Chapitre un

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Chapitre unPrintemps 2011 Aduat-sur-Ébure (arrière-pays de Dinant, Wallonie, sud de la Belgique) La vieille Citroën Berlingo, rajeunie par sa récente peinture jaune vif, progressait prudemment en direction de Houyet sur la route qui serpente le long de l’Ébure, un affluent de la Lesse. Elle croisa un couple de piétons trop jeunes pour reconnaître la chanson de Supertramp qui s’échappait de la vitre ouverte côté conducteur. Arrivée à hauteur des premières habitations du village d’Aduat, elle ralentit et se gara dans une courte allée de graviers envahis d’herbes, qui jouxtait le pignon d’une ancienne bâtisse à colombages. François Jamine sortit du véhicule et se dirigea vers l’arrière pour en ouvrir le hayon, tout en continuant à fredonner A Soapbox Opera à la place de Roger Hodgson. C’était un gaillard de grande taille, mince même si une ébauche de bide alourdissait sensiblement sa démarche, ce qui n’avait rien d’alarmant chez un homme de soixante-deux ans. Ses cheveux commençaient franchement à tendre vers le blanc. Du moins ceux qui ornaient les côtés de son crâne, car les occupants du niveau supérieur avaient depuis longtemps choisi de se jeter dans le vide plutôt que d’accepter de se voir imposer la mode du gris. Nonobstant cette empreinte capillaire du temps qui passe, son visage oblong, ses traits légèrement anguleux sans être émaciés et la lueur amusée qui éclairait d’ordinaire ses yeux gris-bleu, appuyée par un petit sourire désinvolte, lui conféraient une apparence d’indéfectible jeunesse. Vêtu d’un jeans délavé et d’un T-shirt uni gris taupe, les pieds confortablement logés dans une paire de grosses chaussures au cuir assoupli par les années, il avait l’air de ce qu’il était, dans son corps et dans sa tête : un ado sexagénaire, désireux et heureusement encore capable de profiter pleinement de la vie. Il entreprit de décharger le coffre et d’en transporter le contenu à l’arrière de la maison. Il déposa un premier cageot de plants d’aromates à côté d’un antique abreuvoir taillé d’un seul tenant dans un long bloc de pierre bleue, qui avait pris sa retraite au pied de la façade arrière, juste sous la fenêtre de la cuisine, après plusieurs siècles de service. Avant de continuer son déchargement, il prit le temps d’ouvrir la porte de la maison pour libérer Chnouf, un croisé labrador-boxer qui s’engouffra dans l’ouverture et fit trois fois le tour de la pelouse ventre à terre avant de venir se fourrer contre ses jambes. — Mais oui, mon pépère, je suis là ! dit-il en massant énergiquement le ventre de son chien qui s’était mis sur le dos, pattes en l’air, dès les premières caresses. Tu sais bien que je ne te laisse jamais longtemps tout seul, hein ? Allez, viens avec moi. Et t’auras pas intérêt à déterrer mes plantations, voyou ! Ils se dirigèrent vers la voiture, Chnouf trottinant et sautant joyeusement aux côtés de son maître. Celui-ci l’avait adopté dans un refuge quelques mois auparavant, alors qu’il venait d’emménager. Il ressemblait fort à un labrador doré, hormis quelques détails hérités du boxer : le museau légèrement plus court surplombant des mâchoires plus puissantes, les oreilles un peu plus petites, et une tache blanche au centre du poitrail. Lorsque François l’avait vu dans sa cage, triste et timoré, il s’était accroupi et lui avait tendu la main à travers les barreaux. Après quelques instants d’hésitation, le petit prisonnier s’était approché, avait effleuré de sa t****e humide le bout des doigts du visiteur, puis les avait léchés en remuant timidement la queue, avant de s’asseoir et de se laisser caresser. François l’avait ramené à la maison, faisant deux heureux d’un coup. D’autres cageots contenant des plants de tomates, poivrons, concombres, et courgettes jonchèrent bientôt le sol à proximité de grands rectangles – paradoxalement destinés à la culture dite « en carrés » – dont les contours étaient délimités par de vieilles billes de bois. Vint ensuite le tour de plusieurs chèvrefeuilles et d’une glycine qu’il disposa le long de la clôture de châtaignier qu’il avait récemment posée. Puis il alla chercher la brouette qu’il remisait à l’intérieur d’une espèce de cabane de planches en ruine, du côté où le toit de tôles rouillées ne perçait pas encore. Il grimpa à l’arrière du Berlingo, fit glisser dans la brouette une partie des sacs de terreau qui s’y trouvaient, et alla décharger l’engin près de l’abreuvoir en pierre. Quelques allers et retours suffirent pour transporter les autres sacs jusqu’aux rectangles potagers. Il s’attaqua alors au nettoyage de l’abreuvoir. Il arracha les mauvaises herbes qui l’avaient colonisé, le vida du mélange de terre et de radicelles entremêlées qui y subsistait, et alla déverser le tout à l’extrémité du jardin, dans celui des deux bacs de compostage qui n’était pas destiné à engraisser le potager. De retour près de l’abreuvoir, il en examina le fond et constata avec plaisir que le propriétaire précédent y avait foré plusieurs trous destinés à éviter la stagnation de l’eau de pluie ; il n’aurait donc pas à le faire. Il incisa les sacs au cutter et remplit de terreau la longue pièce de pierre calcaire évidée. Le support était enfin prêt à accueillir les aromates qu’il comptait y repiquer : du thym, de l’origan, de la ciboulette, de l’estragon, ainsi qu’une variété de basilic rustique qui se développait particulièrement bien à l’extérieur, et dont la tige pourpre et les grandes feuilles vertes aux reflets violacés n’étaient pas sans rappeler la menthe chocolat. Il pratiqua chaque fois de la même façon, creusant dans la couche d’humus toute fraîche un petit trou qu’il remplissait d’eau avant d’y déposer le plant et de le reboucher, sauf pour le thym qu’il déposa dans une cavité plus large qu’il combla avec des cailloux afin de le préserver d’une humidité excessive. Il se redressa et contempla son ouvrage, tout en arquant le dos pour remettre en place ses lombaires endolories. L’endroit était orienté plein sud. Dans un mois ou deux, moyennant un arrosage adéquat lors des périodes de fort ensoleillement, le résultat devrait être assez sympa. Il étala le contenu des autres sacs de terreau dans les grands bacs rectangulaires, en y mélangeant le compost qui s’était élaboré au cours des derniers mois, et y transféra les plants de tomates, de poivrons, et de cucurbitacées, entre lesquels il sema des radis, de la roquette et d’autres variétés de salade à couper. Il alla ensuite dans la cabane en ruine où se trouvaient quelques vieux outils qu’il avait découverts là lorsqu’il avait pris possession des lieux. Il écarta une fourche d’un autre âge au manche vermoulu, s’empara d’une bêche nettement plus récente qui avait survécu aux deux dernières guerres, et gagna l’extrémité du jardin où il entama la pelouse à différents endroits espacés le long de la clôture. Il put ainsi planter les chèvrefeuilles et la glycine dans la terre fraîchement remuée, et termina en semant du persil dans une jardinière disposée à l’ombre de la cloison nord de la cabane, et en repiquant de la menthe en pleine terre de l’autre côté de celle-ci. Restait à évacuer les sacs vides et à ranger le matériel dans la cabane, ce qu’il fit. Après quoi il s’accorda le plaisir de flâner quelques instants dans le jardin en admirant son œuvre. — Bon, c’est bien beau tout ça, mais je commence à avoir la dalle ! Tomates – mozzarella au menu. T’en penses quoi, toi ? Quand il lui parlait sur ce ton complice, le chien ne pouvait que manifester sa joie en agitant énergiquement la queue. — Ce qui me plaît le plus chez toi, c’est que tu n’es pas du tout contrariant. C’est la première fois que je vis avec quelqu’un qui me fout vraiment une paix royale. Je parie que tu ne me feras pas la gueule, même si je flingue toute la bouteille de rosé que j’ai mise au frais. Après s’être lavé les mains au robinet fixé sur le pignon le plus proche, il pénétra dans la cuisine, contourna la vieille table de ferme et sortit du frigo deux tomates « Roma », une boule de mozzarella, et une bouteille de vin rosé. La première de l’année. Il en avait acheté quelques-unes la veille parce que la météo annonçait des températures estivales pour les jours à venir. Elle ne s’était pas trompée : c’était une superbe journée. Il déboucha la bouteille, qui devenait de plus en plus irrésistible au fur et à mesure qu’elle se couvrait de buée, et se servit un verre. Il laissa la première gorgée quelques secondes en bouche avant de l’avaler et de pousser un soupir de bien-être. Tout en sifflotant l’air qu’il avait en tête depuis son trajet en voiture, il coupa les tomates en tranches qu’il agença sur le contour d’une assiette, au centre de laquelle il plaça la boule de mozzarella ouverte en corolle après qu’il y eût esquissé une découpe octogonale. Il moulut du poivre en grains au-dessus des tomates, les sala, les arrosa d’huile d’olive, et décora l’ensemble de feuilles de basilic frais prélevées sur un plant qui survivait vaillamment dans un pot posé sur l’appui de fenêtre. Il disposa enfin sur un plateau l’assiette ainsi garnie, couteau et fourchette, le verre et la bouteille de vin, ainsi qu’une corbeille contenant quelques épaisses tranches coupées dans un pain gris à la mie très dense, et transporta le tout sur la table en pin qui attendait sur la pelouse. Il s’assit sur l’un des bancs de bois rudimentaires qu’il avait fabriqués en même temps que la table et qui étaient disposés de part et d’autre de celle-ci, et attaqua son souper. Alors qu’il goûtait la saveur toute simple des aliments et la fraîcheur du rosé, l’odeur de l’herbe récemment coupée venait flatter ses narines, portée par la chaleur exceptionnelle de cette journée de printemps. Tout en mangeant, il profitait du soleil. À cette saison et à cette heure, pas besoin de parasol : les rayons chauffaient sans brûler, et c’était bien agréable. Comme lors de chaque repas qu’il prenait en solitaire, il laissa son esprit vagabonder. Il regarda autour de lui, appréciant sa chance de se trouver à cet endroit à ce stade de sa vie. Une parcelle pas trop grande à entretenir, située au calme, un peu à l’écart à l’entrée du village, dans une région agréablement boisée. La maison était petite et dépourvue de luxe superflu, mais elle avait une âme et il avait su d’emblée qu’il s’y sentirait bien. Lorsqu’il avait pris sa retraite, presque deux ans auparavant, il avait eu envie de venir s’installer dans la région d’où sa famille était originaire. Il connaissait l’endroit pour y avoir vécu des moments inoubliables pendant son enfance, quand il venait passer une partie des vacances chez ses grands-parents paternels. Il avait dû faire preuve de beaucoup de patience, mais avait fini par trouver une demeure qui correspondait à ses souhaits, et dépassait même ses espérances, tout en restant dans les limites de son budget. Il habitait alors un petit appartement situé à Namur, ce qui lui avait permis pendant de nombreuses années de se rendre à pied au siège local de la compagnie d’assurances qui l’employait. Il l’avait vendu, avait acheté son coin de paradis à la campagne, et s’y était installé après avoir réalisé quelques travaux de rénovation et de transformation. C’était une maison à pans de bois qui datait probablement du dix-septième siècle. Le propriétaire précédent, un vieux monsieur en partance pour une maison de repos dinantaise, situait même sa construction au seizième. Mais pour la vendre un peu plus cher, il l’aurait probablement encore vieillie de quelques siècles s’il n’avait craint de nuire à sa propre crédibilité. Bien sûr, un toit en ardoises naturelles remplaçait à présent la couverture de chaume, et le torchis avait cédé la place à des briques recouvertes de crépi, de telle sorte que seule la structure de bois était encore d’époque. Il fit cadeau du dernier morceau de mozzarella à Chnouf avant de débarrasser la table. Il regagna la cuisine, rangea assiette et couverts dans le lave-vaisselle et se dirigea vers le salon après s’être servi un dernier verre de rosé. Il prit place dans le petit divan recouvert de fines couvertures aux motifs jaunes et orange, s’aménagea un nid entre les coussins écrus, posa son verre sur une table gigogne en rotin, et se plongea dans la lecture du second tome de l’œuvre de Jean M. Auel, Les Enfants de la Terre. Il avait adoré le premier volume de ce roman d’aventures préhistoriques, dévorait le second et se réjouissait de lire les suivants, ignorant encore, à ce stade de sa lecture, que l’auteur n’allait pas tarder à être la proie d’une crise de redondance qui ne la lâcherait pas avant la fin de la saga. Treize pages et neuf centilitres de rosé plus tard, il commença à piquer du nez. La journée d’activité physique au grand air et le vin combinaient leurs effets soporifiques. Il lutta un peu, s’obstina à relire plusieurs fois le même passage sans l’assimiler, et finit par céder au sommeil dans une bienheureuse capitulation. Il dormit suffisamment longtemps et profondément pour que son activité cérébrale atteigne le stade du rêve. Mais il n’y fut pas question de mammouths, d’ours des cavernes ou de rhinocéros laineux. Ni d’hommes de Neandertal ou de Cro-Magnon. Ni de la petite Ayla devenue adulte. Pas plus que de plants de légumes ou d’aromates. Il était debout, attaché à un poteau. Il sentait… non, pas « il ». Elle. Il était une femme. Elle sentait le garrot qui se resserrait autour de son cou. Elle n’éprouvait nulle rancune envers l’homme qui s’appliquait à l’étrangler, cet étranger venu expressément de Liège pour lui ôter la vie alors qu’il ne la connaissait point. Elle se surprit même à lui être reconnaissante de lui éviter de périr asphyxiée par la fumée s’échappant du bûcher, les poumons incapables de fournir le souffle nécessaire aux cris de douleur qu’elle voudrait pousser lorsque les flammes commenceraient à lui rôtir la peau. Elle pensa à ses parents, à sa vie avec eux et avec ses frères et sœurs, quand elle était petite. À ses enfants, à leur naissance, à son mari… Elle voulut respirer, mais l’air ne passait plus. Elle entrevit encore les gens qui la regardaient en poussant des cris de joie, de colère, de bêtise… Elle… — NON ! Il se redressa, regarda autour de lui, se passa une main sur la gorge. — p****n, quel rêve ! Il caressa la tête de Chnouf, qui s’était redressé en sursaut avant de venir poser son museau sur un des genoux de son maître. Il se leva et alla dans la cuisine se resservir un verre de rosé. Il allait finir par effectivement vider la bouteille, mais il sentait qu’il en aurait besoin s’il voulait arriver à dormir ce soir. Ce qu’il ressentait était totalement différent de ce que l’on peut éprouver habituellement après un cauchemar. Il n’avait pas rêvé qu’on l’étranglait, ni qu’il assistait à la strangulation d’une femme, mais bien qu’il était cette femme que l’on étranglait. Il avait ressenti sa crainte de souffrir, son mépris envers la foule, la sensation d’étouffement… C’était ça le pire, cette sensation d’étouffement, indolore mais insupportable, et puis quand même douloureuse finalement, quand le manque d’air devient tel qu’on a l’impression de… de… Il se leva brusquement, fonça à travers le salon, traversa le hall d’entrée, ouvrit la porte à toute volée et happa goulûment l’air nocturne. D’abord très vite, avant de s’efforcer de se calmer et de respirer profondément mais lentement. Quand il fut rassasié d’air frais, il referma la porte et retourna s’asseoir. Il prit son verre et avala une grosse gorgée. Le vin froid lui fit du bien. Il n’essaya pas de reprendre sa lecture pour se changer les idées. Il savait qu’il n’arriverait pas à se concentrer sur les aventures de la jeune femme de Cro-Magnon, si passionnantes fussent-elles. Il préféra essayer d’analyser pourquoi il se trouvait dans cet état, en s’efforçant de se remémorer le rêve avec le plus de détails possible. Il en évita soigneusement les derniers moments, beaucoup trop pénibles, et s’appliqua plutôt à en « visionner » le début. Il constata alors quelque chose qui le fit blêmir. Il est souvent difficile de reconstituer un songe dans son intégralité : c’est vague, diffus, décousu, incohérent… Celui-ci, par contre, était tout ce qu’il y a de plus clair, précis, cohérent, et réaliste, et il n’eut aucune peine à remonter jusqu’au début du rêve qu’il venait de faire. Et même au-delà. Aussi loin qu’il voulait, en fait. Il frissonna en comprenant ce qui se passait. Enfin, comprendre n’était peut-être pas le terme exact. C’était ahurissant. Et flippant aussi. Ce qui avait surgi dans son sommeil n’était pas un simple rêve. C’étaient des souvenirs. Les souvenirs de quelqu’un d’autre.
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