garçon lorsqu’il vit la fourrure grise inerte. Il desserra le collet pour en dégager le lapin, entrouvrit son ample chemise de grosse toile, y glissa sa prise et reboutonna le vêtement. Puis il se redressa et alla ramasser ses branchages qu’il porta en faisant passer la corde en travers d’une de ses épaules, les fagots se retrouvant ainsi suspendus, l’un à hauteur de son ventre, et l’autre au niveau du bas de son dos. Ses yeux bruns brillaient de malice. La chasse était interdite, mais par contre, en ce pays où le bois abondait, l’affouage se pratiquait sans beaucoup de restrictions. Non seulement un des fagots dissimulait la bosse formée par le rongeur à l’endroit où sa chemise rentrait dans son haut-de-chausses, mais le ramassage de bois mort constituait une excellente raison pour expliquer sa présence en forêt si besoin était. De toute façon, il ne risquait pas grand-chose. Les deux sergents qui surveillaient habituellement cette partie des terres du seigneur de Montfort ne représentaient pas une menace très sérieuse. Le gros Georges Massart était peut-être mauvais comme une teigne, mais il était tellement lent d’esprit qu’on disait de lui qu’en venant au monde, il avait laissé une partie de sa cervelle dans le ventre de sa mère. Quant à Jean Steinier, c’était un bon bougre, pas trop zélé lorsqu’il s’agissait de protéger des forêts giboyeuses à souhait contre quelques bricoles posées par tout un chacun en vue d’améliorer un tant soit peu son ordinaire. Le jeune garçon prit le chemin du retour. Il aimait parcourir les bois, particulièrement lors de journées comme celle-ci. Il avait plu la veille et pendant la nuit, et le soleil qui égayait à présent la forêt en révélant les différents verts des feuillages de chênes, de hêtres et de charmes, amplifiait en les chauffant toutes sortes d’odeurs qui eussent dû être nauséabondes – puisqu’émanant de végétaux en décomposition ou d’excréments d’animaux –, mais se mêlaient en une association miraculeusement agréable. Il atteignit rapidement le bord de l’Ébure. À cette saison, la petite rivière était encore tumultueuse et, par endroits, relativement profonde. Il longea la rive bordée de rochers garnis – voire même envahis, dans cette partie sylvestre de son cours – de mousse et de petites fougères scolopendres. Environ cent cinquante toises plus loin, par contre, il parvint à un endroit où la pente douce de la rive hébergeait des saules, certaines zones plus spongieuses étant même recouvertes de cresson. Tout en marchant, il pensa à son père, Martin, tombé mort un an plus tôt, alors qu’il bêchait le carré de terre dans lequel sa mère allait semer les raves et les courges pour la soupe de cet été-là. C’était lui qui lui avait appris à repérer les passages du gibier, à nouer un collet, et à ne pas se faire pincer par les sergents. Sa disparition ne facilitait pas les choses. Au sein de la famille, la plus grosse part du labeur dans les champs reposait sur ses épaules, sans compter les diverses besognes dont il s’acquittait à l’occasion, tant à la maison que pour compte d’autrui. Et Gilles, qui vivait son treizième ou peut-être quatorzième printemps, devait à présent, ainsi que sa mère, prendre ces travaux en charge en plus de leurs tâches respectives. Il arriva à l’endroit où les flots torrentueux quittaient l’ombre du bois pour s’écouler entre des berges verdoyantes balisées d’aulnes noirs, qui bordaient des prairies où des vaches étaient mises à paître avec leurs veaux. Sur la rive où il se trouvait, les pâtures cédèrent rapidement la place à un champ de seigle longé par une route de terre, qu’il emprunta là où elle virait à angle droit pour suivre le cours de la rivière. Il traversa au pont de pierres, et longea une partie de la tenure1 de Nicaise Monaux, chez qui il avait travaillé une partie de la journée : les bâtiments – dont le moulin – et un grand champ de blé. Il parcourut encore environ une centaine de toises entre champs et prairies avant d’arriver à hauteur d’un petit groupe d’habitations. Le hameau du moulin, situé à un peu plus d’un quart de lieue du village proprement dit, regroupait une dizaine de maisons de manouvriers et de petites cinses2, dont celle de sa mère. — Ah, tu es allé au bois, mon gars ! lui lança celle-ci lorsqu’il pénétra dans la maison familiale. Je me disais bien que ce n’était pas de chez Nicaise à ici que tu pouvais prendre autant de retard. — Ce n’est pas tant pour boisiller que je suis allé jusque-là, répondit-il. On a besoin de moins de bois par ce temps-ci. Mais il en faudra quand même un peu pour cuire ce gaillard-là, ajouta-t-il en sortant fièrement sa prise de sa cachette. C’était le genre de circonstances où Gilles se sentait particulièrement heureux, envahi qu’il était par le sentiment d’exister vraiment. Un moment magique, où le sourire de sa mère, le regard admiratif de sa jeune sœur Isabeau, et les cris d’enthousiasme de Jacques et Louys, ses deux petits frères, transformaient un des lapins qui pullulaient dans les environs en un fantastique présent. Sa mère attrapa le gibier par les oreilles et le souleva à hauteur de ses yeux, le soupesant du bras et du regard. — Merci, mon Gilles, dit-elle en posant la bestiole à même le sol de terre battue. Je ferai un ragoût pour demain, ça nous changera de la soupe aux pois et au lard. Nous, on a déjà mangé. Je suppose que tu as faim, ajouta-t-elle en se dirigeant vers la cheminée de pierres où des braises maintenaient au chaud le contenu d’une petite marmite de terre cuite posée sur un trépied en fonte. — Et comment ! Il attrapa un tabouret et prit place à la petite table vaguement triangulaire qui se trouvait non loin du feu. Il coupa une épaisse tranche de pain dans une grosse miche qui trônait sur la table, la réduisit en morceaux qu’il laissa tomber dans l’écuelle de soupe que sa mère venait de poser devant lui, et attendit quelques instants que le pain s’imbibe, en le remuant avec sa cuillère en bois, avant de commencer à manger. Pendant que son fils aîné soupait tout en écoutant les bavardages de ses cadets, Anne Gilbau entreprit de dépiauter, vider et découper le lapin. Ils allaient tous apprécier un bon ragoût. À cette saison, ils commençaient à saturer des pois secs qui les avaient nourris tout l’hiver – surtout depuis que la saison des choux et des poireaux était passée – et qu’ils continuaient à consommer plus souvent qu’à leur tour en attendant les légumes d’été. Elle s’efforçait bien d’apporter un peu de variété en préparant des soupes de mâche, de cresson, ou d’orties, mais ça ne valait pas un peu de viande et même si Gilles adorait braconner, elle lui était reconnaissante d’avoir pris la peine d’aller poser des collets et les relever, en plus de son travail habituel. Quoi qu’il en soit, l’essentiel était qu’ils mangeassent à leur faim, ce qui avait heureusement toujours été le cas jusqu’à présent. Ils devaient certes travailler dur, et plus encore depuis la mort de son homme, mais s’ils ignoraient ce qu’était l’opulence, ils n’avaient par contre jamais manqué du strict nécessaire. Leur maison, notamment, constituait un abri appréciable où passer les nuits, et aussi les dimanches d’hiver. C’était une habitation aux murs de torchis. Ses dimensions modestes, l’épais toit de chaume et l’absence de fenêtres, permettaient à un petit feu de bois et à la présence de bétail à l’extrémité opposée de la pièce d’y maintenir une température supportable, même au plus fort des froidures, lorsque les tronçons les moins tumultueux de l’Ébure, là où elle est la plus large et la plus profonde, se couvraient d’une couche de glace tellement épaisse que l’on pouvait y traverser à pied. L’espace réservé aux gens faisait environ trois toises de long sur deux de large. Outre la table et les tabourets, le mobilier se résumait au lit familial – grand bac de bois sur pieds, sur le fond duquel était posé un matelas bourré de paille et une couverture – et à deux grands coffres abritant, l’un les vêtements d’hiver et des couvertures supplémentaires, et l’autre des provisions de nourriture. Divers objets étaient pendus à des clous plantés dans les poutres qui formaient la structure des murs : louche, poêle et quelques autres ustensiles de cuisine à proximité de la cheminée ; de l’autre côté de celle-ci, un porte-seaux débarrassé de ses récipients posés par terre ; manteaux et coiffes, à portée de main de la porte ; en face, plusieurs pots de tailles différentes, contenant du lard salé et des aromates, reposaient sur l’unique étagère fixée, elle aussi, à deux des éléments formant les pans de bois. Dans le fond de la pièce à vivre, une double barrière en bois donnait accès à la partie du bâtiment réservée aux bêtes. Une cloison faite de planches de récupération y séparait l’étable – où l’unique vache, rentrée pour la nuit, était couchée face à une mangeoire vide et une demi-futaille remplie d’eau – de la porcherie. Celle-ci était elle-même scindée en deux zones distinctes hébergeant chacune une truie avec, pour l’une d’elles, une douzaine de gorets qui ne cessaient de couiner que pour dormir ou téter leur mère. Un plancher, assemblé à cinq ou six pieds au-dessus du sol, permettait d’exploiter cette partie de la demeure sur deux niveaux. À l’étage, accessible par une échelle, environ un tiers de l’espace était fermé et abritait le poulailler, dont une des deux portes, fermée pendant la nuit, donnait sur l’extérieur. Les deux tiers restants servaient à entreposer une partie du foin en hiver. — Au fait, dit Gilles, Antoinette a accouché cet après-midi. Elle a eu une fille. Mais j’ai entendu Marie-des-eaux dire à Nicaise qu’elle risquait bien de mourir cette nuit, ou peut-être demain. Antoinette était l’épouse de Nicaise Monaux, le meunier. Et Marie-des-eaux, la sage-femme. — Ah ? fit Anne. C’est curieux qu’elle puisse dire ça. Il y a parfois des enfants mort-nés, ou alors qui meurent plus tard de la fièvre ou des coliques, mais pas dans les heures qui suivent la naissance. À moins qu’elle ne soit trop faible pour téter… Elle avait parlé sans émotion apparente. La mort d’un enfant était quelque chose de tellement fréquent que c’en était normal, même si toujours pénible pour les parents. Elle-même serait en cet instant entourée de trois fils et trois filles, si la vie n’avait pas abandonné sa progéniture à deux reprises. — Non, ce n’est pas la petite qui va mourir, rectifia le garçon. Elle, elle va bien. C’est Antoinette. Elle est déchirée à l’intérieur et elle se vide de son sang petit à petit. La vieille Marie a dit qu’il n’y avait rien à faire et qu’il n’y avait guère de chances que ça s’arrête tout seul. Elle a mis la petite au sein, elle l’a ondoyée, et elle est rentrée chez elle. Lui aussi s’était exprimé sans paraître très affecté par cette évocation d’une mort annoncée. Le décès d’une femme en couches ou des suites de celles-ci, s’il était plus rare que le trépas d’enfants en bas âge, n’avait toutefois rien d’exceptionnel. Ce n’était certes pas réjouissant, mais ça faisait partie de la vie et il fallait bien s’en accommoder. Ce qui ne l’empêcha pas d’ajouter : — C’est triste pour ses enfants. Et puis, la petite, comment va-t-on la nourrir si sa mère meurt ? Elle ne sait pas encore manger ! Elle va mourir, elle aussi ! Anne le considéra avec dans le regard toute la fierté et la tendresse d’une mère qui constate une fois de plus l’aptitude de son fils à se soucier d’autrui. Elle n’appréciait guère l’égoïsme et l’indifférence affichés par la plupart de ses semblables. Mais heureusement, dans ce domaine comme dans bien d’autres, elle était généralement rassurée par l’attitude et les propos de ses enfants. — Oui, ça va être un problème, confirma-t-elle. Mais il y a moyen de nourrir un nourrisson avec du lait de vache, s’il accepte de boire autrement. Demain, quand tu seras chez Nicaise, viens me prévenir si la petite perd sa mère. J’irai voir ce que je peux faire.
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