CDXXXIXe nuit
Nous venons de raconter ce qui arriva à Ali Tchélébi après l’indigne traitement que lui fit essuyer son épouse ; voyons maintenant ce que fit celle-ci. À peine eut-elle satisfait sa rage que sa colère s’apaisa ; elle se repentit de ce qu’elle venait de faire, et dit à la vieille, au bout de quelques jours, de tâcher de la raccommoder avec Ali Tchélébi :
« Vous voyez, dit alors la vieille, que j’avais raison de vous conseiller de ne pas le faire périr, mais seulement de lui faire donner quelques coups, et de le garder ici. Si vous aviez suivi exactement mes conseils, on pourrait vous raccommoder ; mais vous avez poussé le châtiment trop loin, et vous l’avez fait jeter dans la rue. Quel moyen maintenant de vous rapprocher ? Peut-être n’est-il pas encore guéri de ses plaies ; et quand il le serait, oserais-je me présenter devant lui ? Ce n’est pas un homme du commun, mais le fils du premier négociant de la ville ; il n’a commis véritablement aucun crime ; car enfin c’est vous qui lui avez tendu ce piège, et qui êtes cause qu’il vous a déplu : vous lui avez envoyé la femme qui faisait semblant de vouloir vendre une cassolette. Vous vouliez voir s’il l’accepterait pour un b****r, et vous aviez bien recommandé à la femme, dans le cas où il se laisserait embrasser, de vous en donner une preuve évidente. Elle a feint d’être violemment éprise de lui ; elle lui a fait un tableau touchant des maux que l’amour lui faisait endurer ; un b****r, un seul b****r pouvait la guérir. Ali ne pouvait soupçonner la ruse, la perfidie ; il ne voyait aucun mal à laisser prendre ce b****r, et ne devinait pas que cette action pût vous déplaire ; cédant à la pitié, et non à l’amour, il s’est laissé embrasser ; et la femme, pour vous prouver clairement qu’elle l’avait embrassé, lui a enlevé un petit morceau de la joue. C’était donc vous qui étiez la seule coupable, et malgré cela vous vouliez lui faire couper la tête, et vous l’avez fait presque périr sous les coups de vos esclaves. Je ne puis, après tout cela, me présenter devant lui, et il vous faut chercher quelque autre expédient. »
« Comment, ma bonne vieille, dit la jeune personne, toi qui as vu dans ta vie tant d’aventures semblables à celle-ci, et encore plus extraordinaires, tu ne peux me rendre aucun service ? Tu ne pourrais, par ton adresse et par tes discours, ramener l’esprit de ce jeune homme ? Allons, du courage : car je ne puis être heureuse dorénavant sans lui, et il faut absolument que tu nous réconcilies et que tu l’amènes ici. Je te ferai présent, si tu réussis, d’un bel habillement. »
La vieille refusa longtemps de se charger de cette commission ; enfin, elle sortit pour apprendre au moins des nouvelles. Oh lui dit d’abord qu’Ali Tchélébi était malade ; ensuite qu’il était fou, qu’on l’avait mis à l’hôpital ; enfin elle apprit qu’il avait repris son commerce, et qu’il était dans sa boutique.
La jeune personne, informée de cette nouvelle, pressa de nouveau la vieille, et avec tant d’instance, qu’elle consentit à faire quelque tentative. Dans ce dessein, elle sortit et s’arrêta devant la boutique d’Ali Tchélébi. Il la reconnut et s’avança vers elle : « Mon enfant, lui dit-elle, si j’ai à me reprocher de m’être mêlée de votre mariage, j’ai fait au moins ce que je devais en empêchant ma maîtresse de vous ôter la vie. Au reste, elle est au désespoir de ce qui s’est passé, et voudrait… »
« Je ne conserve aucun ressentiment contre elle, » dit Ali en l’interrompant. En même temps il fit signe à ceux qui étaient chez lui ; ils se jetèrent sur la vieille, et la conduisirent avec lui au palais du kalife. Le vizir Giafar, les voyant entrer, demanda quelle était cette affaire. Quand il eut appris qu’on amenait la vieille impliquée dans l’affaire d’Ali Tchélébi, il ordonna qu’on la fît paraître devant lui.
Dès que la vieille fut en présence de Giafar, il la reconnut et lui dit : « Quoi ! vous êtes attachée au service de ma fille, et vous vous mêlez de pareilles intrigues ! Quelle est la femme que ce jeune homme a épousée ? »
« C’est votre fille, » répondit la vieille. Giafar fut interdit ; mais voyant qu’il fallait absolument éclaircir cette affaire, pour en rendre compte au kalife, il demanda une seconde fois à la vieille : « Quelle est la femme que ce jeune homme a épousée ? – C’est votre fille, » lui répondit-elle.
Giafar alors, ayant ordonné qu’on les fit rester, alla trouver Haroun Alraschild, et lui dit : « Ali Tchélébi et la vieille sont là ; mais il me semble que la fille n’a rien fait que de juste : ce jeune homme était marié ; son épouse ne voulait point se séparer de lui, le gardait auprès d’elle, et il s’est laissé b****r la joue par une autre femme. Cela devait nécessairement déplaire à une personne jalouse, et méritait d’être puni : car les femmes ont des droits sur leurs, maris. »
« Quelle est enfin cette femme ? dit le kalife. – Hélas ! seigneur, répondit Giafar, c’est ma fille ! Tout cela s’est fait à mon insu. – Mais, reprit Haroun, puisque le cadi Gelaleddin a dressé le contrat, le mariage est bon : Ali est son époux, et il dépend de lui ou de la faire punir de mort, ou de lui pardonner. »
Aussitôt le kalife fit venir Ali Tchélébi, et lui demanda ce qu’il voulait faire : « Prince, répondit-il, je m’estimerai trop heureux si le vizir veut bien me reconnaître pour son gendre. – Allons, dit le kalife à Giafar, emmène ton gendre chez toi, et qu’en ma considération on ne lui b***e plus les yeux ; cette précaution est actuellement inutile. »
Giafar s’en retourna donc chez lui avec son gendre et la vieille. Sa fille, le voyant entrer, voulut se lever pour aller au-devant de lui ; mais les forces lui manquèrent, et elle retomba sur son sofa : « Qu’avez-vous fait ? lui dit son père. Vous vous êtes rendue coupable des derniers excès. Le Tout-Puissant l’a permis : je me soumets à ses décrets ; mais si j’avais été instruit de vos projets, j’aurais su les faire échouer. »
Giafar sortit ensuite, envoya chercher le cadi Gelaleddin, et lui dit : « Qui vous a donné ordre de dresser le contrat de mariage de ma fille ? – Seigneur, répondit Gelaleddin, je l’ai dressé d’après le billet que voici, et dont je vais vous faire lecture :
« Salut au cadi Gelaleddin. Je vous écris pour vous prier de vous « donner la peine de vous transporter chez moi, afin de dresser « mon contrat de mariage avec Ali Tchélébi, et de me servir de « procureur. Amenez avec vous des témoins pour signer l’acte de « procuration. Si vous consentez à ma demande, vous m’obligerez ; « sinon vous serez responsable des suites de votre refus, et s’il arrive quelque chose, le blâme en retombera sur vous. »
« Cette menace, continua le cadi après avoir lu le billet, fit impression sur mon esprit. Les femmes peuvent se porter à de fâcheuses extrémités : j’ai craint pour l’honneur du premier vizir ; je me suis donc rendu aux ordres de sa fille. J’ai vu compter la dot, et j’en ai fait mention ; enfin j’ai rédigé l’acte constatant que la jeune personne me donnait sa procuration, et j’ai dressé un contrat de mariage légal et authentique. Si vous eussiez été présent, vous n’auriez pu vous empêcher de m’ordonner d’accepter la procuration de votre fille, car elle était en âge de disposer d’elle-même ; et si elle n’était pas encore mariée, c’est que personne n’avait osé vous la demander en mariage. Mais Dieu vous a préservé d’un désagrément qui aurait été plus grand que celui que vous éprouvez aujourd’hui. Il n’y a dans l’acte aucun vice, aucun défaut qui puisse le faire annuler ; quoi qu’il en soit, vos bonnes grâces me sont plus chères que tout : vous pouvez, ou me pardonner, ou m’ôter la vie, si j’ai eu le malheur de vous déplaire. »
« Je rends justice à vos intentions, dit Giafar : vous avez fait tout pour le mieux. » Il pardonna ensuite à sa fille. Ali Tchélébi fut toujours soumis et complaisant près de son épouse, et rien n’altéra plus par la suite le bonheur dont ils jouirent l’un et l’autre.
Scheherazade termina ainsi l’histoire du jeune marchand de Bagdad et de la dame inconnue. Le sultan des Indes lui en ayant témoigné sa satisfaction, elle lui promit pour le lendemain un conte non moins joli, et Schahriar, content de cette promesse, se leva pour aller présider son conseil.