Chapitre Un
Dans le présent,
Au large de la côte de Yachats, Oregon :
Ross Galloway quitta le port à bord de son chalutier et s’engagea dans l’étroit bras de mer. Lorsqu’il fut sorti de la zone dans laquelle il était interdit de créer des remous, il poussa la manette des gaz en avant. Même à pleine vitesse, une heure minimum lui serait nécessaire pour se rendre à un bon endroit pour pêcher.
Il regarda le rivage et remarqua une femme assise sur la plage qui leva une main. Il ignorait si elle le saluait ou si elle protégeait simplement ses yeux de l’éblouissement du soleil. Il la reconnaissait ; c’était Ruth, la sœur de Mike Hallbrook. Depuis six mois, elle inondait la ville d’affiches de personne disparue, à la recherche de son frère.
La disparition de Mike avait presque scellé le destin de Ross en tant que tueur en série présumé. Seules la réapparition étrange de Mike, son affirmation selon laquelle Ross n’était pas un tueur et quelques photographies lui avaient évité de se retrouver dans le couloir de la mort. Ce n’était pas parce qu’il avait des antécédents avec la loi et qu’il connaissait toutes les personnes disparues qu’il était une sorte de tueur à la hache. Malheureusement, une fois qu’une rumeur était lancée, il était difficile d’y mettre fin.
— Elle pense probablement que je vais me débarrasser d’un autre corps, marmonna-t-il en se retournant pour regarder la mer à travers le pare-brise recouvert de taches de sel.
Il avait besoin de temps pour réfléchir. Ross détestait devoir l’admettre, mais ces derniers temps, il se sentait perdu. C’était un sentiment qui ne lui plaisait pas, d’autant plus qu’il n’était pas du genre à prendre la vie trop au sérieux.
Il tapota sa poche à la recherche de ses cigarettes avant de jurer doucement. Il avait choisi un sacré bon moment pour arrêter de fumer. S’il n’avait pas été seul sur son vieux bateau de pêche, il aurait peut-être envisagé de descendre deux bouteilles de bière, mais ce luxe allait devoir attendre qu’il revienne à quai.
Et il se contenterait de deux bières ; il avait trop peur de finir comme son paternel pour en boire plus. L’alcool avait d’étranges effets sur certaines personnes. Certains pouvaient en boire sans jamais rien ressentir. D’autres pouvaient finir sous la table après une seule bière. Et puis il y avait ceux qui devenaient plus affectueux quand ils étaient ivres. Ce genre de personnes, Ross pouvait les gérer, mais il n’aurait jamais traîné avec un autre ivrogne aussi v*****t que son père. Il secoua la tête et chassa son paternel de son esprit. Ce fils de p**e n’était pas mort assez tôt en ce qui le concernait. Que le diable s’occupe de lui maintenant.
Un peu plus d’une heure plus tard, il se dirigea avec précaution vers l’arrière de son chalutier. Il gardait la côte rocheuse dentelée à tribord et le magnifique océan Pacifique à bâbord. Il ne prit pas la peine de jeter l’ancre, car il avait prévu de faire de la pêche à la traîne. La première chose qu’il devait faire, cependant, c’était vérifier les filets pour s’assurer qu’ils n’étaient pas emmêlés. Il leva les yeux vers le gréement et décida qu’il serait bien de monter pour vérifier également les lignes.
L’une des lignes semblait entortillée sur elle-même. Il ne voulait surtout pas risquer qu’elle se prenne dans les filets lorsqu’il les remonterait. C’était une plaie à réparer, surtout si la mer devenait agitée, comme c’était souvent le cas aux moments les plus inopportuns.
Une demi-heure plus tard, il comprit enfin quel était le problème, répara l’enrouleur et désentortilla la ligne. S’accrochant à la corde, il regarda l’eau miroitante. Un temps pareil, clair et ensoleillé, ne durerait pas. Au milieu de l’après-midi, l’air froid et humide qui émanait de l’eau rencontrait la surface plus chaude de la terre et un brouillard se déroulait telle une épaisse couverture à travers laquelle il était presque impossible de voir.
Il prit une profonde inspiration, la retint pendant plusieurs secondes, puis expira. Sa nervosité n’avait rien de surprenant, compte tenu des récents événements. Les deux dernières années avaient été le théâtre d’une série de disparitions et la plupart des gens du coin l’avaient désigné le responsable le plus probable. Les gens pensaient qu’il était comme son paternel, et même pire.
Ross connaissait Mike Hallbrook, un inspecteur du département de police de Yachats, qui avait disparu six bons mois plus tôt. Ils avaient joué au billard et bu quelques bières au pub local en de rares occasions. La région n’offrait que peu de divertissements, à part la pêche et la randonnée.
Il connaissait même Carly Tate et Jenny Ackerly. Il était difficile de ne pas connaître tout le monde quand on avait passé sa vie dans une ville de la taille de Yachats. Il était même sorti avec Carly quelques fois.
Quelle erreur, bon sang, pensa-t-il en secouant la tête.
Carly devait être la femme la plus maladroite de la planète. Elle avait failli brûler son bateau et l’émasculer, tout cela dans la même journée. Il se sentait désolé pour les types qui s’approchaient un peu trop d’elle. Elle était gentille — et mignonne —, mais elle devait se présenter avec une police d’assurance décès et mutilation.
Ross renifla. Il était amusant de voir qu’être accusé du meurtre de trois personnes faisait pâle figure par rapport à tout ce qui se passait. Sa mère était décédée un mois plus tôt. Sa mort lui avait donné l’impression d’être dans un vide alors qu’il essayait de gérer son chagrin et toute la paperasse et les détails liés à sa succession. S’occuper de toutes les factures, rencontrer l’avocat et organiser son enterrement lui avait laissé peu de temps pour faire quoi que ce soit d’autre, même pêcher.
Si la mort de son dernier parent n’avait pas suffi à lui faire remettre en question sa vie, le fait de voir une véritable sirène avait eu cet effet. Pendant un moment, il laissa son esprit dériver vers ce jour étrange quelques mois seulement auparavant, un sourire en coin se dessinant sur ses lèvres face à l’ironie de la situation. Enfant, il n’avait jamais cru aux contes de fées, et voilà qu’à trente ans, il avait rencontré une créature mythique venue d’un autre monde. C’était comme dans un vieil épisode de La Quatrième Dimension, sauf que celle-ci n’avait pas de queue de poisson. Magna la sirène était une femme exotique, une femme avec des branchies.
Secouant la tête, il mit une main dans sa poche, par habitude, à la recherche d’un bonbon qui l’aiderait à réfréner son envie de fumer une cigarette. Il fronça les sourcils lorsqu’il sentit quelque chose en plus de la monnaie qu’il avait mise dans sa poche. Ses doigts se fermèrent autour de l’objet et il le sortit pour le regarder.
Un petit rire lui échappa. Ross doutait que la sirène l’aimât beaucoup, mais elle lui avait offert ce cadeau l’autre jour, au restaurant. C’était un coquillage qu’elle avait trouvé sur la table, identique à tous les autres, mais l’expression de son visage quand elle le lui avait tendu…
« Bonne chance pour ton voyage », lui avait-elle dit, et mon Dieu, que sa voix était obsédante, comme si elle avait connu la douleur, les épreuves et les tribulations de cent vies. Oui, ce n’était qu’un stupide coquillage, mais elle le lui avait donné, et cela lui faisait penser à elle et aux mystères qui l’entouraient. Il se demandait à quoi ressemblait son monde.
À peine cette pensée se forma-t-elle dans son esprit que le monde changea soudainement autour de lui. Ross secoua la tête pour faire disparaître le bourdonnement de ses oreilles et la corde qu’il tenait disparut brusquement. Les yeux écarquillés, il vacilla et chercha désespérément quelque chose pour se retenir lorsque le chalutier se balança comme si une vague scélérate l’avait frappé par en dessous. L’espace d’un bref instant, son corps resta en apesanteur avant de passer par-dessus bord. Son grand juron fut interrompu au moment où il atterrit dans l’eau glacée avant de couler comme s’il portait sa ceinture de plongée lestée autour de la taille.
Le poids de ses vêtements trempés accéléra sa descente dans les profondeurs. Il lutta, battant des jambes pour remonter, mais malgré l’énergie qu’il y mettait, il avait l’impression que ses pieds étaient pris dans du béton. Au-dessus de lui, il pouvait voir la coque de son bateau. Il tendit le bras et écarta les doigts, espérant que par un quelconque miracle, un câble de remorquage était tombé par-dessus bord. Alors qu’il regardait fixement la coque de son bateau, la pensée fugace qu’il devait la nettoyer et la peindre lui traversa l’esprit. Puis cette pensée inepte fut remplacée par une prise de conscience plus sérieuse : il était sur le point de rejoindre la liste de personnes disparues.
Seulement, personne ne se souciera de ma disparition. Ah, je ne veux pas mourir comme ça, bon sang, pensa Ross en se débattant, tandis qu’il s’enfonçait dans les ténèbres.